28.12.05

Dès que le vent s'arrêtera.

De cette enfance-ennui il est néanmoins des bribes de souvenirs qui surnagent, à la façon de frêles chaloupes ballottées par les flots d'une mer agitée ; pas les souvenirs parmi les plus heureux je dois dire, plutôt la naissance d'un ressentiment persistant, l'avènement d'une colère sourde, des petites chaloupes chargées de rancœur se heurtant sur un sentiment de culpabilité aussi prééminent qu'une côte rocheuse déchiquetée par les courants, sur laquelle se brisent les esquifs trop fragiles et se rompent les amarres, même les plus solidement nouées.

Je ne veux pas m'exonérer de toute responsabilité loin de là, mais disons que question caractère nous étions à peu près tous trempés dans le même moule, et qu'en quelque sorte nos polarités intimes étaient toutes du même signe ; dès lors, pas besoin d'être très calé en électricité pour comprendre que, même si les câlins, bisous et marques d'affection furent, en nombre et qualité, bien supérieurs aux toutouilles et autres punitions, notre petit cercle ne constitua pas tous les jours ce qu'on appelle une famille aimante…

Même si le moment n'est pas encore venu de parler de lui, je dois préciser que, pour cet enfant de la République qu'était mon père, j'étais l'aînée de la famille et je ne pouvais que réussir ; n'avais-je point les bons livres à portée de la main, ne m'emmenait-on pas au cinéma, au solfège, à la danse si je le voulais (je ne le voulais pas), n'abordions-nous pas les sujets les plus culturels à table, mieux : ne s'ébaubissait-on pas alors, pendant les réunions militantes qui s'installaient dans notre salon et prenaient rapidement des allures de conspiration, que la petite Anitta lise, en s'aidant du doigt, les éditoriaux de Révolution ?

Modestie mise à part, les bons résultats s'accumulaient (et j'avais trouvé le truc : pendant que je parcourais mes livres de classe, au moins cette chère Madame Hernoot me fichait la paix) mais je sentais confusément que le costume qu'on me destinait n'était pas taillé pour moi ; peut-être que, si ma mère m'y avait aidée, elle la Reine des couturières, j'aurais pu en confectionner un patron plus séant ; mais là encore, ce fichu caractère buté des femmes de la famille venait tout foutre en l'air.

Je la regardais, elle me regardait, on ne se disait rien ; ou alors elle me parlait d'une façon que j'estimais peu propice aux confidences, et je me glaçais en mon for intérieur ; venue lui demander conseil je rebroussais chemin la tête haute, surtout ne pas lui montrer, surtout ne pas lui dire, surtout ne pas lui laisser croire que j'aurais ardemment désiré autre chose.

Ce ressentiment je l'ai gardé en moi tout au long de ces années. De tout ce temps, et ceux qui ont suivis, pas un son, et encore moins une plainte, ne sont sortis de ma bouche – en public du moins. Je suis de nature assez taiseuse, vous ai-je dit ? Et s'il est vrai que je ne suis sans doute pas la mieux placée pour vous retranscrire avec minutie les dialogues de cette période, peut-être est-il plus simple et plus honnête de reconnaître que, s'il y eût bien des échanges entre les membres de ma famille, de vrai dialogue il n'y eût point – le dialogue, malhabile et heurté et empli de silences, il ne viendrait que plus tard, après que Béa soit partie, et c'est ma propre fille qui en serait l'étincelle…

Colère, colère, où es-tu passée ma colère ? Qu'es-tu devenue, toi qui aiguillonnait mes réactions, toi qui me projetait dans des états de fureur tels que rien ni personne ne trouvait grâce à mes yeux ? Colère, colère, oui : où es-tu douce colère ? Toi qui me permettait d'exprimer mes espoirs déçus, mes échecs, toi qui camouflait mes peines, toi qui brûlait mes calories et consumait mes neurones ?

Colère, colère, quand reviendras-tu chère colère ? Toi qui offrait à mon cerveau l'occasion d'exprimer ce qu'il fallait qui lui sorte, toi qui me donnait la force, le courage et l'énergie, la force de tout déchirer derrière moi, le courage de repartir à zéro ou presque, l'énergie du désespoir… dans lequel je n'ai jamais sombré ? Colère, colère, que fais-tu ? Toi ma conseillère, toi qui savait m'emporter dans un monde de fantasmes que Dieu merci je n'ai jamais réalisés sauf en rêves ? Dis, si tu ne reviens pas, là, près de moi, n'as-tu pas peur que je passe à l'acte, pour de vrai cette fois-ci ?

