1.10.05

Le Parrain d'outre-Quiévrain.

Une fois dans la pièce, j'ai compris ce qu'avait dit ma fille. En effet, ce n'étaient pas des toilettes : c'était une immense salle de bains, au moins aussi vaste que notre appartement – et je vous parie qu'à Las Vegas, la loge de Céline Dion n'est pas aussi clean. A l'entrée, il y avait une rangée de vasques Arts déco, puis la pièce se divisait en un côté Gentlemen et un côté Ladies, dans lequel une dizaine de personnes étaient attroupées devant une porte, Doumé en tête.
– J'sais pas ce qu'elle a, me fit-il. V'voulez que j'enfonce la porte ?
– Non merci, me suis-je empressée de répondre.

Louloute sur les talons, j'ai tambouriné à mon tour contre la porte.
– Christine ! j'ai crié. Ouvre, c'est moi !
Rien. Aucun bruit, aucune réaction, rien.
– Vous êtes sûrs qu'il y a quelqu'un, au moins ? j'ai fait.
– Laissez-moi, je vais… a fait Doumé.
J'ai retapé du poing. De toutes mes forces, cette fois.
– Christine ! C'est moi, Anitta !
La porte s'est enfin ouverte, et un fantôme est sorti du réduit.

Un filet de salive coulait de ses lèvres, ses cheveux étaient défaits, ses tempes trempées : vous ne l'auriez pas reconnue. Devant notre petit groupe, elle a eu l'air interdite, mais Doumé nous a dispersé ça en moins de deux, et j'ai envoyé Louloute rassurer Franck.
J'ai sorti mes kleenex, elle s'est refait une beauté en essuyant les larmes qui coulaient sur ses joues.
– J'en ai marre, a-t-elle dit. Pourquoi j'ai pas de copain, moi ?
Je me suis fâchée tout net.
– Dis, c'est une raison pour boire comme un trou ? j'ai fait. Tu crois que c'est comme ça qu'il va te remarquer, ton guitariste ?
– Non ! elle a dit. Mais bon. Oh, et merde. Celui-là ou un autre, de toute façon…
Puis, se relevant un éclair dans les yeux :
– T'as vu sa tête quand il sourit ?

Quand on a rejoint la salle, les regards se sont braqués sur nous comme si on était les cerveaux de l'attaque du train postal. Sur la scène, l'animateur n'a pas laissé passer l'occasion ; il a pointé son index dans notre direction.
– Hep… Mesdames !
J'ai été saisie d'un affreux doute.
– Oui, vous là-bas ! il a redit en nous montrant du doigt.
Cette fois, il n'y avait plus aucun doute.
– Approchez, il a dit. Ha ha ! Elles croyaient pouvoir se cacher ! a-t-il éclaté, d'un rire semblable à celui du chacal. Venez !
Et comme nous n'allions pas assez vite :
– Allez, approchez, dépêchez-vous !

De la scène, le public était encore plus impressionnant. Un vrai bal des faux jetons ; la plus belle association de malfaiteurs qu'un juge d'instruction eût pu rêver de prendre sur le fait. Rien qu'avec leurs casiers judiciaires, j'étais sûre qu'on pouvait recouvrir de confettis toutes les rues de Chicago.
– Comment vous appelez-vous ? nous a interrogé l'autre.
– Christine, a dit ma sœur, plus pâle qu'un cachet d'aspirine.
– Anitta, j'ai bredouillé.
– Et alors… il a dit. Qu'est-ce que vous allez nous chanter ?
Tant qu'à faire l'idiote, j'étais prête pour les Demoiselles ; mais bien qu'encore les yeux dans le vague, ma sœur avait une autre idée.
– Non, on va pas chanter, elle a dit. Par contre… A la place, je peux raconter une petite blague gentille ?

