22.9.05

Trois sœurs.

Si vous tenez absolument à tout savoir, alors notez que, dans cette sarabande où s'exaltèrent, deux ans durant, l'extravagance, la folie douce, une certaine forme de grâce (souvent puérile j'en conviens) et de poésie (pas toujours académique je l'avoue) et, hélas, d'ennui aussi parfois – dans ces moments où la Terre ne tournait pas aussi rond que nous –, Béatrice n'a jamais cessé de nous manquer ; à chaque minute, à chaque seconde, par tous les pores de la peau.

C'était comme une fulgurance qui nous saisissait Christine et moi, des feuilles de thé jetées dans l'eau frémissante et infusant chacune de nos pensées, chacun de nos gestes ; à la manière d'un murmure sourd et continu, d'une plainte diffuse et indicible, qui s'instillait en nous sans qu'on ait besoin d'en parler ; je crois ne pas exagérer en affirmant qu'il n'y eût pas un seul instant où Béa ne fût à nos côtés, de la soirée au Kursaal (sans conteste notre plus glorieux fait d'armes, celui qui parvient toujours à nous arracher un sourire presque dix ans plus tard) jusqu'à de plus insignifiants épisodes – quand je mettais la table par exemple, et me retrouvais avec une assiette en plus dans les mains…

Plus récente, la perte de nos parents était aussi cruelle, mais elle se situait dans un autre registre, et tant pis si je vous choque en disant ça ; si leur disparition était après tout inscrite dans l'ordre normal des choses, la brutalité même de cette disparition nous laissait encore, vingt mois après, au stade de l'hébétude. Enfin, on s'imaginait moins bien se déguiser avec eux à Carnaval, et faire en leur compagnie toutes les bêtises qu'on a faites – en vérité, toutes les bêtises qu'on a faites, je crois qu'on se serait cachées d'eux pour les faire. Quand Béatrice, c'est certain, eût pris notre sillage le cœur au bord des lèvres et, qui sait, nous eût entraînées à sa suite dans de plus fols délires…

Aussi incongru qu'il paraisse, j'espérais qu'elle pouvait nous voir là où elle était, et moi qui ne croyait plus en rien je me surprenais à prier pour ça ; si plus d'une fois j'ai forcé ma nature et me suis obligée, au mépris des conventions, à faire la pitre et monter sur des estrades raconter des blagues salaces devant des assemblées loin d'être conquises, c'était pour faire l'imbécile comme Christine, bien sûr, mais c'était aussi pour Béa ; pour lui montrer, peut-être, de quoi j'étais capable.

Ma sœur était nettement plus prosaïque.
– De quoi t'es capable, de quoi t'es capable, elle grommelait, en secouant son torchon. Mais t'es surtout capable d'être en vie, toi ! Elle a manqué de courage, et toi tu voudrais lui montrer que t'en as ? Et si tu pensais d'abord à vivre ta propre vie ? T'es trop naïve ma pauvre fille… Encore une fois, bordel !
– Non, non, je répondais, en rinçant les verres. D'abord je ne suis pas ta pauvre fille, je suis ta grande sœur et tu me dois le respect ; ensuite…
Même si l'idée du suicide avait fini par s'imposer, chassant la thèse de l'accident à laquelle s'était accroché jusqu'au bout mon père, ou d'une replongée dans l'enfer effectuée à brassées trop avides, je ne ressentais pas ce besoin qu'elle éprouvait de l'accabler.
– Ensuite, de quel manque de courage tu parles ? je poursuivais en réglant l'eau chaude. Si on avait été une famille africaine, à Dakar ou à Lomé…
– Si on avait été une famille africaine, me coupait-elle, Béa ne se serait jamais suicidée !
– N'importe quoi ! je répondais. Ce que tu viens de dire, ce sont des préjugés racistes.
Dans ces coups de temps-là, elle partait toujours au quart de tour.
– Moi, raciste ? s'énervait-elle. Dis, qui c'est qui est allée faire la classe aux indiens du Mexique ? Toi, peut-être ?
– Oh, je t'en prie ! je lui faisais. T'es restée deux jours au Chiapas, et après tu t'es fait virer ! Tu parles d'une aventure !
– Une semaine ! elle répondait, faussement indignée. Je suis restée une semaine ! A me cacher dans les églises, les écoles, ou chez les gens ! A trembler de peur du matin au soir… Quand les flics m'ont arrêtée, j'ai eu la trouille de ma vie !
Un temps, et puis :
– De toute façon je ne te parle pas du Chiapas, mais du Yucatán, je te ferai remarquer, me faisait-elle remarquer.
Lui passant une assiette, je repartais de plus belle.
– Quoi, Cancun ? La ville calculée sur ordinateur ? Construite par les Américains, pour les Américains ? Ah, la belle affaire ! T'es sûre qu'ils s'appelaient pas John ou Mary, tes petits indiens ? Au fait, t'étais payée en dollars ou en traveller-chèques ?
Et je lui vidais le fond d'un verre sur les cheveux. Elle se jetait sur moi.
– Arrête ! la menaçais-je d'une casserole remplie d'eau. Arrête, ou je te la jette dessus !
On chahutait, parfois ça dégénérait, on ressortait de la cuisine plus trempées que des endives en chiffonnade.
– Pfff ! soufflait-elle en s'essuyant le visage avec un sopalin. De toute façon, je comprendrai jamais pourquoi vous avez acheté un lave-vaisselle, elle s'interrogeait, pensive. La vaisselle, c'est bien plus marrant de la faire à la main !
– Ouais, ben si t'avais pas insisté pour qu'on la fasse, lui indiquais-je en lui donnant un faitout à essuyer, il serait en train de tourner, là ! Et pis, c'est vrai que les semaines de vaisselle, tu n'as pas connu ça, toi, dans ta jeunesse !
– Oui, oh… Pas de quoi être traumatisée, quand même !
– Chante, beau rossignol, je rétorquais. J'aurais aimé t'y voir…
Elle m'arrachait le faitout des mains, et faisait une grimace.
– Ça t'ennuie si j'enlève Scorpions ? Ça me gonfle, c'te musique ! Moi je trouve que les Allemands ne sont pas doués pour le rock. Ça doit être une question de gènes…
Et sans attendre ma réponse elle partait en sifflotant.
– Raciste ! je lui criais.

