21.2.05

Pardon pour le dérangement.

S'il vous plaît, laissez-moi vous parler cinq minutes d'un temps que les moins de vingt ans, bientôt, diront ne pas connaître ; une époque un peu stupide où, aussi incroyable qu'il paraisse, le seul modèle de téléphone disponible était d'un gris souris pas des plus élégant ; me croirez-vous si je vous dis qu'il n'existait alors qu'un seul type de sonnerie, et qu'il fallait vraiment pleurer pour être raccordé au réseau ? Bon sang, et si j'ajoute qu'en ce temps-là les cabines publiques étaient à pièces et qu'elles étaient souvent en panne, vous allez me prendre pour une vieille folle, hein ?

A l'époque, ce qu'on appelait un clavier téléphonique était une sorte de roue en plastique recouvrant tout le combiné, avec des trous en face des chiffres dans lesquels vous deviez glisser le doigt pour composer le numéro de votre correspondant ; et il fallait faire surtout attention à ne pas vous coincer les doigts – sinon, vous étiez bons pour recommencer. Heureusement, les numéros de téléphone ne possédaient que six chiffres, en ce temps-là. Enfin, parfois huit aussi, mais si je me mets à vous expliquer, vous n'allez rien comprendre. C'est vrai, quoi : avez-vous déjà essayé de faire entendre aux jeunes générations que la vie n'était pas toujours simple, pendant la Préhistoire…?

Ce soir-là.
douce&tendre_59 a dit :
– slt tvb?
anitta59 a dit :
– Quoi ? Qu'est-ce que tu as écrit, là ?
douce&tendre_59 a dit :
– dsl C du sms! Tu konpren pa?

J'ai décroché mon téléphone.
– Jérémy, passe-moi tout de suite ta mère !
– Mais qu'est-ce qu'il y a ? a soupiré Sylvie. J'te signale qu'on était déjà en ligne, là !
– Navrée mais j'accroche pas avec ça. C'est physique !
– Ben c'est pas grave ! Ecoute, on va continuer comme ça, tu n'as qu'à m'écrire comme tu le sens…

Quelques secondes plus tard.
douce&tendre_59 a dit :
– C'est pourtan pas dur!
anitta59 a dit :
– C'est un principe. Si mon père était encore là, je n'ose même pas imaginer sa réaction ! Et attention, tu as fait une faute à pourtant.

Bravo, vous avez deviné : dans mon studio au dessus du garage, il y avait le téléphone. Pour vous dire, au risque de me répéter : il y a vingt ans, qu'un studio comme le mien dispose d'un téléphone était quelque chose d'à peu près aussi inconcevable qu'un zyva de banlieue qui n'aurait pas de portable, aujourd'hui (hu, bouffon). Le mien remplaçait même les horloges : entre nous, c'est dingue le nombre de visites que je recevais dès que vingt heures sonnaient.
– Salut. Excuse-moi de te déranger, mais figure-toi qu'en-bas les cabines sont en panne et…
– Ouais ça va, te fatigue pas. Entre !

Au premier rang de mes visiteurs du soir, hormis Béatrice bien sûr, qui avait quitté le domicile familial bien avant moi et profitait de sa grande sœur pour appeler un de ses amants du moment, il y avait les ex-copines du bahut, pour certaines perdues de vue depuis un bail et qui, toutes, me félicitaient chaudement d'avoir largué la fac ; dans leur sillage, suivait une foule de gens que je ne connaissais pas, ou alors pas beaucoup, lointaines connaissances dont j'étais soudain devenue la meilleure amie. Ah, et dans mon infinie bonté il m'arrivait aussi d'héberger ces gens-là de temps en temps : fallait croire que j'étais devenue une annexe de l'Armée du Salut à moi toute seule – toute modestie mise à part, il m'arrive parfois de penser que j'ai créé Droit Au Logement vingt ans avant Monseigneur Gaillot.

Sur ce chapitre, je dois reconnaître que les parents de Thomas me fichaient une paix royale. Bien sûr, je réglais mes notes rubis sur l'ongle, en partie grâce à cette petite boîte à côté du combiné dans laquelle les gens glissaient une pièce de monnaie (pas toujours, il faut bien dire). Bientôt, Thierry figura parmi mes visiteurs les plus assidus : ai-je besoin de préciser qu'il était un des rares à ne pas venir pour téléphoner ?

