30.7.06

Le Palais des autres jours.

Lisez sur mes lèvres : si vous pensez qu'à la maison tout ne fut que drame ou tragédie, cris et chuchotements, alors vous vous fichez le doigt dans l'œil, tout simplement. Ai-je assez dit les éclats de rire et les joies ordinaires, les bonheurs passagers et les surprises qui figurent en bonne place dans l'écrin de mes souvenirs ? Ai-je assez parlé de ces bisous et ces lectures du soir qui nous prémunirent, mes sœurs et moi, de mille terreurs nocturnes ? Ai-je raconté, au moins, ce matin de Noël où deux furies excitées comme des puces se précipitèrent pieds nus au pied du sapin pour y trouver le plus précieux cadeau qu'elles pouvaient escompter ? Bref, à cette heure où je m'apprête à en refermer doucement les battants, ai-je assez entrouvert pour vous les portes du Palais des autres jours ?

Ça s'est passé un de ces matins d'hiver où le vent semblait mangé par les fumées ; ce matin-là, ma sœur Béa s'est réveillée en criant. Et vous pouvez me faire confiance, ce n'étaient pas les piailleries habituelles d'une ado de quinze ans à qui il arrivait de simuler de temps en temps des crises de chuipabien pour sécher l'école (à la maison, comment dire ? Ce genre de comédie marchait moyen). Non, c'étaient de véritables gémissements, comme dans les films – en plus, on était déjà en vacances, je vois pas bien l'intérêt qu'elle aurait eu à.

Toujours est-il, après le petit déj', la pauvre émettait de tels râles et faisait de si horribles grimaces en se tenant le ventre à deux mains qu'il fallut bien appeler le médecin. Malheureusement, bien qu'il s'agisse d'un nouveau médecin, plutôt jeune et pas mal, qui remplaçait avantageusement ce bon vieil Eugène Willmott, ma sœur n'eût pas le temps de s'en réjouir : en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, notre beau docteur brun lui diagnostiqua une crise d'appendicite tout ce qu'il y avait de plus carabinée.

Et hop, ambulance dans la rue, et hop, petit brancard au pas de la porte, et hop, Béa à l'hôpital.

Je sais bien que ça vous paraîtra incroyable, mais à cette époque-là on n'hésitait pas à vous garder plusieurs jours à l'hôpital, juste histoire de s'assurer que vous en partiez en bonne santé (et encore plus fort : si vous disposiez d'une bonne mutuelle, vous étiez quasi entièrement remboursés). Aussi, quand mes parents en revinrent au bout d'une petite heure, ce fut pour faire la valise de ma sœur, oubliée dans la précipitation (la valise, pas ma sœur).

Je me souviens, c'était une drôle de petite valise, sûrement gagnée dans un concours ou récupérée dans un arbre de Noël à la noix. Une valise carrée comme un petit cube, aux coins garnis de cuir, presque un vanity quoi, dans laquelle ma mère glissa deux billets de cinq francs, au cas où.

Le soir, le repas fut un peu spécial, évidemment. On était inquiet, mais sans l'être vraiment tout à fait. On ne s'attarda pas à table, en tout cas. Toutefois, s'il y en a une qui n'a pas supporté l'absence de sa sœur le soir venu, c'est Christine ; pour elle, se retrouver sans Béatrice à la maison c'était comme faire du vélo avec une seule roulette à l'arrière : une perte d'équilibre familial, en sorte. A peine allongée sur son lit, elle s'est mise à hurler.

Disons-le tout net : un tsunami ravageant la Côte d'Opale n'aurait pas vu les secours arriver plus vite. Délaissant la réunion qui les occupait en bas (et y-en eût-il jamais de plus cruciale, je vous le demande ?), mon père et ma mère montèrent l'escalier à toute jambe pour la réconforter ; et que je te lise une petite histoire, et que je te fasse un câlin pour t'endormir, et que je te laisse allumée la lumière de la salle de bains… Mais rien n'y fit : n'avaient-ils pas sitôt tourné le dos que les cris perçants de leur chère fille adorée menaçaient de réveiller le quartier ?

