19.7.06

L'Odile.

Merde. L'Odile. S'agirait pas que je manque de parler d'elle, n'est-ce pas ? Que, sous couvert de préserver la discrétion de sa retraite, je perde sa trace dans le défilé des visages creusés par la stupeur, des épaules ployées sous le chagrin, des yeux trop secs d'avoir trop pleuré… Mais comment pourrais-je oublier la main qu'elle tendit, ou égarer la présence qu'elle offrit, pendant les jours de cet été où le ciel donna l'impression de n'être qu'un amas de cendres ?

L'Odile. Merde. Si je ne saurais, aujourd'hui, lui rendre l'hommage qu'elle mérite, je peux au moins tenter de vous dire qui elle est, le rôle qu'elle joua au moment où tout a basculé et, avec elle, le sens que je donne désormais au mot "amitié".

Alors voilà : pendant plus de trente ans, Odile Van den Houtt fut la meilleure amie de ma mère. A dix-huit ans, bac en poche, elles se sont rencontrées sur les bancs de l'école normale d'institutrices ; et pof, coup de foudre, ne se sont plus jamais quittées depuis – à la longue, elle était devenue comme une tante, pour moi. Chez qui j'allais dormir de temps en temps quand j'étais au lycée ; et chez qui je découvrais ébahie une autre vie de famille. Chaleureuse, débridée, rassurante aussi : chez elle, je pouvais parler de choses que, par maladresse ou timidité, je n'avais pas forcément envie d'aborder à la maison.

Mais d'abord, il faut imaginer des yeux bleu-vert comme la mer au pied du cap Gris-Nez, des cheveux frisés comme un champ de blé ballotté par le vent du nord, et une fine paire de lunettes dessinant sous son front un regard intense et attentionné ; il faut entendre, verbe haut et clope au bec, un accent prononcé qu'elle tenait d'un père belge, et ce drôle de tic de langage qui lui faisait ponctuer ses phrases d'un petit "Merde !" vif et sonore (vu le systématisme de la chose, je me demande comment elle faisait quand elle donnait la classe) ; sans omettre un rire communicatif et enroué qui fleurait bon son paquet de Gitanes filtre journalier.

Il faut voir, aussi, ses chemisiers aux cols en dentelle de Calais, ses souliers à lacets et sa veste de cuir ; sentir cette soif de vivre qui la portait, surtout hélas depuis la disparition de son mari ; goûter son absence de manières, son addiction maladive au café, un sucre sur la langue ; et sa passion démesurée et monomaniaque pour les bibelots. Dans son appartement, ses étagères en débordaient, au point qu'on eût juré que le facteur Cheval avait vécu là avant elle.

Inutile d'ajouter que, du point de vue des idées, l'Odile et ma mère partageaient la même ligne, et les mêmes indignations. Dès qu'elles étaient ensemble, vous obteniez un mélange détonnant – je dirais : quelque chose comme l'alliance de l'acier et du feu.

La vie parfois fit qu'elles furent affectées loin l'une de l'autre – mais jamais qu'elles cessèrent de s'appeler. Et plutôt deux fois qu'une ! A la maison, c'est vite devenu une blague. "Avec qui elle est, votre mère ?" demandait mon père quand il la voyait collée au combiné. Ben voyons Papa, lui répondait-on : avec l'Odile, bien sûr ! Comme deux adolescentes se confiant interminablement leurs émois, elles se téléphonaient pendant des heures ; tout leur faisait motif à se joindre. D'ailleurs, par un curieux mimétisme dialectique, les soirs où l'Odile appelait, grommelant qu'avant que ma mère raccroche il pouvait faire trois fois l'aller-retour jusqu'à Boulogne, mon père laissait discrètement échapper un "Merde !" qui voulait tout dire.

Prirent leur retraite en même temps ; dès lors, furent inséparables. Sortaient au bal. Ecumaient les marchés. S'appelaient. Arpentaient les grandes surfaces. S'appelaient. Faisaient la paire. S'appelaient. La cinquantaine alerte, deux gamines fringantes courant partout, toujours ensemble. Manifestations politiques ? La Denise et l'Odile. Dans les cortèges, pas de plus infatigables porteuses de pancartes qu'elles deux. Fermeture de classes, révision de la carte scolaire ? L'Odile et la Denise. Toujours prêtes à camper devant le rectorat ou l'inspection d'académie si nécessaire. Bandes de carnaval ? La Denise et l'Odile (qui tenait régulièrement chapelle, et offrait à la régalade ses succulentes endives au gratin).