Comme je vous ai dit, ma sœur possède ce don de savoir conter les histoires ; mais ce qu'elle aime par dessus tout, ce sont les petites blagues gentilles, comme elle dit… Elle s'est emparée du micro.
– Euh… Vous connaissez celle de la jeune femme qui se plaint à sa copine ? elle a débuté. "Chaque fois que je mets mon linge à sécher dehors, il se met à pleuvoir ! J’ai vraiment pas de chance !"…
– Ah, j'la connais celle-là, a murmuré l'animateur derrière moi.
Je l'ai fusillé du regard. Se figurait-il que ma sœur avait fait l'Ecole du Rire ?
– Mais je crois que TOUT LE MONDE la connaît ! j'ai marmonné.
– Chut, a fait le type, toujours à mi-voix. Laissez-la continuer !
Il avait raison : la salle était suspendue à ses lèvres.
– Alors son amie la regarde et lui dit : "Moi j'ai un truc pour éviter tout problème !". "Ah bon ?" répond l'autre. "Oui. Le matin quand je me réveille, je regarde le kiki de mon mari"…
Il y a eu quelques gloussements, mais elle ne s'est pas démontée.
– "Et alors ?" lui demande son amie. "Alors ? S’il penche à gauche, c'est qu'il va faire beau, et que je peux étendre ma lessive dehors ; par contre, s'il penche à droite, c'est qu'il va faire mauvais. Tu devrais essayer cette méthode. Elle est infaillible !"…
Christine a attendu un instant, et puis :
– "Super, dit son amie. Et s'il pointe en l'air ?". "S'il pointe en l'air ? Ben, c’est simple : ces jours-là, je ne fais pas de lessive !".

Nous avons été applaudies ; pas excessivement c'est sûr, mais tout de même ; à notre table, que nous avons rejoint portées par les sourires, Franck nous attendait avec une mine décomposée. Lui qui entendait rester le plus discret possible se retrouvait dans la position la moins enviable : désormais, il était assis face aux deux nouvelles égéries du grand banditisme d'outre-Quiévrain.
– Où est ma fille ? nous a-t-il demandé, sombrement.

Après ? On a mangé, et remangé. C'était un vrai réveillon, dragées et papillottes, maintenant vous savez d'où j'ai pris l'idée. Entre les plats, l'orchestre se mettait à jouer, des gens dansaient, et d'autres montaient sur scène, raconter une histoire drôle ou chanter une chanson. Louloute faisait des dessins ; Christine allait de temps en temps se planter devant son guitariste et lui jetait des œillades énamourées ; Franck fumait clope sur clope, sans desserrer les dents ; pour ma part, je ne perdais pas de vue mon petit monde.

Et donc, juste après la dinde, on a eu droit à la tournée du Parrain. Enfin, quand je dis : le Parrain, je devrais dire : son grand-père, plutôt. Parce que, dans notre malheur, on n'a pas eu de chance : cette année-là, on a eu droit à un vieux Parrain, tout décati, tout tremblotant, qui ne jouissait apparemment plus de toutes ses facultés, mais n'en était pas moins respecté pour autant. A l'instant où il est entré dans la pièce, tout le monde l'a salué avec déférence, comme on s'agenouille devant la Vierge dans une église ; lorsque son regard s'était porté sur nous, on s'était contentés d'un signe de tête. Maintenant, précédé par deux porte-flingues il nous parlait, avec l'accent d'un pays du Sud que, pour des raisons de sécurité, je ne peux pas vous nommer.
Tutto va bene ? il a demandé.
– Très bien, a répondu ma sœur, ex-Aixoise.
Puis, se tournant vers Franck.
– Et vous, vous êtes dans quoi ? il a questionné à voix basse.
J'imagine que la réponse des autres tables devait tourner autour d'activités pas très avouables : vol, recel, contrebande, trafic de diamants, que sais-je encore ? Celle de Franck l'a désarçonné.
– Dans l'électricité, il a dit.
Le cerveau du vieil homme s'est mis à bouillonner ; visiblement, il se demandait à qui il avait affaire. Dussé-je finir en nourriture à poissons, ce vieux Parrain ne donnait pas l'impression d'avoir un QI très développé, mais vous me direz qu'il n'est peut-être pas très utile d'avoir fait des études pour décrocher ce job. Ou alors, peut-être cherchait-il à nous impressionner ?
Bene, il a dit. Et à part ça… Ça va mon bonhomme ?
– Ça roule, a répliqué mon mari d'un ton détaché, comme s'ils se connaissaient aussi bien que d'ex-compagnons de cellule.
Mais une fois que le Parrain fut parti, il s'est penché vers moi.
– Le prochain qui m'appelle mon bonhomme, il a dit, je lui casse la figure, d'accord ?