Colère, colère, pourquoi m'as-tu abandonnée ? Aujourd'hui que la révolte a pris le pas sur l'exaspération et la rage sur la frustration, pourquoi n'es-tu plus à mes côtés, toi ma soupape de sûreté, toi mon espace de liberté ? Pourtant, souviens-toi, je prenais soin de toi, je te couvais, je te savais essentielle à ma vie ; je t'emmenais le long des dunes, là où personne ne pouvait nous entendre, et nous nous en donnions à cœur joie… Je te hurlais à la face du monde, je te confiais, indomptable et fière, aux volutes du vent, je te confiais aux fumées des usines qui toujours te ramenaient à moi…

Est-ce toi, Eole, le virtuose du vent de Septentrion, qui l'a gardée ? Toi qui sut si bien l'absorber qu'elle n'est jamais revenue, comme un cerf-volant au fil brusquement arraché ? Comme une âme en peine, j'ai à nouveau zigzagué à travers les oyats, j'ai enfonçé mes pieds dans le sable, j'ai couru jusqu'à la mer, éperdue, essoufflée… Mais je ne t'ai jamais retrouvée. Qui me rendra ma colère ?

Après ? Après, inutile d'être grand mage pour deviner la suite. A l'âge de raison, mûes par l'injustice, les absences trop fréquentes de nos parents autant que le martinet de Madame Hernoot (qui pleuvait sur nous pis qu'à Gravelines), chez qui nous avions fini par retourner, moins souvent qu'avant la naissance de Christine certes (mais notre vieille peau avait acheté un objet du supplice tout neuf, qu'elle sortit du placard le jour de notre retour avec un rictus aussi sinistre que celui du chasseur égorgeant la mère de Bambi), Béatrice et moi nous rebellâmes d'un même pas.

Ensemble, nous entamâmes les démarches qui, moins d'un an plus tard, devaient nous conduire à célébrer en grande pompe notre communion solennelle.




[photos Dunkerque (1984-1985) : Gabriele Basilico].

8 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger Maurice a écrit...

Kikou ! Preums !
Ca me manquait finalement et il fallait bien finir l'année en beauté. Plus séreieusement j'ai reconnu entre autres la digue du Break. Le noir et le blanc rendent au mieux ce qu'on peut ressentir pour ces lieux. J'en ai mises quelques unes sur mon blog.
Ne dit-on pas la comminion ?

28/12/05 7:08 AM  
Blogger Maurice a écrit...

Pourquoi "mises" ? Parce que ça rime avec "bises". Ouf !

28/12/05 4:01 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Waouh, tu as quand même une sacrée plume toi...
C'est quelque chose que je n'ai jamais su faire la colère. C'est peut-être ça qui me manque parfois... Transformer un sentiment à priori négatif de prime abord en energie positive.

(hop un commentaire avec plus de 2 lignes)

28/12/05 7:44 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Oui une sacrée plume.
Je retiens toujours mon souffle lorsque je te lis... jusqu'à la fin.
Après je me détends.
Le ventre un peu noué quand même.

28/12/05 8:27 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tu disais récemment (17 12) toujours voir "le versant cocasse et drôle, loufoque parfois, de la situation dans laquelle je suis". Moi je crois ardemment celà : la colère est définitivement soluble dans l'humour.

28/12/05 10:24 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est drôle de parler de famille aimante et de polarités, héhé. J'aime bien cette colère emportée par le vent. Il l'a gardée je crois bien.

29/12/05 2:49 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'entre dans la période de conscience de l'âge de raison.
C'est très curieux.
Une drôle d'impression.

Je ne sais pas si c'est bien.

30/12/05 11:49 AM  
Blogger tirui a écrit...

hier j'ai lu et me suis dit que j'avais rien à dire d'intelligent (bon d'accord les autres fois non plus je disais rien d'intelligent) et donc que j'allais me passer de commenter, et puis là j'ai réfléchi que ça allait ptêt bien te mettre en colère, vu que t'as l'air colérique, que je m'exonère de commentationnement par flemmardise congénitale.
mais maintenant je me demande si j'ai bien fait de commenter quand même : tu te plains que la colère t'a abandonnée alors en ne commentant pas, j'aurais pu t'aider à la retrouver et tu m'en aurais été reconnaissante bien qu'en colère contre moi..., zut, que c'est compliqué de commenter le blog d'anitta, je ferais mieux de commenter le skyblog de miss france.
bonne année si je ne repasse pas.

31/12/05 2:20 AM  

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