Comme métier, Thierry faisait agent EDF. Du haut de mon demi- smic, le prestige d'une telle situation m'épatait. Personnellement, je me disais que ce genre de parti était de nature à réconcilier Béatrice avec mon père.
– Pourquoi tu lui présentes pas ? EDF, quand même ! Un service public, voulu et décidé par le Conseil National de la Résistance, fondé par la CGT et de Gaulle ! Ça devrait lui plaire, ça mince ! Et pis, t'as plus dix-sept ans !
Avant de lui asséner mon plus bel argument :
– En plus, ça doit bien gagner sa vie, un agent EDF… Non ?
Mais elle ne répondait pas, et je n'insistais pas ; j'étais bien trop heureuse d'avoir renoué avec elle.

Voilà. Pardon pour le clin d'œil nostalgique, mais en ce temps-là ma vie semblait réglée comme du papier à musique : chaque soir ou presque ma sœur débarquait sur le coup des huit heures, parfois elle me confiait un de ces colis que lui avait fait passer ma mère par je ne sais quel circuit (souvent, je trouvais un peu de nourriture à l'intérieur, style un bon gros potjevleesh avec sa gelée encore un peu glacée sur le dessus, histoire que ma honte soit complète), elle et moi vidions une bière en attendant ; et puis on entendait la moto de Thierry arriver.

Parfois il se contentait juste de klaxonner : alors, je me plantais à la fenêtre, je les regardais s'embrasser, elle qui enfilait son casque et montait sur l'engin ; je ne sais pas pourquoi, je les voyais toujours disparaître au coin de la rue avec un pincement au cœur. Ensuite, je retournais à ma dure condition de vieille jeune fille : je feuilletais une de ces revues techniques qui traînaient au garage, et je grignotais les provisions de ma mère, hé hé.

Un jour, ce ne fut pas une, mais deux motos qui se garèrent devant chez moi ; c'est comme ça que Franck est entré dans ma vie. Et même si pour moi la question ne se pose pas, la date est assez facile à retenir : cette année-là, Carnaval venait de commencer.




(photos X)

19 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger Ally a écrit...

Et ce joli telephone ça s'appelle un S63-) J'adorais le bruit de la roue quand on numerotait.

Eh t'inquiete pas, le langage sms c'est de ma generation et je m'y fais pas non plus hein ! Une faute (voir +) à chaque mot ça m'enerve ! En +faut savoir que sous l'excuse du langage sms, toutes les fautes sont permises ! Alors que des fois ce sont des vraies fautes ! Puis c'est dangereux aussi, j'te jure que quand tu ecris trop en langage sms, eh bé après t'es obligé de refléchir pour écrire normalement, et ça, ça fait peur !!!:-)

21/2/05 9:34 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Moi aussi j'aimais bien. Je crois même qu'on en a eu un orange à un moment, (non, je dois fabuler parce que quand j'y pense, ça me paraît trop fou pour mes parents).
C'était chouette d'avoir ce combiné auriculergonomique dans l'oreille, bien lourd, comme pour mieux peser le poids des mots entendus.
Mais malgré cette petite nostalgie, je plébiscite le combiné sans fil d'aujourd'hui (hmm, téléphoner en jardinant ou en prenant son bain...).

21/2/05 9:53 AM  
Blogger Ally a écrit...

Moi un bleu aussi:-) J'adorais l'ecouteur à l'arriere du téléphone ! Pour ecouter la conversation des parents. Bah ouais y avait pas de haut parleur là dessus !:-)

21/2/05 10:27 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tiens, c'est marrant, c'est exactement ce qui nous sert a téléphoner actuellement ! Sauf que le notre est beige !

(en fait le téléphone moderne nous a explosé entre les mains suite à une chute inopinée...)

Il marche toujours très bien et j'ai même pu le réparer suite à sa chute inopinée à lui (oui, nous faisons souvent tomber les téléphones du radiateur).

Par contre, faut reprendre le coup car j'ai déjà deux entorses des didis...

21/2/05 11:11 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il est très bien ce téléphone. Je me demande si on se disait pas plus de choses sensées quand on ne pouvait pas se balader avec son téléphone.

21/2/05 12:45 PM  
Blogger *isadora* a écrit...