Bon, et que voulez-vous ? Arriva ce qui devait arriver : l'aînée de la famille fut gentiment mise à contribution. On installa un matelas dans ma chambre, et je fus instamment priée de partager ce qui restait de la nuit avec l'Enfant-Roi. Et voilà comment, à seize ans passés, par un étrange voyage à rebrousse-temps, je m'endormis ce soir-là sous les bisous de ma mère et au son de la voix de mon père, bercée à mon tour par les fabuleux contes de la rue Broca…

(maintenant vous savez pourquoi j'ai conservé une âme d'enfant)

Le lendemain, dans la matinée on alla voir Béa ; et rassurez-vous, tout allait bien pour elle. L'opération s'était très bien passée, la nuit avait été bonne, et aucune complication ne semblait poindre à l'horizon. Au grand désespoir de ma mère, elle avait investi son argent de poche dans les derniers exemplaires d'OK Magazine et Podium et les lisait d'un œil, tout en thésaurisant dans son placard les chocolats et les bonbons que lui apportaient les infirmières se relayant à son chevet. Plus tard, quand on est partis, cette chipie m'a même adressé furtivement un petit clin d'œil.

En fin d'après-midi, lorsque mon père et moi sommes retournés la voir, comme par hasard nous sommes tombés sur deux de ses camarades à lui dans les couloirs ; et vite retrouvés à la cafétéria, au milieu d'une quinzaine d'autres – c'est au moment où la réunion a débuté que j'ai compris qu'il ne m'avait emmenée avec lui que pour y assister. Mais qu'importe : celles de la maison exceptées, c'était la première fois que je participais d'aussi près à une de ses réunions, et je le voyais avec intérêt prendre la parole, écouter, faire de grands gestes, et serrer des mains à n'en plus finir au fur et à mesure que d'autres nous rejoignaient.

A un moment, tout de même, un de ses collègues a remarqué ma présence. "Ma fille", a dit mon père, "La plus grande", il a ajouté, en posant sa main sur mon épaule. Alors, rouge de timidité et de plaisir je me suis rengorgée sur ma chaise, et je crois que pour dénicher une adolescente plus fière de son père que moi ce jour-là, vous auriez dû sérieusement éplucher le Bottin.

Voilà, ce sont des petits souvenirs de rien du tout, pas de quoi se retourner le soir dans son lit j'en suis sûre – des réminiscences qui vous éclairent aussi le bon côté des choses, j'espère. A deux jours de Noël, la sonnette de l'allée a joyeusement retenti dans l'entrée, et sans même prendre le temps d'enfiler nos mules Christine et moi avons dévalé l'escalier comme deux folles ; sur le seuil, encadrée par mes père et mère, se tenait Béatrice, la mine pâle et sa drôle de valise carrée à la main…




(photos Ellen Kooi)

13 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger leica lumix a écrit...

ces relations entres frères,soeurs etc, quand nous sommes petits, nous tapons deçu, nous jalousons, mais dés que l'un n'est pas là il nous manque!
en grandissant ses rapports deviennent très forts, moins d'engueulades et plus de complicitée, c'est ce qui c'est passé avec mon grand frère, c'est mon modèle, un de mes meilleurs amis en quelque sorte.
je me regale, comme à chaque fois, de te lire :)

30/7/06 6:16 PM  
Blogger Dam a écrit...

ces mots posés ici et là me parlent particulièrement aujourd'hui . Ma petite béa existe et je pense à elle ce soir. Merci pour ce texte touchant.

30/7/06 10:33 PM  
Blogger Brigetoun a écrit...

ah les fratries - et qui se retrouvent périodiquement unies avec leurs différences que la vie a accentuée - et malgré parfois les divergences dans les souvenirs

31/7/06 12:30 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'aime bien le récit de ces petites ambiances familiales, et je comprends le "fonctionnement" de la famille. Elle a mis de l'ambiance pour Noël Béa la coquine !
Malgré tout, qu'il pleuve ou qu'il vente, ou qu'une de vous soit à l'hosto, une chose ne change pas : les réunions doivent avoir lieu ! Eh ben...

Je t'embrasse. (Pour le son je n'ai pas avancé, cerveau trop lent en ce moment).

31/7/06 12:37 AM  
Blogger Delphine a écrit...

Oh la belle vie la vie!

petit pincement au coeur...Un frere en Europe, un frere en Afrique, et moi en Amerique, quelle est grande la planete tout a coup!

31/7/06 3:51 AM  
Blogger Gaëlle a écrit...