Et mon père dans tout ça ? Philosophe. Bah. Ses réunions de son côté. Son parti. Sa classe. Et puis, je crois que ce qui emportait sa décision, c'est que Louloute l'aimait bien, notre Odile. Lors de nos repas dominicaux, quand elle nous rejoignait pour le café, fallait les voir jouer, ces deux-là. L'Odile y mettait tout son cœur, et je comprenais ça : quelque part en Isère, où elle avait suivi son joli professeur, sa fille Caroline venait d'accoucher d'un petit garçon, et c'est peu dire qu'il manquait à sa grand-mère. Une fois, je l'ai surprise en train d'expliquer certaines subtilités à ma fille.
– Moi, je suis ta deuxième mamie, elle lui disait. Mamie Odile !
– Mais j'en ai déjà deux des mamies ! répliquait Louloute, sans s'en laisser compter. Mamie Denise… et Mamie Jocelyne !
– Et qui c'est celle-là ? a demandé mon Odile, abruptement.
– Euh… C'est la mère de Franck, j'ai précisé, un rien gênée.
– Ah mais oui ! faisait-elle. Merde, j'l'avais oubliée celle-là !
– Odile ! j'ai grondé. Louloute, va jouer en haut, s'il te plaît !
– T'as raison, me disait l'Odile. Merde, j'oublie tout le temps !

Parfois, je m'interroge. Que sont mes amies devenues ? Mes amies du collège, mes copines de lycée, de fac, mes voisines de quartier, mes complices de vacances ? Oui, je sais. Je n'ai pas toujours fait ce qu'il fallait pour entretenir notre amitié, pas toujours accompli les efforts nécessaires, parfois même oublié de répondre à leurs lettres ; la vie passant, pas conservé le téléphone de leurs parents, jeté mes agendas sans noter leurs portables, écrasé leurs adresses mail sans y prêter garde. Parfois trop sauvage, parfois jalouse de mon indépendance, parfois qui sait pas intéressante : peut-être ne méritais-je tout bonnement pas qu'on s'attache à moi ? En tout cas, je n'aurai jamais eu d'amie comme ma mère avait l'Odile. Une amie fidèle, en convictions, en confidences, en bons moments, en moins bons, aussi. Une amie toujours là, toujours prête à, au cas où. Une amie à la vie, une amie à la mort.

Ce matin-là, quand je suis sortie de l'hôpital où on les avait amenés tous les deux, c'est dans ses bras à elle que je suis tombée. Elle était partie passer l'été chez sa fille, dans les Alpes, à plus de neuf cent kilomètres de là ; mais sitôt prévenue de l'accident elle avait roulé tout le soir et toute la nuit, seule au volant, sans prendre le temps de s'arrêter. Simplement pour être là. Même s'il n'y avait plus rien à faire.

C'est l'Odile qui nous aida à faire les papiers. Qui régla ces foutues formalités qui vous tombent dessus à ce moment-là, qui rédigea les lettres qu'il faut faire. Elle qui, plus tard, récupéra ce que nous avions vidé de la maison, et que nous ne voulions ni conserver ni nous débarrasser. C'est elle, surtout, qui prononça les mots après lesquels le rideau de la chapelle s'est refermé. Et qui mieux ?

Aujourd'hui, l'Odile est partie s'installer loin de Fort-Synthe ; après la mort de son amie, elle a rejoint sa fille, son gendre et ses petits enfants à la montagne. On s'écrit de temps à autre – pas beaucoup, je dois avouer. Des cartes de vœux où je lui donne des nouvelles de Louloute ; des cartes postales où elle me flèche les randonnées qu'elle fait (j'espère qu'elle a arrêté de fumer). Et des photos de sa collection de bibelots…

C'est drôle. Parfois, quand me remontent à la surface les souvenirs de cette période, c'est sa voix à elle que j'entends. Son rire éraillé et entraînant. Son accent chantant, comme une mélodie dans les tons graves. Son curieux sens de la ponctuation, également.

Et merde, tiens.




[photos Dunkerque (oct. 2005) : William Eggleston]

23 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Dommage que tu ne profites pas pluss d'Odile maintenant.

(j'emploie ici le verbe "profiter" dans le sens "profiter du soleil".)

19/7/06 5:26 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Punaise... Je suis épaté par ton écriture, par l'émotion qui en jaillit... Tu devrais songer à publier tes billets ; non ?

19/7/06 9:04 PM  
Blogger Delphine a écrit...

