9.2.05

Consultation à domicile.

Je ne sais pas si on fait ça dans tout le Nord ou si c'est propre à la Flandre, je crois savoir que ça ne se passe pas tout à fait comme ça en Artois, je ne sais pas si mes cousins Belges en font de même, et j'ignore si chez vous c'est pareil ; toujours est-il, chez moi on s'offre des gaufres pour Nouvel An. C'est donc sous les chauds auspices de la tradition qu'était placé cet après-midi-là.

Pour l'occasion, Sylvie avait confectionné les meilleures gaufres à la cassonnade et au rhum de la Côte d'Opale, Maryvonne et Alain, ses voisins, avaient apporté des idées de costumes pour lesquels j'étais déjà prête à craquer (leur suggestion pour le défilé de M. était réellement géniale), Franck n'avait pas attendu que le café refroidisse pour entamer une discussion sérieuse, disons, sur les divergences syndicales qu'il avait avec Alain, Thierry, arrivé à la bourre, s'était assis de façon quasi naturelle à côté de Sylvie, et nous riions toutes les deux de bon cœur à ses exploits de la nuit, tandis qu'Audrey et Jérémie, à l'étage, se chamaillaient gentiment avec Louloute – quand tout à coup, Alain s'est tourné vers moi.
– Au fait, il a demandé. Maryvonne m'a expliqué, mais… C'est venu comment ta maladie, exactement ?

A voir la tête qu'ils ont tous fait autour de la table, j'ai compris que je ne m'en sortirais pas par une pirouette cette fois-ci ; que je ne pouvais décemment pas aller chercher l'aspirateur, par exemple, pour passer vite fait un petit coup sous la table, ou filer à l'étage retrouver Jérémie et lui mettre une raclée à Gran Turismo ; bref, qu'il allait s'agir d'être sérieuse cinq minutes – tout en parlant de moi de surcroît. Autrement dit : l'horreur.

– Eh bien… ai-je bégayé. Pour moi, tout est devenu plus clair, si je puis dire, le jour où mon supérieur hiérarchique s'est mis à vouloir faire du zèle et presser un peu trop ses employés.
– Mais c'est punissable par la loi, ça ! s'est exclamé Maryvonne. Je comprends pas que… Avec ton mari qui…
– Attends. Je n'ai pas été victime de ce type ! Crois-moi, quand il a commencé ses petites manœuvres on l'a vite rembarré, avec les collègues ! A la fin, c'est lui qui a craqué. C'était lui la victime ! Et pas de nous, hein ?!? En trois semaines il s'est retrouvé sur le flan. Il est parti avant moi ! Pas en dépression, non. Il a été promu – c'est comme ça qu'on dit, chez nous. Bien sûr, il a été remplacé. Par un jeune (j'ai rien contre les jeunes) qui s'est vu assigner les mêmes objectifs que son prédecesseur. C'est là où j'ai lâché prise. Le jour où j'ai pris conscience que la machine était en marche…
Matrix, a murmuré Thierry.
Métropolis, a chuchoté Sylvie en même temps.
– Les plus à plaindre, j'ai enchaîné, ce sont les cadres, chez nous. Je sais que ça peut faire drôle d'entendre ça de ma part, et croyez bien que je n'irai jamais dire ça en public, mais c'est vraiment eux les plus pressurés du système…
– Eh ben nous à la Ville, c'est pas du tout ça ! a confié Alain.
– Ne dis pas ça, j'ai repris. Ce débat dépasse largement le cadre de telle ou telle entreprise. Aujourd'hui, on vit dans un monde où sous couvert d'employabilité, on a fait de chacun de nous la pièce d'un puzzle géant, en nous apprenant d'abord à nous dresser les uns contre les autres ! Les chômeurs contre les travailleurs, les salariés du privé contre les fonctionnaires... Mais ce combat n'est pas celui d'un groupe contre un autre : c'est une lutte universelle.
– Ouahou ! Je savais pas que t'étais communiste ! a pouffé Sylvie.

– Même pas, j'ai dit. Marx a parlé du travail, mais tous ceux qui se sont inspirés de lui, partis politiques et syndicats, ont parlé des conditions du travail. Evidemment à l'époque c'était nécessaire, c'est pas aux mineurs que je vais dire le contraire ! C'est toujours nécessaire, d'ailleurs. Mais j'attends encore qu'on parle du travail comme d'une activité humaine, et qu'on évoque l'émancipation qu'il peut favoriser plutôt que l'aliénation qu'il inflige ! C'est là où les arguments sur les 35 heures, à gauche comme à droite, m'énervent. Là encore, on parle des conditions du travail et non de la place du travail dans une vie !
– Oui, mais… a tenté Alain. C'est pas un peu des principes de nantis, ça quand même ?
– Peut-être, j'ai soufflé. Moi je prétends simplement qu'il y a suffisamment de richesses en ce monde pour fournir l'eau potable, une bonne éducation et les moyens efficaces de se soigner à toute la population mondiale. Aujourd'hui, l'humanité n'a plus à se battre pour survivre !
En face de moi, Maryvonne et Alain étaient dubitatifs.
– Je sais. Il faut encore trouver les vaccins contre le sida, le cancer, lutter contre l'obscurantisme, la guerre… Et deux ou trois autres saletés du même style ! N'empêche qu'aujourd'hui, le défi c'est les moyens d'énergie du futur, pour le développement durable de la planète. Et qu'est-ce qu'on fait, ici ? On privatise EDF-GDF. Pour moi, ça ne veut dire qu'une chose : ces futurs moyens d'énergie, plus propres, plus écologiques, serviront d'abord à enrichir les plus riches. Et tu penses que quand je dis ça je prêche seulement pour ma paroisse ?

