5.8.06

La fille d'à côté.

Dans le même genre, mais une bonne quinzaine d'années plus tard, il y a aussi ce dimanche où Christine, de retour de sa fac d'Aix pour le week-end (et appréciions-nous alors à sa juste valeur, comme elle disait, l'honneur qu'elle nous faisait de revenir parmi nous, en se tapant d'antiques trains Corail durant des heures ?), nous a sorti de ses cartons les compositions françaises qu'elle écrivait quand elle s'est retrouvée à son tour dans la classe de mon père.

Bon, je ne dis pas ça parce qu'il s'agit de ma sœur (bien sûr), et que je l'adore (évidemment), quoi que je puisse bien grommeler sur son compte (bien entendu) ; mais ses petits récits étaient de vrais chefs d'œuvre de fraîcheur et d'humour. Et qu'y pouvais-je, moi, s'il se trouvait que, pas toujours à mon avantage d'ailleurs, j'en étais souvent l'héroïne ?
Se lançait-elle par exemple dans la description des vacances de sa famille, qu'elle nous faisait aussi sec prendre l'avion pour les Etats-Unis (comme quoi la science-fiction ne lui faisait pas peur), sauf que, manque de bol, j'étais celle qui avait oublié son passeport à la maison et qui restait enfermée quinze jours à la douane (je précise, tout ça se passait bien avant le 11 Septembre) ; nous embarquait-elle dans la visite d'un chenil en Belgique que j'étais la malheureuse qui se faisait mordre la main par le molosse baveux qui, jusque là, s'était laissé caresser par tout le monde (là, ce n'était pas vraiment de la fiction) ; nous envoyait-elle promener le long d'une rivière que… (oui, plouf, vous avez deviné). And so on : que des saynètes fines et amusantes – pour peu que vous n'oubliiez pas que l'auto-dérision est le vrai sel de la vie, et j'étais bien placée pour.

Après, je ne sais pas, est-ce la torpeur de ce dimanche d'avril, est-ce le vin rouge goûté du bout des lèvres avec la viande, est-ce la bière engloutie à l'apéro ? Est-ce le fait d'être ensemble lors d'un de ces repas qu'on a multiplié après que Béa soit partie, tous autour de la même table, ensemble et vivants, Louloute trônant à un bout et son Papy veillant sur elle comme l'Armée Rouge sur le Mausolée de Lénine, tout en discutant syndicat avec Franck, tandis que ma mère et l'Odile complotaient de leur côté et que je m'échappais régulièrement boire un café dans la cuisine…? Sont-ce les gaufres succulentes qui tinrent lieu de dessert ? Ou est-ce tout simplement Christine, bronzée comme une statue pré-colombienne qui, butant sur des phrases dont elle semblait redécouvrir elle-même l'audace et l'invention, nous entraîna dans un fou-rire qui s'étala, disons, du café jusqu'à bien après la vaisselle ?

Je vous ai dit : je ne sais pas. Ce qui m'impressionnait, c'est le culot avec lequel ma sœur avait écrit ça, dans ce qui s'apparentait pour moi à de vraies séances de torture, tant je me demandais sans cesse ce que j'allais bien pouvoir lui raconter – et visiblement, ma sœur n'avait pas éprouvé ce genre de problème. Qu'elle ait osé lui rendre ces devoirs (il y en avait d'autres) sans qu'il lui dise rien (et peut-être même qu'il l'encourage) en disait long sur leurs rapports respectifs à l'époque ; mais ce qui me fascinait, c'est que ces petites merveilles dataient de la période où, fâchée avec tout le monde, et surtout avec eux, je n'étais plus à la maison. Rien que pour ça, je l'ai questionnée après la vaisselle.
– Ben quoi ? a-t-elle fait, faussement étonnée. T'avais beau pas être là, on parlait de toi quand même, tu sais !
Et sa réplique mi-moqueuse mi-banale m'a alors asséné un coup de bambou monumental sur le revers de la casquette, et là j'aimerais bien pouvoir dire ça de façon détachée, oui j'aimerais vraiment trouver une façon spirituelle de l'avouer, mais j'ai peur de devoir retranscrire les faits dans leur froideur absolue : moi, je n'avais guère pensé à eux, durant ces années-là. Et si je me disais parfois qu'ils devaient sans doute un peu s'inquiéter pour moi, j'étais à mille lieues de me douter que, devenue le sujet des élucubrations littéraires de ma sœur, j'aie pu être aussi une source d'amusement pour mon père et ma mère, tel le tableau que ma sœur avait si bien dépeint : celui d'une brave fille un peu farouche à qui il arrive de manquer de chance… mais qui parvient toujours à s'en sortir.

On m'enfermait à la douane de New York ? Oui, mais j'en profitais pour m'échapper et retrouver ma famille à l'autre bout du pays (je le rappelle, tout ça se passait bien avant le 11/09). J'étais mordue par un chien ? Oui, mais en lui dégrafant la gourmette qu'il avait autour du cou, j'ouvrais la cache d'un trésor à côté duquel celui de Monte-Cristo passait pour l'obole d'un RMIste. Je tombais à l'eau ? Ah non, là je n'étais pas sauvée par un séduisant maître-nageur, là je me contentais de faire rigoler les témoins du spectacle. Bref, en long comme en large ou en travers, un portrait dont je ne pouvais que reconnaître, toutes proportions gardées bien évidemment, les accointances qu'il possédait avec son modèle.