:) c'est beau l'amitie

19/7/06 10:14 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Certes... Mais un joli recueil, et tout, et tout, et tout... J'aime encore beaucoup, personnellement, le rapport au papier.
Idem quand je compose : je travail d'abord sur le papier musique, avec mon crayon et ma gomme ; et que tardivement sur pc avec les logiciels d'édition de partition...

19/7/06 10:33 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il y a aussi ce moment où Salieri prend la aprtition de la gran partita que l'on entend en même temps... Rien de compliqué : une pulsation anodine, un effet de syncope et là haut, perché, un hatbois... (ok, c'est pas tout a fait le texte... mais bon, tu vas retrouver !).
Par publier, j'entendais non en nombre ou fréquence, mais faire un livre de tes écrits si beaux... Obtenir un Goncourt et un Renaudot simultanéments, le prix France info des lecteurs, le livre de l'année des lectrices de Elle, le Femina essai... Tout la même année, une grande année, un première dans l'histoire de la littérature française. Enfin, un truc dans le genre quoi...

20/7/06 8:02 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ouf ! Tu continues cette belle histoire avec ‘’l’Odile‘’ Anitta .
Faut que je te dise , que lorsque j’ai lu dans ‘’Une autre brique dans le mur’’ :
«  Et pour finir, la dernière chose dont je voulais vous parler c'est la façon qu'avait mon père de faire la classe …  »
J’ai eu un coup au cœur pensant que tu allais écrire ailleurs .
Je t’adressais alors un commentaire , qui ne t’est pas parvenu , car à l’instant même où je cliquais sur envoie , la foudre est tombée une fois de plus sur le quartier me privant de ligne téléphonique .
N’avais - je donc pas vécu une situation semblable , il y a déjà deux ans avec Mesage ?
Souviens toi , lorsque je me suis fait bousculer par l’explosion dans la cuisine de mes voisins …
Je t’embrasse Anitta .

20/7/06 12:13 PM  
Blogger Gaëlle a écrit...

Merde elle est trop belle ton histoire. Ç'eût été trop dommage de ne pas nous la présenter, ton Odile haute en couleurs, toute de chaleur humaine, explosive à force d'être vivante. J'aime beaucoup ce bout de phrase : "sentir cette soif de vivre qui la portait, surtout hélas depuis la disparition de son mari." De la perte peut sourdre une soif de vivre encore plus farouche et déterminée, parfois. Je ne m'étonne pas que tu aies choisi les bras d'Odile pour t'effondrer, tu étais entre de bonnes mains. J'espère que tu ne perdras jamais tout à fait ce lien, il est précieux. A part ça, imagine toi que quand je peux, je commence mes matins dans un petit café près de chez moi, où devisent sans fin, tous les jours, une bande de copines qui ont la cinquantaine. Et c'est un RÉGAL. Je travaille, ou du moins je fais semblant (j'ai toujours du boulot de documentation pour un prochain livre, mais je sais que je vais me laisser distraire, c'est trop irrésistible), et j'écoute. Elles me séduisent, me font marrer. Je les envie terriblement. Je voudrais la même chose. Commencer mes journées en refaisant le monde avec une bande de copines, à la vie à la mort. Elles se connaissent depuis le bac à sable, elles ont partagé de grosses peines et de grandes joies, de franches rigolades. Est-ce que tu en es digne, dis-tu ? Je crois que ça tient à ce qu'on est prête à donner de part et d'autre. Il faut être au moins deux, déterminéees à tisser le lien, chaque jour, ou chaque semaine, pendant des années. Il faut le vouloir. On peut être déçu, comme en amour. J'ai toujours envié aussi le club d'écrivains où se retrouvaient Tolkien, A.S. Lewis et autres compères. Ou celui de Freud et ses copains. Les gens qui écrivent prisent la solitude, mais ont désespérément besoin de quelqu'un avec qui partager la vie qui déborde. Curieusement, avec mon blog, le tien, celui de quelques autres, il me semble tisser des liens, peu à peu. Tiendront-ils ? Que deviendront-ils ? je ne sais. Wait and see. En tout cas ces rendez-vous que je vis au jour le jour sont en eux-mêmes des cadeaux. Et j'aime beaucoup ton Odile.

20/7/06 12:14 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je crois bien que je l'ai vue l'Odile, avec son col en dentelle, ses lunettes fines et sa Gitane filtre. Si je savais j'aurais peut-être pu la dessiner. Et je l'ai entendue aussi...
Et si tu l'entends toi, c'est qu'elle ne doit pas être bien loin...

