17.12.05

Le questionnaire de Proust.

Je ne vois aucune raison de vous le cacher plus longtemps : j'ai énormément de mal à parler de mon enfance – j'ai beau faire, il y a comme un voile qui m'empêche d'y voir clair, comme un rideau tiré sur l'alcôve de mes jeunes années qui ne me permet pas, avec la pudeur et la retenue nécessaires, d'évoquer avec la distance suffisante cette période de ma vie ; même si, inlassablement, je les reprends, jour après jour, que je les amende et les corrige et les biffe rageusement, pour finir, épuisée, par les rouler en boule et les expédier d'une pichenette dans la corbeille à papier qu'ils n'auraient jamais dû quitter, les fragments de notes que j'inscris soigneusement fébrilement sur mon carnet à spirales, incolores, inodores, sont sans saveur, sans cette part de moi qui aujourd'hui m'a faite moi, forgeant et mon caractère de mule et ma tête de linotte, mon côté provocateur et ma timidité extrême, ma naïveté et ma rudesse, me léguant ce sens de l'humour (enfin, j'espère) qui m'aide à prendre toujours la vie du meilleur bout, m'ayant appris à le débarrasser de son gras, à le ronger jusqu'à l'os, jusqu'à cette élégance ultime qui ne voudrait retenir (ou tenter de retenir, ne chipotons pas) que le versant cocasse et drôle, loufoque parfois, de la situation dans laquelle je suis, là, à mon âge et à l'heure qu'il est ; une absence d'autant plus incompréhensible que, pourtant, cette enfance, ce ne fut ni Martine à la plage, ni Martine à l'école, ni Martine et l'âne Capichon (pour mon indécrottable côté Petites filles modèles), ni Graine d'ortie, Poil de Carotte ou Chiens perdus sans collier (un des premiers livres que ma mère me poussa à lire, faut-il y voir un signe ?) pour mon côté rebelle ; qu'entre les deux, il doit bien y avoir moyen de creuser un juste milieu, en révélant comment, par exemple, cette enfance fut l'éveil d'une conscience politique… qui, je dois bien l'avouer, se construisit essentiellement en l'absence de mes géniteurs, trop occupés à refaire le monde pour s'occuper du leur, saisis chacun de leur côté par la force de leurs engagements, sollicités plus que de raison parfois par une époque exigeant son lot de défis surhumains, et qui n'accordèrent sans doute pas à leurs enfants (disons : surtout les deux aînées) toute l'attention que celles-ci méritaient ou, à tout le moins, dont elles estimaient avoir besoin ; entre gris clair et gris foncé, il doit bien exister un interstice où écrire que cette enfance connut aussi, en leur absence, ces chansons qui marquèrent mon esprit au fer rouge, plus du côté des hommes cette fois-ci, Ferrat-Quilapayun-Béranger-Lavilliers, pour ne citer qu'eux, Le Chiffon Rouge et Mon Chti Quinquin, L'Internationale et La Cantate à Jean Bart, me composant un bréviaire dans lequel je puise à l'envi l'âge venu, un missel numérique qui suffirait en quelques titres à définir ce en quoi je crois (auquel il sera toujours temps d'ajouter quelques lectures le moment venu) ; toujours sur un plan spirituel, et peut-être plus important encore, que cette enfance m'apporta enfin un certain sens du respect, pas désuet pour un sou, mais vif, vivant, respect au sens d'ouverture et curiosité, droiture et sincérité ; un respect qui, comme un fascinant retour de manivelle, m'amène à considérer aussi ces années-là pour ce qu'elles furent, vraiment : des années où les joies furent brèves et intenses et les réunions de famille frappées du sceau des grands discours, des années de bonheurs rares et d'ennui, des années d'apprentissage et d'ennui, des années de plaisirs secrets et d'ennui, des années de solitude et d'ennui, des années de bagarres et d'ennui, des années de larmes, de colères et d'ennui, des années de tristesse, de rêves et d'ennui, des années de faits insignifiants ou d'événements immémoriaux dont il ne reste rien, ou pas grand-chose ; car en définitive, cette enfance, ce fut comme si elle glissa sur moi comme la pluie sur les plumes d'un canard, et qu'il n'en demeurait plus que des bribes évanescentes, insaisissables, intranscriptibles ; un peu comme si elle n'avait laissé, au fond de ma gorge, que le goût suranné d'un gâteau trop longtemps trempé dans le thé tiède, dont la substance, se dissolvant comme à regret sous mon palais, constituerait la preuve à la fois qu'elle a eu lieu et qu'il n'en subsiste rien ; comme si j'avais toujours voulu sortir de cette enfance, toujours voulu être grande, m'émanciper de toute tutelle, sauter de l'autre côté de la barrière, le regard fixé sur l'horizon, traîner du côté du port et partir, partir enfin, quitter une fois pour toutes ces années où, pendant longtemps, je me suis couchée de bonne heure.




(illustration DR).

8 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger tirui a écrit...

c'est peut-être juste que tu n'as pas encore déniché ta madeleine rebrousse-temps.

tu t'ennuyais parce que tu n'avais pas encore d'ordi, hein ;-)

17/12/05 2:23 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

quelle jolie image que cette madeleine qui ayant trempé trop longtemps dans le thé aurait perdu toute sa saveur... la gravité c'est une chose qui à mon sens fait partie de l'enfance, absolument, et dont on parle rarement.... jolie note :)

17/12/05 10:48 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Moi je trouve que tu en parles, de ton enfance... J'ai senti ici des odeurs de greniers où tu jouais, écouté des bribes de voix douces ou éclatantes, et qu'il en subsiste vraiment quelque chose, puisque tu arrives à nous le faire passer...
Peut-être pas d'anecdotes "signifiantes", penses-tu, mais si, puisqu'elles ont participé à ce que tu es aujourd'hui, même imperceptiblement.

Et cet ennui surmontant toutes chose, mon Dieu, je le sens et tu me le fais revivre aussi... Il y a toujours une grande part d'ennui dans l'enfance. Et il est très... constructeur, s'il est difficilement racontable.

17/12/05 11:17 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Intimiste ce blog. J'aime.

17/12/05 2:42 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est depuis peu de temps que je passe par ici à l'occasion, venant bien sûr de chez Samantdi, ce texte-ci, que je trouve si fortement bien écrit, me convainc de laisser quelques mots pour le dire. Ca touche.

17/12/05 6:39 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tu sais, j'ai trouvé le truc. Je continue de me coucher de bonne heure.

Et puis, je lisais l'importance du sommeil avant minuit, propice aussi aux rêves.
Je ne me résoudrai pas à ne plus rêver.
Et si je ne m'en souviens plus le matin, c'est que je suis encore dedans.

-méditation en cours-

17/12/05 7:26 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Y a t-il une "distance suffisante" pour parler de son enfance ? On patauge tous plus ou moins dedans, certain(e)s avec une grâce proprement diabolique ! Merci pour ton beau texte, pas vraiment optimiste, et sourire au souvenir de l'âne Capichon...

18/12/05 2:08 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Très beau texte.

18/12/05 4:06 PM  

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