14.12.06

La part des choses.

Et c'est dans cet état-là – regards brûlants, gorges nouées, sourires désabusés – que nous vîmes déferler, presque sous nos fenêtres, les frénésies bacchanales de sa majesté Carnaval. Une parenthèse frivole mais régénérante, nonobstant, peut-être, les trombes de la pluie enserrant chaque défilé de gouttes grosses comme le poing, qui taillaient en pièce les hordes déchirées, et les litres d’alcool, de larmes et de sueur qui furent versés pour l'occasion ; mais quand bien même j'aurais pensé, moi, à l'issue de cette folle farandole, en avoir fini pour un temps avec cette période de mon existence, et avoir droit, à mon tour, sinon au Bonheur avec un grand A, du moins à ce qu’on me laisse souffler un peu, que je me serais pris les deux pieds dans le tapis, toute seule, comme une grande : au sortir de l'hiver, Franck a soudain attrapé un sale coup de moins bien.

Sotte que j'étais ! Fallait-il alors que je traverse le cours des choses en biais, comme un hiéroglyphe inca, pour ne pas m'être aperçue plus tôt de son malaise ? Les indices s'étaient accumulés sous mes yeux tels les cailloux du Petit Poucet, et je marchais dessus sans les voir, je les piétinais allègrement le cœur serré ; pendant toutes ces semaines où Franck s'est mis à changer, imperceptiblement au début, plus clairement vers la fin, je n'ai rien vu, rien entendu, rien senti, rien compris.

Aussi incroyable qu'il paraissait – du moins, pour qui venait de là où il venait –, il semblait atteint par la lassitude ; ses fonctions au sein du syndicat ne lui provoquaient plus le même enthousiasme, la même envie, ou cette même façon de serrer les dents avant de prendre la parole dans une AG. Personnellement, je riais jaune : au début, quand il quittait, dès potron minet, l'appartement les bras chargés de dossiers, ne devais-je pas souvent, très souvent même, lui intimer de laisser ses banderoles et ses tracts sur le pas de la porte quand il rentrait, douze ou quinze heures plus tard ?

Pourtant, il est certains détails qui n'auraient pas dû m'échapper. Par exemple, le splendide téléphone portable dont il avait été doté (encore une fois, j'étais la première dans le quartier à disposer d'un tel engin. Allez prétendre, après ça, que je ne sais pas vivre avec mon temps !), ce splendide téléphone gros comme un camion dont s'échappait continuellement une horrible sonnerie, n'était-il pas devenu, à la longue, un vulgaire fil à la patte, dont il ressentait de plus en plus mal l'asservissement ?

Et surtout, ne l’avais-je pas découvert, lui si patient et tolérant d’ordinaire, lui si gentil et attentif d'habitude, lui si… lui si Franck, quoi, bouillant d’une haine non retenue à l’encontre de je ne sais quel directeur de centre, rendant ce crâne d’œuf responsable de tout, et même du pire – surtout du pire ? Quand, au hasard d’un de ces apéritifs dînatoires nous tenant lieu de soirées, la figure honnie de ce chef s’arrimait à la conversation, le visage de mon mari se chiffonnait de colère, et si je comptais sur Thierry pour le calmer, je pouvais toujours courir…! C’était dingue. Certains soirs, j’avais l’impression d’avoir Don Quichotte et Sancho Pança à ma table ; engagés l'un et l'autre, tels deux soldats égarés, dans une lutte sans merci contre les éoliennes de la privatisation.

Peut-être que ça s'est passé comme ça. Peut-être qu'un soir, le ton est monté entre nous, pour une bêtise, une peccadille, une faute, un détail. Trois fois rien, comme souvent dans ces cas-là ; mais peut-être qu'à cette occasion, certaines des paroles échangées (les torts sont partagés, croyez-le) s'envolèrent, oubliées au plus vite, tandis que d'autres, plus lourdes de sens, vinrent plomber notre ciel et ne retombèrent pas. Peut-être…

De son point de vue à lui, peut-être que permanent syndical n'était pas le job de toute une vie – qu’il estimait bon, au bout d'un temps, de laisser sa place. Peut-être, en outre, qu'il sentait, plus ou moins confusément, que la situation lui échappait, que la haine tenace qui le liait à Crâne d'Œuf risquait d’entraîner ses camarades dans un combat qui ne serait, dès lors, pas le leur. Peut-être aussi que, lors des derniers troubles qui avaient agité l'entreprise, les esprits s'étaient suffisamment échauffés, et qu'il s'en sentait responsable. Peut-être enfin que, poussé par l'envie de changer d'air, il caressait l'idée de retourner là d'où il venait – la grosse bête de fer et d'acier aux naseaux fumants où il avait œuvré plus de dix ans.
– Pas question, avais-je peut-être répondu.

De mon point de vue à moi, peut-être avais-je dit ça sur un ton un peu vif, mais vous est-il possible d'entendre, tout bien considéré, que je n'avais pas envie de redevenir la moitié d'un homme de quart ? Vous est-il possible d'entendre que, bien que personne n'en parle jamais, c'est un vrai boulot, femme de 3X8 ? Avec ses aléas, ses contraintes et même, ses maladies professionnelles ?

Peut-être que, prévoyant un refus somme toute prévisible, Franck avait échaffaudé d'autres hypothèses. Peut-être me les soumit-il, à cet instant-là, et peut-être alors que nos discussions prirent un tour plus rude. Peut-être que, emportés par la fougue ou la colère, nous nous envoyâmes quelques vérités à la figure, que certaines assiettes désassorties furent brisées. Bah, quelle importance ? Me croit-on à ce point attachée à de vulgaires questions matérielles ?

Oui, peut-être que ça s'est passé comme ça.

Mais il était écrit quelque part que je boirais, sans barguigner ni me plaindre, le calice jusqu'à la lie. Bon, on ne peut pas dire que j'ai bien pris la chose, c'est vrai. Quoi, Monsieur prétendait quitter le foyer familial, pendant ces longs mois où il descendrait chaque semaine dans la capitale, histoire de maîtriser les rudiments de la sûreté nucléaire, jusqu'à devenir un expert de la chose, et j'aurais dû abandonner ma hargne au vestiaire ? C'était mal me connaître.

Ce fut notre moment de vérité. Celui où vous mettez ce qui vous a fait dans la balance – tout ce qui vous a fait vous. Je vous passe les détails. La psychologie n'est pas mon fort, et je hais trop le pathos pour vous ensevelir sous les déchirements qui m'assaillirent alors. De toute façon, avais-je franchement le choix ?

J'ai fait exactement ce que je devais faire : la part des choses. J'ai coupé les branches mortes, élagué le dérisoire et l'inessentiel. Et c'est à ce moment-là, à ce moment précis, quand Franck a quitté la tête du syndicat et que nos dimanches sont devenus un supplice et les vendredis une vraie bénédiction, que mon bourreau a fait son apparition. Le calice jusqu'à la lie, je vous dis. En même temps que la mienne, son heure était venue.




(photos Robert F. Hammerstiel)

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