J'en avais un marron comme ça, récupéré du temsp où je bossais chez France Telecom ;-)

Sinon, un conseil, ne va pas lire les skyblogs, tu vas pleurer sinon.

21/2/05 1:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Encore en fonction chez moi.
En marron.

HT 2€ a la brocante 2 Socx.


P.S : Si qqun connait le truc pour que ça sonne un p'tit peu moins fort.
Merci pour mes voisins.

Mistake

21/2/05 6:14 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Mistake, y a pas une mollette, dessous ou derrière, à tourner ?
(Peut-être que je confonds avec un modèle plus récent !)

21/2/05 9:11 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

ah nostalgie quand tu nous tient!

je me souviens que j'avais trafiqué un truc , je mettais l'écouteur sur un magnétophone et j'enregistrais les conversations

ben oui méa culpa , mais c'était rigolo !

22/2/05 4:00 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

ben nous parfois, ma mère quand elle partait en voyage avec mon père, elle mettait un petit cadenas qui nous empêchait d'appeler en composant en mettant nos petits doigts (de l'époque) dans les trous...on a quand même vite pigé le truc en tapant (toujours avec nos petits doigts) sur les trucs en dessous du combiné comme si on faisait du télégraphe !! Et ca marchait trés bien, et ils n'ont jamais rien su. Pô bêtes les piots !!

22/2/05 5:46 PM  
Blogger Etolane a écrit...

Ouf, cela me rappelle des souvenirs ce téléphone d'antan, cela fait plaisir! :) Je l'avais presque oublié, on le croirait vraiment sorti d'un autre temps! Parfois quand je repense à mes rêves de petite fille, j'ai presque l'impression de vivre dans le futur...

23/2/05 1:06 AM  
Blogger Ally a écrit...

Beatrice c'est le prénom de ma maman:-)
Elle est vraiment trop belle cette moto !

23/2/05 3:29 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ah voui !
On avit le gris standard à la maison. Il a dû arriver là vers mes 7-8 ans. Avant ona llait téléphoner à la poste !
Très exotique.
Me rappelle encore du n° (74 21 14) car ma mère m'avait chargé de cette délicate mission.

23/2/05 5:51 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tu as oublié de parler de l'écouteur unique au bout de son fil trop court...

23/2/05 7:13 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je dois être encore plus vieille. Je me souviens des téléphones noirs sans cadran mais une espèce de manivelle. Il fallait appeler l'opératrice pour avoir des numéro à deux chiffre. Bonjour madame, je voudrais le 16 à angoulême, s'il vous plaît. C'était au fon fond de la campagne en Charente, et cela m'avait fait tout bizarre après les téléphone à roue que je connaissais à Paris :-)
Une nana que je connais avait raconté la discussion avec ses enfants, quand elle leur disait que de son temps, il n'y avait pas de camescope, pas d'ordinateur, pas de magnetoscope, etc. Un de ses fils lui a alors demandé : « Maman, c'était quand ton temps ? » :-)

23/2/05 7:26 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je me souviens des habillages kitchs au possible, en velour vert, bordeaux, ou or, avec des franges, que certains parents d'amis avaient sur ce modèle de téléphone (mes grands-parents peut-être aussi, d'ailleurs).

27/2/05 2:10 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Anitta, Anitta, Anitta...
Ça ne va pas du tout, ça !
Je remarque seulement maintenant-là, le 28/2/05 à 13h30, que tu as écrit une suite à ton histoire de téléphone ! C'est comme ça à chaque fois ? Déjà pour Fante, j'avais failli le louper. Ou alors est-ce que c'est mon ordinator (à peu près vieux comme ton téléfonator gris) qui m'en mange la moitié au début ?
JE SUIS AFFREUSEMENT DÉSEMPARÉE... dire que je n'aurais jamais su pourquoi, en plus de tout le reste, Carnaval compte autant pour toi...

28/2/05 1:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je reviens juste pour te dire que j'aime bien ça, te quitter et me rendre compte quelques minutes après que je chante un baiser pour les gens de mon entourage.

28/2/05 1:35 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il y avait aussi les numéros de téléphone avec les lettres genre
TRUdaine 16 55
(c'est le numéro de ma grand-mére)

5/3/05 7:30 PM  

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