16.10.05

Un ange passe.

Après, une chose était sûre : on ne pouvait plus continuer comme avant. Tous, on avait besoin d'air, et on se retrouvait plongés dans L'écume des jours : notre espace de vie avait soudain rapetissé, l'appartement dont la superficie nous avait ravi au début (hormis la minuscule salle de bains) était devenu ridiculement étroit, et on se cognait sans arrêt les uns aux autres, comme si le T3 s'était réduit à une table de cuisine avec juste trois chaises autour et que chacun devait faire le pied de grue à tour de rôle.
– Comment ça, on fume plus dans la cuisine ? Et depuis quand on fume plus dans la cuisine ?
– Depuis aujourd'hui ! j'ai dit, sans doute un peu trop fort.
– Mais le midi Louloute et Franck sont jamais là, et toi tu rentres qu'une fois par semaine ! Le soir, je dis pas, mais le midi…
Peut-être sentais-je confusément que Christine devait partir, qu'il était temps de relâcher la modeste emprise que je pouvais avoir sur elle, qu'il devenait urgent qu'elle navigue de ses propres ailes ? Peut-être l'ai-je inconsciemment poussée dehors ? Plus j'y pense, plus je le crois : à la fin, on se prenait le chou pour un rien.
– En plus, à chaque fois j'ouvre la fenêtre !
– Ecoute, maintenant c'est comme ça !

Avec Franck, paradoxalement ça se passait mieux qu'avec moi. On aurait dit que depuis le fameux week-end le beau-frère et la belle-sœur avaient tiré un cordon sanitaire entre eux ; et pour le moins qu'on puisse dire, leur petit arrangement fonctionnait mieux qu'un détecteur de métaux dans un aéroport.

Il entrait dans la cuisine, Christine en sortait aussitôt ; il passait au salon, elle revenait faire la vaisselle ou partait griller une clope sur le balcon ; il m'adressait la parole, elle se tournait vers Louloute et lui chuchotait un truc à l'oreille… And so on.

Ça, elle faisait des efforts gros comme le nez au milieu de la figure ; même ses comportements les plus élémentaires avaient évolué. Le soir, elle ne s'affalait plus comme un sac sur le canapé en attrapant la zappette, soufflant un grand coup et s'exclamant : "Bon alors, qu'est-ce qu'on regarde ?", alors qu'on était déjà au milieu d'un film d'amour prenant et passionnant, comme quand Ralph F. vole au secours de Kristin S.-T. dans Le Patient anglais… Au contraire, elle posait un demi-postérieur timide sur l'accoudoir, subissait le film sans mot dire jusqu'au bout, ne se moquant même pas de mes yeux gonflés à la fin. Plus incroyable, le matin il arrivait à Franck de la trouver en train de lui préparer son café, le salon impeccable et le duvet rangé dans un coin.


De ma chaise, leur manège m'apparaissait mieux réglé qu'un ballet de Merce Cuningham. Cela dit, je devinais grimaces et mimiques, voyais yeux qui se levaient, et sentais tension toujours présente ; une paix armée, voilà ce qu'ils avaient signé ; pas une capitulation. Le soir, leur chorégraphie s'arrêtait pile au moment où le camion klaxonnait en bas dans la cour, et où elle disparaissait, pour la nuit ou quelques jours. Ma sœur, Eric lui est tombé dessus comme une bénédiction.

Comme promis, je ne m'appesantirai pas sur Eric. Notez juste que mon beau-frère est un garçon charmant et attentionné, qui a tout de suite retenu, par exemple, que je bois du café à toute heure du jour et que j'ai l'insigne faiblesse de mettre deux sucres dans ma tasse (en fait, j'ai des goûts simples : si vous voulez m'avoir, offrez-moi un café quand j'arrive, et partout je chanterai vos louanges).

C'est un géant d'à peu près une fois et demi ma taille, ce qui, vu ma petitesse, n'en fait pas un extra-terrestre pour autant. Seulement, vu qu'il me rend largement plus d'une tête, au début chaque fois qu'il me faisait la bise il avait tendance à s'appuyer sur mon épaule, et moi à m'effondrer sous son poids. Mais, pour être parfaitement honnête, il y avait un point sur lequel je rejoignais entièrement ma sœur. Aaaah, la tête d'Eric quand il sourit… Whouyouyou !


Si vous me permettez de chipoter, j'ajouterais quand même qu'il souffre d'un gros défaut : figurez-vous qu'il est susceptible comme un pou – presqu'autant que Franck, c'est dire. Tout bien considéré, je me demande d'ailleurs si ce n'est pas ce trait commun qui a fait que ces deux-là se sont vite entendus comme larrons en foire…?

Depuis que je le connais, il a fait des efforts ; parce qu'à l'époque alors ! En musique, quand vous abordiez un sujet qu'il considérait comme le sien, c'est comme si vous aviez déversé deux tonnes de gravats dans sa salle de bains – à la première bêtise que votre ignorance vous faisait proférer, il se mettait dans le même état que si un inconnu était allé se servir une bière dans son frigo sans lui demander la permission.

C'est sûr, il a fallu qu'on s'habitue. Suis-je obligée de vous dire que ma sœur est devenue moins véhémente, tout à coup ?

