16.5.05

J'ai demandé à la dune.

Pourquoi n'y en eût-il jamais une pour rattraper l'autre ? Pourquoi avons-nous campé si longtemps sur nos positions Béatrice et moi, restant de longs mois sans échanger ne fut-ce qu'un mot, un coup de téléphone ?

J'ai bien peur de connaître la réponse : deux idiotes, voilà ce que nous étions – deux caractères de cochonnes, engoncées l'une et l'autre dans notre susceptibilité, chacune envoyant des signaux à la deuxième au hasard des rares amis que nous partagions encore, ou des encore plus rares espaces perdus où nos pas se croisaient. Où étais-tu, petite sister, pendant que je m'essayais à épouser les conventions pour mieux faire savoir à qui tu sais combien j'étais libre et indépendante ? Que faisais-tu ? Avec qui ? Savais-tu que lorsque Franck tardait, j'attendais que le sommeil me prenne dans ses bras en pensant à toi ?

D'accord – ce n'était pas tous les soirs, non. Et ce n'étaient pas non plus de vrais souvenirs, je veux dire : avec un début, un milieu et une fin, comme ceux qu'on raconte à l'issue d'un repas ; des flashes plutôt, des éclairs s'immisçant sans prévenir devant mes yeux, un kaléidoscope de fête foraine faisant défiler des images éclatées où tu avais tour à tour cinq, quinze ou vingt-deux ans. Eclats de rire, courses dans les dunes, sable qui vole ; portes qui grincent, Jerry et Tom en vacances à la maison, et ce peinturluchonneur dont j'ai oublié le nom. Ce soir, dans ce ballet d'ombres froissées par la mélancolie où ton reflet danse autour de moi, une question me taraude : étais-tu heureuse en ces instants-là ?



Une fois, au matin d'une de ces fêtes énormes et délurées comme il s'en déroulait régulièrement à la ferme, alors qu'une journée de vacances aussi molle qu'une montre de Salvator Dali s'engageait et que, côté hommes, s'écouter pousser les cheveux était soi-disant la seule chose sensée à faire, on s'était mises elle et moi à chercher comment meubler l'après-midi, l’envie de profiter des beaux jours l'emportant sur nos cerveaux lents et la sieste dans les prés.

Occupé à faire flotter de vagues nuages blancs, Août envoyait ses zébrûres par intermittence, un peu comme on expédie les affaires courantes ; autour des vastes étendues agricoles qui cernaient le pré carré de notre insouciance, l'atmosphère semblait portée par une lumière précieuse et claire, aussi pure et limpide qu'un ciel d'orage après la pluie, cette lumière qui n'existe qu'ici, lorsque l'été donne l'impression d'abandonner à regret ses derniers oripeaux.

Après le petit déjeuner la forme ne faiblit pas, au contraire on se sentait aussi électriques qu'une chanson de Pat Benatar, et nous avions trottiné jusqu'au village pêcher des idées de détours ; mais là-bas c'était pire qu'un cauchemar, plus personne dans le bourg, ni ces vieux assis sur un banc qu'on saluait chaque semaine, ni ces rombières permanentées qui nous faisaient halluciner quand elles recomptaient leur monnaie sur le comptoir de l'épicerie. Même le marchand de journaux était fermé, une catastrophe : commencer la journée sans savoir si le monde s’est écroulé durant la nuit, je ne connais rien de plus minant. Et toi, qui te fichait bien de savoir si la planète avait pris feu, le nez sur la vitrine à zyeuter les cartes postales, le doigt pointé sur une affiche en criant "J'ai trouvé ! ".

Enfourcher les motos, tourner la poignée de l'accélérateur et tailler la route jusqu'à l'endroit voulu ne prit qu'un instant, un peu comme si on s'était serrés tous les quatre dans la cabine de douche qui vous télé-transporte dans Star Trek ; et l'on se retrouva en un temps trois mouvements à crapahuter d’un pas vif dans la colline, Franck et Thierry en tête, le pic-nic dans le sac à dos, le perfecto sur l’épaule et un bandana sur la tête à cause des coups de soleil ha ha, tandis qu'on tirait la langue à leur suite comme des pendues. Et ri et ron petit patapon…

Nos pieds nus s'enfonçaient dans le sable humide qui crissait de plaisir sous nos pas, si vous saviez comme il faisait bon, il faisait chaud ce jour-là ! En arrivant près de l'endroit où ils s'étaient assis, tu as quitté le sentier, t'es mise à courir de travers, à plonger dans les herbes folles, c'était Week-end à Zuydcoote que tu rejouais devant mes yeux, comme Bébel ou Marielle on évitait les bombes en rampant dans les herbes folles, on s'est cachées et on a attendu ; je dis "on" parce que je t'ai suivie sans hésiter, bien sûr. Mais si on rêvait d'entendre nos amoureux hurler nos noms, affligés d'avoir égaré leurs femmes dans cette immensité, c'était perdu d'avance ; quand on a entendu Thierry décapsuler la première bière on s'est relevées d'un air mauvais, on s'est assises à leurs côtés en leur jetant des mottes de sable, pfff.

