21.1.05

Les nerfs en pelote.

Ce matin quand vous lirez ceci je serai à la maison, probablement en train de faire le ménage (tout le monde vous le dira, j'adore faire le ménage). Et vous, vous vous gratterez nonchalamment le nez en regardant par la fenêtre, pendant que je me demanderai encore et encore... si je me mêle bien de ce qui me regarde.

Ne me croyez pas sourde à vos cris. Je vous entends, sachez-le. Même quand vous fermez la bouche je vous entends : vos pensées bourdonnent en moi comme un champ d’éoliennes. A-t-on le droit de faire le bonheur des gens à leur place ? Peut-on ainsi s'immiscer dans cet espace entre deux êtres qui ne vous appartient pas ?

Laissez-moi vous répondre. Je ne suis ni Sœur Emmanuelle ni Madame Claude, je n'entretiens pas d'agence matrimoniale ni une vocation d'entremetteuse. Je préfère le progrès à l'obscurantisme, la lumière à la bêtise. Je suis pot de terre plutôt que pot de fer, mes intentions sont pures et désintéressées. D'une main peut-être pas très sûre, serait-ce trop vous demander que pouvoir donner à mon tour un petit coup de pouce au destin ?

Ne vous inquiétez pas pour moi. Si j'ai cessé de courir à vos côtés, c'est le temps de reprendre mon souffle ; je n'ai pas baissé les bras pour autant. Aujourd'hui, c'est vous que j'observe ; savez-vous qu'il m'arrive même de prendre un malin plaisir à vous voir courir, moi que le spectacle des petites ambitions dérisoires et du Pousse-toi-d'là-que-j'm'y-mette a longtemps insupporté ?

Sur les trottoirs mal embouchés des matins du travail, c’est moi qui m’écarte pour vous laisser passer ; moi que vous frôlez sans la voir, le regard chiffonné par cette vie qui vous mine ; moi que vous bousculez au passage de votre sac dont je sais le contenu au mouchoir près. Et – voyez comme je suis gentille – quand vous faites du surplace, c’est encore moi qui vous apporte une bouteille d’eau gazeuse avec une rondelle de citron. C’est fou, non ?

Ça s'est passé un jour où il faisait beau.

Ce jour-là j’ai dit stop. Stop à la course à laquelle se résumait ma vie, stop à cette fuite en avant dans laquelle je plongeais un sourire aux lèvres. J’ai posé écouteurs et stylo, rangé ma souris, et je suis rentrée chez moi. Il était quinze heures, il faisait beau je l'ai dit, et je découvrais ce vide à l'intérieur de moi, cet éclair blanc qui me mangeait le ventre. Ça m'a étonnée, généralement à la cantine je faisais plutôt attention, poisson, eau plate et crudités, avec ça je vous jure, moi je n'ai jamais été ballonnée l'après-midi.

Depuis ce jour je ne m'énerve plus : j'essaie de garder intacte ma capacité à m’indigner pour les causes qui le méritent. Si je donne parfois l’impression de démarrer au quart de tour, mes vraies colères sont intérieures. Ce monde qu’on se prépare à léguer à nos enfants, ce monde qui, de quelque bout qu'on le prenne, se déchire entre la violence et l'argent, ça vous inspire quoi vous ?

Appelez ça la sagesse, si vous voulez, ou la sénilité précoce, allez savoir. Mais pour en revenir à notre problème, si les gens peuvent s’aimer davantage et que je puisse y jouer un petit rôle, de vous à moi ce rôle ne mérite-t-il pas d’être tenu ?

A l'heure où chacun pense plus à se protéger des autres qu'à partir à leur rencontre, je m'efforce d'être plus perméable à la vie. De me laisser traverser par elle, de ne plus fermer les yeux sur ses petites misères. D'affronter avec courage et obstination le monde réel : comme aller brusquement, au milieu d'une après-midi bondée où le Chat Noir affûte déjà ses griffes, faire les courses avec Sylvie.

Bien sûr que je savais que sa façon de faire m’agacerait, au début ; bien sûr que malgré tous nos points communs, elle et moi sommes suffisamment distinctes pour qu'on puisse parler d'une rencontre ; c'est même pour cette raison que je savais qu’avec elle, j’arriverais à franchir le cap où aucune agression ne m’arrêterait. Pourtant, c'est peu dire que rien ne me fut épargné !

Je vous passe les détails. Lorsque j’arrive, elle n’est pas prête ; ses deux anges qu’une voisine s’est proposée de garder non plus ; pour ne rien arranger, sa voiture refuse de démarrer ; du coup on galope prendre la mienne, seulement sachant que Franck en a besoin plus tard je peux d'ores et déjà dire bye-bye à mon shopping dans les boutiques.

D'ordinaire tout ceci m'aurait mis les nerfs en pelote, et si tout n'avait tenu qu'à moi j'aurais prêté la voiture à Sylvie et je serais venue me réfugier dans mon petit bureau sous les combles.

Mais là, très vite j'ai atteint une sorte de plénitude – si j'osais je dirais une sorte de grâce. Pour vous dire : une fois dans la galerie marchande, c'est moi qui ai proposé qu'on reprenne un demi. Et pendant le laps de temps qu'a duré notre pot (dois-je préciser qu'on avait changé de brasserie ?) en tout et pour tout on n'a pas dû échanger dix mots. Finalement c'est ça l'amitié : quelqu'un avec qui on peut goûter le silence. Sans qu'il se vexe ou en prenne ombrage.

Et plus tard, quand sur le parking elle a reconnu les deux abrutis qui nous avaient laissé leur chariot en plan sur la caisse et qu’elle a poussé violemment son caddie contre leur voiture, j'étais en plein, non pardon, en PARFAIT accord avec elle.

Le caddie a fait : "Tziiiiing !"

La voiture a fait : "Shräääk !"

Elle, elle a dit : "Anittaaaa !"

Moi, j'ai dit : "Monte !"

Et elle était dans la voiture avant que les deux autres aient fait un geste. Au premier carrefour, quand nos regards essoufflés se sont croisés, on a éclaté de rire toutes les deux.

Et voyez-vous, ce mélange de caractère et de fragilité, de rire et de détermination, de réalisme et d'impulsivité, c'est exactement ce qui fait l'élégance et le charme des femmes du Nord. Nous ici, faut pas nous marcher sur les pieds. Vu ?




(illustrations Anitta Trotter)

1 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Bien ce texte. Même très bien. Comme une noix de coco. Beau de l'extérieur et encore meilleur de l'intérieur.

22/1/05 1:59 AM  

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