Mais même terminées sur le ton de la plaisanterie, ces discussions me mettaient mal à l'aise ; pendant longtemps le mot suicide a été banni de mon vocabulaire, aujourd'hui encore ça me démonte quand je tombe dessus par hasard. Alors, en parler… La vaisselle terminée, on s'installait sur le clic-clac et on feuilletait les albums.
– La vérité, disait Christine, c'est que tu ne veux pas voir la réalité en face.

On tournait des pages d'où s'échappaient certains fantômes qui finissaient par nous rattraper ; tôt ou tard, une larme coulait sur nos joues, plus tard Franck nous retrouverait ainsi, collées l'une à l'autre, le regard dans le vague.

Vers la fin le temps s'est mis à changer. Le vent se levait, charriant des odeurs pas toujours agréables ; le ciel prenait des contours plus ténus, la pluie se mettait à tomber sans prévenir, un crachin frêle qui virait vite à l'averse : alors que l'été n'était qu'à quelques encablures, un temps de Toussaint avait pris ses quartiers sur le port. Le samedi, entre deux ondées, l'après-midi on abandonnait Franck à ses copains et on allait se promener le long de la plage. Louloute sur le bitume, à faire du vélo, Christine et moi sur le sable, à deviser de tout et de n'importe quoi ; parfois, Christine me demandait de lui préciser une anecdote, et sans me faire prier je lui racontais les week-ends à la ferme, les concerts de musique, les ballades, le peinturluchonneur, Vincent, ou – plus rarement – les circonstances dans lesquelles j'avais trouvé Béa chez Thierry, ce fameux jour ; contrairement à ce qu'on pourrait penser, hors ce dernier point, je prenais du plaisir à lui raconter ces histoires, je retrouvais un détail oublié, une expression sur un visage, un mot ou une phrase prononcée dans le feu de l'action, je me passionnais pour ça, j'exhumais mes souvenirs avec délectation, j'interprétais tous les personnages, je retrouvais même les paroles que Béa et moi avions échangées lors de la nuit que nous avions passée avec ce disque du Velvet Underground ; parfois je lui parlais pendant plus d'une demi-heure, et elle m'écoutait sans dire un mot ni me lancer une vanne, je ne sais pas si vous réalisez l'exploit ; souvent, à l'issue de mon récit, il me semblait que si je m'étais retournée, ce ne sont pas deux mais trois empreintes de pas que j'aurais vues dessinées sur le sable, derrière nous. En même temps, j'osais croire que parmi les mouettes qui défiaient les bourrasques il se trouvait une part de son âme qui nous observait, vérifiait que je ne racontais pas de bêtises et peut-être veillait sur nous ; ou que cette vague plus forte que les autres, là-bas, ou que cet énorme nuage noir qui approchait, étaient des manifestations, des signes qu'elle nous envoyait ; même si je ne crois guère au destin, ou en Dieu. A douze-treize ans, contre l'avis farouche de mon père, et à l'issue d'une bagarre à côté de laquelle Hernani faisait figure de broutille, Béa et moi avions fait notre communion solennelle (un jour de colère, peu avant de quitter la maison pour toujours, j'avais réduit en miettes toutes les photos de l'événement). Ce fut ma première défaite face au conformisme (heureusement, plus mûre devant ces choses-là, ou moins ferme face au Father, Christine échapperait au ridicule de la cérémonie). Trente ans plus tard l'idée de religion me met en transes, si vous me demandez poliment je peux respecter vos croyances mais si vous êtes vraiment poli alors laissez-moi tranquille ; Dieu merci, Louloute ne fait pas partie du troupeau – même si elle m'énerve passablement avec ce crucifix qu'elle porte quelquefois en médaillon ; plus qu'en un dieu, je veux seulement croire que depuis l'au-delà ceux qui sont partis peuvent en se retournant jeter un regard bienveillant sur ceux qu'ils ont aimés, et tant pis si vous me traitez de naïve…