Quand minuit a sonné, tout le monde s'est jeté dans les bras l'un de l'autre, mais ça sentait le faux, le réchauffé, le cœur n'y était pas ; personne ne s'est précipité vers nous non plus, remarquez. La fête n'avait que trop duré, mais le bout du tunnel se dessinait enfin, on pouvait maintenant partir sans qu'on nous en tienne grief – sans que des tueurs à gages nous ramènent par la peau du dos dans le bureau du Parrain. Louloute somnolait, je n'étais plus très fière, il n'y avait que Franck pour tenir la barre, Franck dont le regard s'est éclairé quand une sorte de créature aux cheveux blond vénitien lui a tendu une coupette de champagne.
– Eh ! j'ai protesté. Moi aussi j'en veux une !
– Mais tu es déjà servie, m'a fait remarquer Franck.
– Ça fait rien. Allez m'en chercher une ! j'ai ordonné à la blonde.

La bûche fut savoureuse, le café et les mignardises idem, mais il fallait songer à rentrer (à part Christine suspendue aux accords de son guitariste, personne ne s'en plaignait). Nous avons réclamé l'addition, et quelques minutes plus tard, le maître d'hôtel déposait la note devant Franck. En un instant, j'ai vu mon mari devenir plus blanc qu'un linge, et du coup j'ai saisi le bristol de sa main : sans mentir, avec la somme inscrite dessus, la NASA pouvait envoyer un homme sur la Lune pendant au moins trois mois.
– Où est ta sœur ? il a demandé, cette fois.




(photo X).

11 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

C'est pas bon la bûche trop salée.

1/10/05 6:37 PM  
Blogger tirui a écrit...

j'suis encore plus grillé, ça m'apprendra à m'abrutir devant les séries de M6, y compris la joli Tru de la morgue à qui les morts demandent de l'aide. Je me demande s'il est prévu dans un prochain épisode qu'elle sauve un mafioso transpercé de 72 balles de 7 mm...
J'ai une question existentielle :
Pourquoi les nanas craquent toujours sur les guitaristes ?!?
J'ai bien essayé pendant un an d'apprendre la guitare à la MJC de mon bled dans l'espoir de faire craquer les filles ensuite, mais j'ai renoncé, j'avais aucun don pour la musique.

2/10/05 12:39 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

mince, je ne conniassais pas la blague...mais le coup des toilettes, si hihi;o)
Je vais lire à reculons parce que j'ai toujours un peu de retard, mais quel régal, quel régal!

2/10/05 9:42 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

on verrait presque Marlon Brando. Sauf que je me souviens pas de la scène des toilettes et de la blague sur la lessive et le kiki dans le Parrain.

2/10/05 1:28 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Dire que par chez nous on dit que c'est quand le mari rentre à la maison que la femme va lui faire la lessive! Il est vrai que le sud est de l'autre côté du nord mais qui c'est qui est l'envers de l'autre, le contraire de l'autre et pour finir... le bon et le mauvais? Ouille, ma tête...
Bisous

2/10/05 7:34 PM  
Blogger Ally a écrit...

On se croirait dans un film ! C'est trop fort. Manque plus que les images. :D
Et Christine ? Tjs devant son guitarise ou alors elle s'etait barrée avec Le Parrain ?

2/10/05 8:18 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

heuuu un truc les filles ... les bassistes et les batteurs sont beaucoup moins demandés ... mais/donc (y-a-t-il vraiment un rapport de cause à effet là ?!) beaucoup plus sympas que les guitaristes ... en tous cas leur tête passe la porte ELLE !!! ;-p

ça se voit tant que ça que le père de ma fille était guitariste ??? ... avant que je le vire et qu'il devienne bassiste ;-p ... ce qui n'a aucune incidence sur la possibilité d'un possible commun avenir
faut que j'arrête de raconter ma vie sur les blogs des autres ...

ceci dit ... la suite la suite la suiiiiiteeeee !!!!!

3/10/05 4:53 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

new adresse

tu peux laisser no soucis

je ne me cache pas ma belle

c'est juste pour éviter quelques casses bonbons sur la plateforme en question

de gros bisous et oui

la suiteeeeeeeeeeeeee

3/10/05 7:10 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Me suis régalée !!

Bon, pour faire orguinalleuh, vivement la suite (et puis t'ai fourgué à mon tour un petit truc de rien, mais très facile, hein !)

4/10/05 9:20 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je le savais qu'il ne fallait pas que je la commence cette hsitoire là, que j'allais dangereusement rester sur ma faim !!!
Je le savais. Mais j'ai lu quand même ! Tant pis pour moi. Mais la suite, viiiiiiite :-)

4/10/05 11:58 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je pîaffe, je piaffe, la suite steplait !

4/10/05 1:35 PM  

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