2.5.05

A la campagne.

Ce qu'il y avait de bien, dans nos week-ends à la ferme, c'est qu'on ne perdait jamais beaucoup de temps à rompre la glace avec tous ceux qui composaient la faune étrange de nos fins de semaine. Au milieu des poules et des cochons, à des kilomètres de toute forme avancée de civilisation, on était assez rapidement mis dans le bain.

Même si, je l'avoue, l'alcool contribuait pas mal à l'ambiance, c'est quand même surtout la musique qui rapprochait les âmes. Là-bas, si vous aimiez les rythmes enlevés et la bière sans faux col, c'est incroyable le nombre d'amis que vous pouviez vous faire juste en l'espace d'une chanson.

D'abord, empruntez ce chemin dissimulé sous les bosquets qui ondule au milieu des champs ; dépassez ce plateau désert et pelé, balayé par les vents, et laissez sur votre droite le chuchotis de ce cours d'eau que par emphase on appelle ici la rivière ; continuez comme ça un kilomètre ou deux, et voilà, vous y êtes ; bienvenue à la ferme. Bienvenue à Trouduculdumondeland !

Ici, un vieux bâtiment tout en longueur, fait d'une grande pièce, d'une chambre étroite et d'une sorte de garde-manger ; là, une vaste étable en ruines – où se déroulaient nos soirées ; derrière, une autre étable, entièrement refaite à neuf, dans laquelle une douzaine de vaches élevées au bon air de la campagne trouvaient refuge à la nuit tombée ; plus loin, une autre ferme, plus moderne, avec porcs, poules et moutons – les pauvres ; la fumée de nos barbecues devait drôlement leur chatouiller les narines.

L'été qui suivit, Franck et moi avons dormi là-bas chaque week-end ; je ne pouvais décemment pas l'accueillir dans le studio que me louaient mes ex-futurs beaux-parents, et lui vivait encore chez les siens ; la ferme constitua donc notre premier nid d'amour. Et qu'est-ce qu'il était choucard, notre nid !

Tiens, je me souviens encore de notre arrivée sur les lieux : dans un nuage de poussière et sous une nuée de klaxons, accueillis par une tribu dépenaillée d'indigènes sympathiques… A côté de nous, Cléopâtre entrant dans Rome avec ses éléphants et ses danseuses, c'était que dalle.

Gentiment prêté par un chef d'unité, le camion bleu était chargé de victuailles, de bouteilles et d'un fatras de toiles de tentes, sacs de couchage et couvertures. Est-il nécessaire de préciser que, même en été, dormir là-haut s'apparentait à une expédition Annapurna premier 8000 ? La nuit, même avec le poële poussé au maximum dans la pièce d'à côté, sortir du lit était un réel supplice – sans compter que rejoindre, les soirs sans lune, la cabane au fond du jardin ressemblait à un gymkhana entre les fous qui dormaient dehors et les bouses de vaches. Et au matin, c'est tout juste s'il ne fallait pas briser la glace au puits pour se débarbouiller…

Le week-end, l'espace se transformait en cité internationale, en camp de réfugiés, en aire de repos pour gens du voyage fatigués : il n'était pas rare alors de s'y retrouver à plus de trente, Algériens, Français, Belges, Italiens, Corses, Polonais ; c'était moitié-fête de la Liberté, avec cortège d'électriciens, de soudeurs, de chômeurs, et moitié-festival libertaire, avec glandeurs, étudiants et fumeurs ; le tout composait un beau concentré d'humanité ; garçons et filles dont les yeux lançaient des éclairs quand ils arrivaient en posant le rosé sur la table. Souvent je me demande, n'a-t-il donc manqué que Lizard et Luc pour qu'on fonde une communauté ?