Je dois préciser qu'Eric possède une vision de l'art en général et de la musique en particulier assez stricte, quasi cénobitique je dirais, ayant du mal à s'accommoder d'un quelconque compromis. A mon humble avis, c'est cette raison-là plus qu'une autre qui l'a poussé à partir voir si la réverb' était plus verte ailleurs. Jusque-là, il vivait tant bien que mal de sa musique, jouant de la guitare dans la rue et agrémentant son ordinaire de soirées de gala où il accompagnait des orchestres de jazz très sérieux (et très chiants aussi, on peut le dire) ; pour le reste, il revenait d'un voyage en Nouvelle-Zélande et venait d'avoir vingt-huit ans.

Si je devais définir d'un mot la musique qu'il composait à l'époque, je dirais qu'elle ne se chantait pas, et qu'elle ne se dansait pas non plus ; mais lorsque vous écoutiez à dose raisonnable les boucles électroniques bidouillées sur machine dont il truffait ses œuvres, quelque chose de tribal finissait par vous entailler le cœur. Bref, au moment où je l'ai rencontré, mon beauf était une sorte d'apprenti-poète électronique de deux mètres de haut, et débrouillez-vous avec ça.

De nous trois, seule Louloute appréciait moins la tournure que prenaient nos relations. Of course, elle s'est tout de suite très bien entendue avec Eric, qui l'embrassait sur les joues en la faisant tournoyer en l'air dans ses grands bras ; of course, elle continuait ses parties de chatouilles avec Christine les soirs où elle dormait à la maison ; mais pas besoin d'être fin psychologue pour se rendre compte qu'elle devenait beaucoup plus irritable et tête en l'air les soirs où ma sœur n'était pas là.

Même son instit' nous a questionnés : la fin de l'année scolaire approchait, le passage au collège pouvait s'en trouver compromis. J'avoue que ça ne nous a pas inquiété plus que ça, et qu'on se disait surtout que ça ne durerait pas, que les choses reprendraient leur cours d'avant une fois que ma sœur serait complètement partie. Bien sûr, on se fichait le doigt dans l'œil jusqu'au tibia, inattentifs à une série de déclics qui auraient dû nous alerter. La nuit, elle s'est mise à avoir peur du noir, et exiger qu'on laisse allumée la lumière du couloir ; et croyez-vous que la profession de ses parents y était pour quelque chose ?


De toute façon la machine était lancée, elle pouvait plus s'arrêter. Christine est restée un mois, un mois et demi à faire ainsi des aller-retours entre le studio et l'appartement ; et pendant tout ce temps, même si le cœur n'y était plus, on a continué à sortir toutes les trois, foirfouiller sur les marchés le dimanche – simplement, au retour on déposait ma sœur devant le studio, où elle préparait d'arrache-pied un déménagement qui serait aussi le sien…

12 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Moi, j'aime bien les hommes susceptibles ...

Enfin, surtout un.

16/10/05 4:58 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est un plaisir sans nom de te lire un dimanche comme celui-ci, alors qu'une lumière doucement mélancolique offre à mes murs la couleur des feuilles au dehors, un ocre chaleureux.

16/10/05 4:58 PM  
Blogger tirui a écrit...

je vais être pénible encore mais même avec l'aide du dico je ne comprends pas cette histoire de conception cénobitique de la musique d'eric, et pas trop non plus la réverb' ?
(s'agit-il de réverbération du bruit ?)

rien à voir mais j'ai trouvé à la biblio et commencé le premier livre d'anna gavalda, tu vois, je tiens mes promesses.

17/10/05 12:10 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Un café, ou quelques uns, le temps que tu écrives la suite ?

La réverb qui est plus verte ailleurs, je salue la trouvaille !

17/10/05 9:17 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

ben ouiiiiiii quoi

la suiiiiiiiiiite !!!

roooooh !

ben oui je râle et alors ?

17/10/05 11:05 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

moi aussi je veux la suiiiiiteuuuu !!!!

[ramène sa science ON](et pour la réverb' je dirais plutôt qu'il s'agit d'un effet : celui qui permet d'avoir un léger écho autour du son, mais selon le réglage, ça peut aller du "vrai" écho au son qu'on a dans une cathédrale hein !!!)[ramène sa science OFF]

du café ??? si tu l'aimes bien fort je t'en fais quand tu veux (j'espère que la trollette a pas morfalé tout le sucre ... moi j'en mets pas ;-p )

17/10/05 11:16 AM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

"comme si vous aviez déversé deux tonnes de gravats dans sa salle de bains"...
l'image indique tout suite et avec efficacité la région touchée.

Kimbo-time, meanwhile. (café)

17/10/05 2:44 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

t'es nam-nervante à ne pas finir tes phrases!

17/10/05 6:59 PM  
Blogger Ally a écrit...

Eh, à defaut d'avoir la suite, tu vas peut-être répondre à une question :D

Pourquoi y a ecrit "bueno" sous le 1er canard (si c'est des canards) et "malo" sous le 2ème canard ? :-)

17/10/05 9:41 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bon, je vais faire comme les autres et attendre la suite avec un café (ou deux).

18/10/05 10:55 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Mais nous n'en pouvons plus d'attendre la suite ! Pitié, pitié.
Notre coeur ne va pas tenir le coup avec tout ce café que nous venons tous de lapper, dans cette infernale attente.

18/10/05 7:47 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

"un ballet de Merce Cuningham" Alors là, moi qui suis un spécialiste depuis peu, cela m'impressionne !

Et sinon, tu veux un café ?

19/10/05 10:40 AM  

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