Encore un texte superbe. Non seulement on partage tes souvenirs comme si on y était (et on y est, l'espace de la lecture... ah, les contes de la rue Broca, l'appendicite qui débarque sans crier gare, le remue ménage, et même la façon de sécher l'école en faisant genre je suis à l'article de la mort... j'ai aussi vécu ça ! Et ma famille était assez nombreuse, et j'étais l'aînée : pas que des privilèges...), mais en plus c'est vraiment très bien écrit, c'est ciselé, c'est la juste expression au moment juste, le bon mot précisément, l'humour et l'émotion au bout des doigts pianotant sur ton clavier... j'aime BEAUCOUP ton écriture Annita. J'aime le fond et la forme. Tu es un écrivain. Un vrai. Le sais-tu seulement ? C'est un tel cadeau de nous donner tout ça. Un jour j'espère que je lirai des livres avec ton nom dessus. Tu me parais faite pour ça, et j'irai demander ton dernier livre, et je l'offrirai à mes amis. Voilà. Je pars en vacances, je ne sais pas si tu pars, si tu es déjà partie, mais dès que je pourrai je reviendrai chez toi ! Je t'embrasse, à très bientôt et merci encore.

1/8/06 6:53 PM  
Blogger Gaëlle a écrit...

Zut j'ai oublié de parler des photos : magnifiques. Elles me touchent particulièrement, celles-là, pourquoi, je ne sais pas ! Je les trouve très belles, et parfaitement assorties au texte, y ajoutant une note poétique, grave et légère à la fois. L'enfance y galope aussi.

1/8/06 6:55 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Même qu'on irait chercher la corde chez le droguiste pour s'y pendre, à tes lèvres. ,)

2/8/06 7:55 AM  
Blogger Gaëlle a écrit...

Tu est trop modeste et tu devrais accorder au moins un tout petit peu de confiance à mon jugement de lectrice. Si si ! Quand je suis mitigée, je ne dis rien, et il est rare que je sois si emballée par une écriture. Voilà. Ce n'est pas grave d'être modeste, c'est même un atout énorme de douter : moi je doute sans cesse de mon travail au point que mon mari est un saint de me supporter au quotidien. Le doute, la remise en question permanente, la lucidité, évitent de devenir vaniteux, ce qui stoppe net un cheminement et ne mène à rien de bon. Mais il faut aussi être conscient de ce qu'on vaut. Et ce que tu écris a une grande valeur. Foi de lectrice, et de scribouillarde. Bises et à bientôt !

2/8/06 11:04 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bien sûr que non que tu ne donnes pas dans le misérabilisme. Toi alors !
Et pi, tiens voilà ce que j'en pense de ton post :
:-)

Je ne sais pas si tu seras d'accord, mais je trouve que dans la vie, il y a les "grands évènements" qui du jour au lendemain peuvent chambouler une vie.
Mais que ce sont tous les "petits évènements", ceux qu'on redécouvre parfois par hasard, ou parfois avec beaucoup d'effort en les cherchant obstinément, qui nous fabriquent plus sûrement qu'autre chose.
Ce sont peut être bien toutes ces petites choses qui font la façon dont on traverse les grandes.

3/8/06 6:25 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Que dire de plus Anitta ?
Oui tu as un réel talent d'écriture et si ta prose venait à être imprimée sur du vrai papier (et non celui de mon epson stylus ne compte pas) donc disons le clairement, pour se transformer en LIVRE, je serais une des premières à aller en acheter un stock et à les offrir à ceux que j'aime...

PS : je ne voudrais pas attendre trop longtemps non plus, mes parents se font vieux.

PS2 : bonne idée les "traitements (à suivre")" je refais une cure d'été

je t'embrasse de mes 2 bras

4/8/06 4:13 PM  
Blogger tirui a écrit...

famille nombreuse, famille heureuse, anitta
ça fait regretter que personne n'ait eu d'appendicite dans ma famille ;-)

(content de voir que même si je suis en retard pour cause de vacances très prolongées, tu n'as pas encore bloqué les commentaires sur ce billet)

8/8/06 9:39 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

La rareté des manifestations fait leurs importances dans nos souvenirs.

Lorsque ma soeur a eu l'appendicite, nous avons annulé la semaine de vacances. C'était le jour du départ.
Je ne me rappelle pas lui en avoir voulu.

8/8/06 6:45 PM  

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