Avant de repartir, on s'arrêtait boire un coup sur la digue, sous la bâche détrempée d'une brasserie je regardais Louloute faire du VTT (475 Francs chez Décathlon, une affaire) ; aussitôt Christine sortait lui montrer comment faire des dérapages, elle s'était mise en tête de lui apprendre à faire du skate aussi ; ma sœur était une vraie casse-cou, et ma fille suivait sa route, elle non plus n'avait pas peur. Je serrais les dents en feuilletant un vieux journal, et je les regardais faire leurs loopings en sirotant mon Cacolac.


Oui, nous avons passé ces deux ans côte à côte toutes les deux ma sœur et moi, et pendant tout ce temps nous n'avons jamais cessé d'être trois.




(photos X)

9 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

c'est pas sur ce post que je vais reussir enfin un commentaire interessant.
alors, si tu le permets, je te souhaite bon courage et te fais un bisou.

22/9/05 9:07 PM  
Blogger tirui a écrit...

tes merveilleuses histoires, anitta, sont encore plus merveilleuses d'être vraies.
Enfin celle-là elle est vraie, n'est-ce pas ??
(des fois tu nous roules dans la farine avec un tel talent et un tel aplomb que je finis par douter de tout).
bisous aussi.

23/9/05 12:14 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

je ne t'imaginais pas boire du cacolac... pour le reste, je l'imaginais et t'embrasse. (Si ça, ce n'est pas du sens de la mesure, je ne m'y connais pas).

23/9/05 12:24 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

A te lire les larmes coulent, moi qui n'ai jamais eu de soeur, je ressens si fort ce que tu écris...

Je t'embrasse.

23/9/05 9:20 AM  
Blogger Ally a écrit...

Comme j'aime pas commenter les parties tristes, j'ai une seule question : elle s'est rien cassé en faisant du skate Louloute ? :D

23/9/05 9:57 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

D'un autre côté, c'est plus difficile de se chamailler à l'intérieur d'un lave-vaisselle que devant un évier.

J'aime à penser que si je fais certaines choses aujourd'hui, si ma vie a pris telle ou telle direction un autre jour, c'est uniquement grace à ces êtres chers qui sont partis.

Je crois d'ailleurs que c'est une réalité.
C'est important pour se souvenir qu'on est rien sans les autres autour de nous.

Grosses Bises

23/9/05 10:14 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

touchée

trés touchée

on a beau dire on a beau faire , nos disparus ne le sont jamais vraiment

et c'est tant mieux

je ne veux pas oublier par ils ont été ils sont et seront toujours

je t'embrasse fort

23/9/05 11:30 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Anitta, tu écris si bien que tu parviens à exprimer ce que j'ignorais même pouvoir ressentir. J'étais la petite soeur, je suis devenue la grande quand la mienne s'est envolée. Le ciel est clair ce soir, et grâce à toi je vais passer un long moment à le regarder.Merci, mille fois Anitta, oui merci.

23/9/05 9:11 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est long un deuil. Deux ans ne sont pas de trop...
Moi je dis que les morts, ils restent vivants dans nos cœurs.

4/10/05 11:38 AM  

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