– Il y a autre chose que je voulais dire, j'ai ajouté. C'est trop facile de tirer sur l'administration, de se plaindre des files d'attente, de l'incompétence ou de la mauvaise humeur d'un guichetier ou d'une opératrice. Quand on dit ça, on croit avoir tout dit, mais j'aimerais bien savoir, à la fin : qui est chargé de faire tourner la boutique ? Qui est responsable ? Qui supprime les postes, rogne les budgets, ampute les projets ? Attention, je ne fais pas de populisme. Je ne dénonce pas les élites, les commis de l'Etat ou les élus ! Je dis juste que le contrôle démocratique sur les décisions engageant l'avenir de la nation doit être plus ferme, plus fréquent aussi. Inscrit dans la Constitution !
– Ça, c'est les arguments des altermondialistes, a pointé Alain.
– Et de certains gauchistes ! a remarqué Thierry.
– Ce que t'es en train de dire, si je comprends, a résumé Sylvie, c'est que notre système démocratique est mauvais ?
– Pas mauvais, j'ai répondu. Mais manquant d'entretien, ça oui !
– On a trouvé la nouvelle Louise Michel ! s'est moqué Alain.
– Ouais, j'ai rigolé. Y-a pas de quoi se rendre malade, hein ?!?
– Mais c'est quand même pas ça qui t'a mis KO, non ? a questionné Maryvonne. Excuse-moi, mais… Y-avait pas autre chose ?
Là, j'ai tenté de me composer un visage impassible. Limite dur.
– Tu veux parler du suicide de ma sœur ? De la mort de mes parents, et de tout ce qui m'est tombé dessus depuis ?
Mes yeux se sont embués.
– Evidemment qu'il y avait autre chose… Des trucs plus anciens aussi, que je croyais avoir enterrés une fois pour toutes. Là je dois dire, tout est remonté d'un coup ! Vlan ! Tu connais Alien, le film ? Imagine une boule dans le ventre qui te grignoterait de l'intérieur. En moins gluant, hein ? Ce qu'il faut savoir, c'est que ces fichus comprimés mettent trois semaines avant d'agir ! Après, avec tout ce qu'on m'a donné, j'avais l'impression de vivre dans du coton. Au ralenti. Moi qui ne peut pas vivre sans mon petit Libé du matin, aller l'acheter était au dessus de mes forces !

– Mais aujourd'hui… Ça va mieux, non ? s'est enquis Alain.
– Oui. Disons que j'ai pris conscience qu'il fallait reconstruire les choses, et surtout que cela allait nécessiter du temps. Patiemment, brique par brique. Y-a pourtant des jours où je serais prête à retourner bosser ! Mais ça ne serait pas prudent. Ma psy dit que je dois retrouver une bonne image de moi – ce qui me fait bien rire, parce qu'on m'a toujours trouvée très photogénique. Une bonne image de moi ? J'en ai plein mes albums-photos, je lui ai fait !
– Et aujourd'hui, comment tu te soignes ?
– Je remplis des petites cases, j'ai dit. Je mets des petits mots sur des petits papiers. Et je me les envoie, comme des bouteilles à la mer. Je finirai bien par en trouver une, non ?




(tableaux Jack Vettriano)

4 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger Ally a écrit...

J'suis tout à fait d'acc pour ta vision du travail, et pourtant j'suis pas encore vraiment entrée dans la vie active puisque je retourne à la fac en septembre après un an de taf à France Telecom. Et même si ça s'est super bien passé, bah niveau devenir de l'entreprise et le travail qu'on fait, c'est vraiment du foutage de gueule !

9/2/05 10:13 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

on pourrait choisir de répondre à telle ou telle chose dans ta note mais j'ai juste envie de dire que tu es déjà trés courageuse de dire oui j'en bave et oui je dois me reconstruire
c'est trés rare que les gens admettent leurs faiblesses

je t'embrasse , et surtout reste toi !

ps: si je peux me permettre je pense que le soucis est bien plus profond que ce changement de patron , ça devait être là , ça devait être latent , le tout est de trouver la cause de se mal être , je ne joue pas ma psy hein , je te donne juste un avis

sourire ;o)

http://facettes.canalblog.com/

10/2/05 1:15 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'ai entendu un bruit, là, dans le jardin.
Je sors voir et paf, sur quoi je tombe? Une bouteille, dis donc! Pleine de mots qui font réfléchir et qui donnent envie d'être juste. De se poser les bonnes questions.
(Anitta, si tu croyais que tu allais être la seule à les recevoir, tes bouteilles...)
Et puis, moi je dis tout comme Anne, je voterai pour elle aux prochaines élections mondiales.
À condition que tu sois suppléante.

10/2/05 2:03 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

oups, j'ai pas signé: Jujuly
(j'arrive toujours pas à m'inscrire à ce @#**grrr§#@# de blogger)

10/2/05 2:04 PM  

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