Le carré d’herbe surplombait toute la côte, depuis la crête la vue méritait bien ces malheureux efforts, hormis des insectes avides de tout savoir de vous ça valait tous les plans qu’on s’était fait jusque-là ; on a grignoté les sandwiches, bu la bière tiède, et puis on s'est affalés pour de bon, l'esprit vagabondant et nos hommes à côté. Après, on s’est tous assis en sirotant la thermos de café, dos à dos on couvrait les points cardinaux d’un horizon sans nuage ; au loin, des grappes d’oiseaux gambillaient dans l’azur, et pas un poil de vent sauf cette brise légère effleurant nos visages comme une caresse… Etait-ce le soleil, le vent, ou la bière ? Sans doute tout à la fois va savoir, toujours est-il qu'on était dans cet état vaporeux qui précède l'ivresse, on était bien quoi.

On a dû rester comme ça une paire d'heures à deviser tranquilles, avec l'infini sentiment que le monde nous appartenait, que nous n'avions qu'un geste à faire pour stopper le fil du temps, rattraper nos erreurs passées, rêver d'un futur qui nous ressemble, et c'était d'ailleurs exactement ça : à ce moment très précis, le monde nous appartenait.

Encore un petit peu, je dirais.

De ces instants fugaces et futiles comme celui-là je vous souhaite d'en connaître plein ; la paix sur les visages, pas d'autre souci que celui de jouir d'être en vie, en étroite communion avec la nature, et toi, toi tu riais comme une gamine. Une fois la bière épuisée on alla se vautrer à la terrasse d'un café où l'on se moqua un peu des touristes en se racontant les dernières histoires à la mode, mais le cœur n'y était plus ; la magie s'était enfuie avec les rayons du soleil, il était l'heure de rentrer et pis voilà.



D'autres soirs, je jouais pendant des heures à l'Othello, toute seule, un coup j'étais les noirs un coup j'étais les blancs, je retournais le plateau sur la table et lorsque Franck rentrait, quelle qu'ait été sa journée, usante ou non il n'échappait pas à une bonne raclée.




(photos X)

8 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Cette ambiance de sel et de vent, de sable et d'insouciance, d'humeur éphémère et de monde qui t'appartient, comme tes mots la font bien pétiller, Anitta.
C'est bien, les époques où on peut tout demander à la dune et se dire qu'elle nous le donnera...
Émue, je suis, comme souvent ici.

16/5/05 10:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Emue aussi, plus que ça même...

Saleté, va, c'est pas sympa de mettre les cyber-copines dans un état pareil dès le matin...

17/5/05 8:43 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

cétait bien c'était chouette euh

nostalgie quand je lis tes mots

une autre vie une autre histoires des faits similaires

bisous

17/5/05 9:19 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est très étrange comme tes notes me font penser à ces très bons films qui portent une forte nostalgie empreinte de joies et de légèreté mais dont subsiste au fond un sentiment de gravité.

C'est vraiment très bien conté.
C'est beau.

17/5/05 9:26 AM  
Blogger Ally a écrit...

En lisant ce post, j'me disais que j'pourrais lire un bouquin entier ecrit comme ça ! Les editeurs, qu'est ce que vous fouttez putain ?!:-)

17/5/05 9:55 PM  
Blogger Maurice a écrit...

Les rombières qui recomptent leur monnaie sur le comptoir de l'épicerie m'ont rappelé la Coop avec ses timbres multicolores qu'on collait sur des feuilles pour avoir des réductions. Sinon c'est toujours trop tard qu'on réalise le temps perdu et les occasions manquées. Et pourtant on le sait...

18/5/05 11:09 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Comme d'autres Facettes "une autre vie une autre histoire...", mais l'émotion se ressemble.
C'est bon parfois la mélancolie, mais le soleil ne le sait pas... Tu crois qu'il a compris ?

18/5/05 12:12 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Qu'est ce que je voulais dire déjà sur cette douce histoire?.....

C'était simple.... Un seul mot je crois.....

Ah oui.....

...Merci ;)

21/5/05 10:54 PM  

<< Home