C'est à la ferme que, entre autres choses, j'ai parfait mon éducation musicale ; j'étais d'avance nulle sur le sujet je l'admets (Christine se chargerait de tout reprendre à zéro quelques années plus tard) et Béa plus encore que moi : seulement elle, elle dansait, oubliez pas. Aussi, après que les frères de Thierry aient démontré à nouveau leur virtuosité, les cassettes se mettaient à fumer dans la sono. Tous les groupes des années 80, jusqu'aux plus improbables, j'ai dû entendre au moins une fois leur nom…

Il se trouve néanmoins que malgré mon inculture je jouissais parmi nos zombies d'un certain prestige : n'étais-je point celle qui, à l'heure du repas, sortait son petit accordéon diatonique pour signifier, en multipliant les pains, qu'il était temps de se mettre à table ? Et surtout, n'étais-je point celle qui, un an avant sa mort, avait vu sur scène le grand Bob himself ?

C'est sans conteste une des plus belles périodes de ma vie ; jeunes et insouciants, un poncho sur l'épaule, on refaisait le monde autour d'un whysky, d'une bonne soupe, de quelques cigarettes, à la lueur d'une bougie ou d'une lampe-torche. Des amis, je veux dire : de vrais amis, on s'en faisait à chaque occasion ; chaque fête nous en apportait de nouveaux, venus d'endroits de la Terre qu'on n'imaginait pas ; il se trouve que la drogue, le sida et les accidents de la vie allaient en faucher la plupart, au point que j'ai quelquefois l'impression qu'au lieu de vivre, Franck, Thierry, moi et quelques autres leur avons surtout survécu.

Ouais – c'était une sacrée bonne période, la vie était un poker et les as sortaient tout seuls de notre jeu. Ok, ce n'est sûrement pas vrai, j'exagère un peu sans doute, mais il me semble qu'on a fait la fête chaque samedi ou presque, cet été-là. Et mon estomac, ment-il quand il me dit qu'on a bu des hectolitres de bière, ingurgité des tonnes de merguez et grignoté des semi-remorques de chips…?

Ce que je préférais toutefois, c'était la mollesse des dimanches soirs, le dernier repas qu'on s'accordait lui et moi avant de rentrer. Parfois, la caravane repartie, on sortait le matelas de la chambre à coucher et on s'étendait dehors une dernière fois en attendant que le soleil se couche… Et on avait de la chance si on finissait pas par attraper une bonne crève.

On se pelotonnait sous l'énorme édredon de plumes de canard qui était visiblement là depuis la construction de la bâtisse ; à cette époque, comment dire ? J'aurais voulu le garnir des plumes d'un oiseau du Mexique que Franck eût été me les arracher à cloche-pieds sur le champ. Bon, aujourd'hui il ronchonne un peu quand je lui demande d'aller chercher mes cigarettes, mais c'est sûrement parce qu'il a toujours été soucieux de ma santé, non ?

Toujours est-il qu'un soir de septembre, un soir où la musique sifflait fort comme d'habitude, Vincent a redébarqué parmi nous. Bon, on était tous très loin de s'en douter, et puis peut-être qu'on avait un coup dans l'aile pourquoi pas, mais c'est de son retour que date le début de la fin. Ouais, la petite fête était terminée, c'était fini de rire pour toujours, et Béa et moi, on dansait autour du feu comme deux imbéciles.

Deux princesses vaudou.




(photos X)

7 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Vé la pitchoune, ta campagne, ce n'était pas la même que celle de merlin !

2/5/05 9:37 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ben, avec un ballon de foot, tes we sont les mêmes que les miens !

2/5/05 10:56 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

'quand y'a plus rien que l'bruit du frigo...'

2/5/05 1:21 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

La campagne, la Mano, la bière et les potos... ça me fait reviendre plein de souvenances ça... ;))

4/5/05 12:27 PM  
Blogger Ally a écrit...

De la bière, des merguez...Et le cannabis il est où ?! lol.

6/5/05 12:47 AM  
Blogger Girl in a Throttle a écrit...

Wow! Super dernière phrase (le reste aussi, et les autres que tu écris - me laisse toujours un sourire au coeur).

6/5/05 2:55 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ma ma ma mano negra...
J'aimais mieux cette période là que l'actuelle. quand j'écoute ses disque, je me demande si lui aussi...

Je me rappelle hurler dans la voiture « Je peux très bien me pas assez de toi » sur l'autoroute. Et ça me faisais du bien.

J'étais en pleine dépression.

Blues

10/5/05 11:50 AM  

<< Home