20/7/06 1:15 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Belle histoire, oui.
Ça donne la nostalgie d'une Odile...

20/7/06 5:25 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Merde ! Y a rien d'autre à dire…

20/7/06 10:03 PM  
Blogger leica lumix a écrit...

ha ben oui,merde de merde!tu me fais pleurer, c'est malin!d'ù tu sors cette façon si vraie d'écire?!! j'ai une idée!

21/7/06 12:08 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ma mémoire avait aussi oublié ce passage avec Consatnce. Moi je pensais à la rpemière rencontre de Salieri avec Mozart, à Vienne, quand Mozart ose (le vilain !) montrer son arrière train au Prince Archevêque, après la scène sous la table à laquelle le pieux mais médusé Salieri vient d'assister. L'ange deviendra démon... par jalousie. Voilà, quoi, c'est de ce passage là que je parlais !

21/7/06 8:57 AM  
Blogger Gaëlle a écrit...

Relisant tes commentaires je chope au vol une très intéressante conversation sur Mozart... ah, quel film !! Un de mes préférés ! Merci à Bra de l'avoir évoqué. Immédiatement je pense à Mozart exténué dictant son requiem, et aux notes résonnant dans la nuit pendant qu'on emporte son cercueil et l'enterre dans le coin des pauvres. C'est superbe et ça me déchire à chaque fois. Salieri est attachant aussi, en fait je l'ai toujours aimé aussi, même s'il a le mauvais rôle. Mais c'est si dur, parfois, d'être un médiocre laborieux et de côtoyer un génie.

21/7/06 1:08 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il est rare que je n'ai pas lu un de tes billets, Annita. Je t'imagine très bien en train d'écire : concentrée, émue, et te reprenant souvent afin de trouver la "petite musique" adéquate. Puis te mêlant aux commentateurs : moins par intérêt pour ce qu'ils disent que pour vérifier la justesse de ta musique.
Moi, je la trouve parfaite. Vraiment.

21/7/06 1:55 PM  
Blogger leica lumix a écrit...

je pensais que cette éducation que ton papa t'as donné,un peu rigide,avait surement laisser aussi des traces positives,tu y as gagnée cette façon d'écrire,il doit en être fier.voilà mon idée!

21/7/06 5:52 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je suis le futur mari de Maryse. Merci d'abord pour ton commentaire sur son blog. Mais je viens pour autre chose, qui peut sembler singulier. Je découvre ton blog et la qualité de son écriture. Or je suis en train d'écrire mon septième roman, et j'aimerais ouvrir le chap. 21 avec la reproducrion commenté par le personnage (Roger) de ce billet (ou d'un autre) en citant bien sur la source. Voila ma requête. J'attends ta réponse. Merci et encore bravo pour la qualité de ton écriture et la pertinence de ta pensée.
NAnou
del_planque@yahoo.fr
le blog de Maryse :
http://Douce59.canal-blog.com

21/7/06 6:07 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

le blog de maryse c'est :
http://douce59.canalblog.com
Fait trop chaud... j'ai mis un tiret en trop.
NAnou

21/7/06 6:22 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Oh l'Odile, mais comme je l'aime. Je la vois, je l'entends... C'était un beau cadeau de la vie cette amitié.

Ben pourquoi tu ne vas pas un peu randonner avec elle ? Merde alors, elle t'envoie même les plans...
Cela ne te manque pas sa collec de bibelots ? Faut aller voir sur place !

Merde, tu écris bien, hein !

22/7/06 4:28 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Pas besoin d'entraînement, tu sais bien que c'est l'amitié qui vous lie, je crois que te voir et papoter avec toi la rendrait heureuse... Oh excuse-moi, je me mêle de ce qui ne me regarde pas trop.
Mais c'est que j'ai eu un coup de coeur pour l'Odile...

23/7/06 10:25 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Difficile d'arriver en 27ème poussée de fièvre, et merde tiens. Quand tu iras voir Odile dans les Alpes (parce qu'on va réussir à te convaincre que ce serait trop bête de ne pas le faire) claque lui une bise de ma part, pour le bien qu'elle t'a fait ;-)

23/7/06 11:40 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ho merde ! C'est trop beau.
Merci pour ce bon moment de lecture et cette rencontre avec Odile et ta maman.

24/7/06 7:11 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tu écris comme Mozart... Les images et l'émotion jaillissent au rythme de tes mots...Je comprends que Nanou apprécie, lui qui aime tant écrire !

29/7/06 4:24 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

La chair de poule...Bises

30/7/06 10:39 AM  

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