Car d'un autre côté, si je regardais bien, j'avais beau dire et faire, et évoquer ma période rebelle la frange de travers et l'œil mauvais, en vérité je n'ai jamais été vraiment en rupture de banc ; pendant mes années de galère, dans mon petit studio je n'ai jamais eu froid, ni jamais à attendre que la faim me tenaille pour grignoter un œuf dur ou me couper une tranche de potjevleesch piochés dans le panier que ma mère me faisait passer ; parfois, je trouvais sous les provisions un chèque longtemps que j'ai déchiré en morceaux, avant certains jours de me résoudre à, et que celui qui n'a jamais jeté la première pierre veuille bien reposer sa main.
alors ce dimanche-là précisément, comme pour boucler la boucle de ces années-là, plutôt qu'à la plage comme souvent le dimanche, nous sommes partis vers le port, ensemble et vivants, les hommes et les femmes et les jeunes et nous avons tranquillement remonté le boulevard Salengro jusqu'au rond-point près de la grand Place, et la brave fille un peu farouche qui manque un peu de chance mais qui parvient toujours à s'en sortir a mené la petite procession devant ce fameux garage où je m'étais dégoûtée des chiffres à tout jamais, et elle leur a montré du doigt le studio lugubre dans lequel avait fini par s'épuiser ma colère, et après quelques considérations sans importance sur le temps qui passe et blah et blah nous avons repris le chemin du retour, jusqu'à cette maison que j'avais quittée pour faire ma vie loin d'eux, cette maison dans laquelle j'avais toujours eu le sentiment d'étouffer, et c'est ce jour-là, quand on a coupé par le centre commercial, ce jour-là, et qu'on a emprunté le nouveau pont jeté sur le canal, ce jour-là que je me suis rendue compte qu'entre le studio et la maison, à vol d'oiseau il y avait quoi, cinq petits kilomètres tout au plus ?




(portraits Amedeo Modigliani)

8 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger Brigetoun a écrit...

extraordinaire et un peu frustrant si c'est vrai - j'ai connu un peu la même rupture sans rupture - et avant j'étais la catastrophe ambulante de la famille, mais je n'ai pas le sentiment qu'ils aient beaucoup pensé à moi entre temps, et aucun devoir ne pourra éventuellement me détromper. Il est vrai que je les voyais au moins une fois par an, ou tous les six mois. C'est une belle preuve d'amour qu'elle t'a donné

5/8/06 10:01 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je trouve que c'est une formidable façon de dire "je t'aime" à l'absente, pour l'une d'inventer ces saynètes rocambolesques, pour l'autre de les corriger mine de rien, comme si peut-être le fait de t'imaginer dans ces folles (més)aventures te donnait des pouvoirs magiques pour vivre bien "loin" d'eux.

Quoi, 5 kilomètres, c'est parfois le bout du monde.

5/8/06 10:53 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je passe juste télécharger et je lirai tout à l'heure (connexion de campagne) j'en profite pour te faire une grosse bise... J'ai eu le temps de lire le premier paragraphe qui m'a déjà fait remonter une vague de souvenirs... à tout bientôt Anitta (avec 2 t, hé hé)

6/8/06 5:56 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Maintenant je reviens dire que j'ai lu, que ça m'a chavirée, et va savoir pourquoi, sûrement à cause des "sujets libres" que j'écrivais, c'était sûrement l'ancêtre de mes billets de blog. Le héros c'était bien sûr mon cousin Frank, ses aventures palpitantes : Frank fait du judo, Frank tombe de l'arbre, Frank transforme mon vélo en engin spatial... La maîtresse lisait ça à haute voix, j'étais fière comme un pou.

Longtemps après, les filles de ma classe ont porté le deuil avec moi, parce que tout le temps des "sujets libres", elles avaient suivi le feuilleton de sa vie. Et bien sûr, comme ta soeur, je prenais une certaine licence avec la réalité, ma foi, ne devient pas héros qui veut.

7/8/06 6:44 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

et hop, un petit trackback manuel, faute de trouver le bon bouton...

http://www.samantdi.net/dotclear/index.php?2006/08/07/703-sujet-libre

7/8/06 10:07 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Être le héro de quelqu'un? Ça doit être bien.

AG

8/8/06 4:26 AM  
Blogger bricol-girl a écrit...

Quel joli texte en particulier et blog en général de plus je suis admiratice du parti que vous tirez de blogspot, moi je n'arrive à rien.
je reviendrai.

8/8/06 8:57 AM  
Blogger tirui a écrit...

je me demande en quoi on les compterait les kms, si on était déjà des oiseaux
(tu ne prends donc jamais de vacances ?)

8/8/06 9:52 AM  

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