29.9.06

Redemption song.

Sans exagérer, j’ai dû raconter ça au moins cent cinquante fois : le concert de Bob Marley au Bourget, en juillet 80, c’était comme si tous les habitants d'une même ville avaient décidé en même temps de camper sur le même terrain vague. Dans quelque direction que vous posiez les yeux, c’était panique à Fourmi-land.

Ça arrivait de tous les côtés et ça semblait ne pas avoir pas de fin, plus ça venait d’un bout et plus ça arrivait de l’autre ; et ça durait comme ça pendant des kilomètres, les rues et les allées emplies d’une foule en marche, rangées d’hommes et de femmes dans les quinze-vingt-cinq ans, files de voitures et d'autobus collés l’une à l’autre, dont s’extirpaient, dans un mouvement perpétuel, une infinitude de gars et de filles au regard brûlant qui jouaient des coudes et se marchaient dessus comme si leur vie en dépendait.

Dans un horizon barré par des centaines de drapeaux jamaïcains, on eût dit une armée lancée à l’assaut de la scène comme si c'était l’Arche de Noé, et qu’elle avait le Déluge aux fesses.

Dans l'assistance, c’était bonnets de laine et bandanas, T-shirts dépenaillés, perfectos et robes légères ; c’était tous les milieux, toutes les origines et toutes les couleurs ; à vue de nez, c’était une fille pour trente garçons, en jeans crassous et vestes militaires. Tous, serrés comme des petits pois devant le comptoir d’un bar ou d'un étal de souvenirs, tous, s’agrippant l’un à l’autre devant les toilettes, tous, entassés l'un sur l'autre jusque devant la scène, s’échangeant de grands sourires et se tapant sur l’épaule.

C’était dingue : dans chaque recoin son lot de spectateurs, assis en cercle au milieu, debout devant la scène, allongés au fond, et s’il vous prenait l’idée de fendre la foule, il fallait vous armer d’un couteau ; une fois parvenu aux barrières derrière lesquelles une bonne centaine de molosses faisaient jouer leurs gros bras, quand vous vous retourniez et tentiez de voir la fin de cette immensité, à travers le brouillard de sueur et de fumée se dégageant de cet amas de corps serrés, laissez tomber, vous y aperceviez que dalle.

Partout, ça bruissait de rires et de cris, ça plaisantait, ça gueulait, tous électrisés, tous fous d’avance. Il régnait une chaleur insensée, et une fois que vous aviez votre place, une fois que vous étiez calé dans le misérable espace vital que vous aviez arraché de haute lutte à vos voisins, c’était même pas la peine de penser partir vous refaire une beauté dans les toilettes.

Je le dis tout net, et tant pis pour la grandiloquence : ce concert a changé ma vie. Sans que je m'en rende compte sur l'instant, il a allumé l'étincelle de bouleversements dont je mettrais des années à me remettre. Bon, je répugne à écrire qu'une gamine y est allée et qu'une femme en est revenue, je n'aime pas user de ce genre de raccourcis – vous savez ce que c'est, on rêve de Gallimard, et on se retrouve chez Harlequin –, mais je suis bien forcée de reconnaître que, pour moi, c'est exactement ce qui s'est passé.

J’ai débarqué là-bas pendue aux bras de Gabriel, mon ami-ant du moment (pas quarante ans à nous deux), et si, le lendemain, j’avais toujours le même uniforme vaguement baba-cool (pull en laine noir, foulard indien, cheveux noués en arrière) qu’à l’arrivée, ce n'était tout bonnement plus la même personne qui le portait. C'est aussi simple que cela : pour moi, il y a un avant Bob Marley, et un après Bob Marley. En langage rasta : un before, et un after.

Et d’ailleurs, si Gaby allait me quitter moins d’une semaine après qu’on soit rentrés, n’était-ce pas d’abord, à l'entendre, parce qu’il sentait que je n’étais plus tout à fait la même, et que nos relations ami-moureuses prenaient un tour dangereux pour son matricule ? Bah ! Je suis sûre qu’il n’a pas tardé à s’en mordre les doigts. Quant à moi, un garçon de perdu… Un garçon de perdu !

Plus sérieusement, ils ne sont pas nombreux, quand j’y pense, ces instants fatidiques qui auront bousculé le cours normal de ma vie : en tout et pour tout, ils tiennent sur les doigts d'une seule main. Le concert de Bob Marley. Franck. La mort de Béatrice. La naissance de Louloute. L'accident de mes parents… Une liste à laquelle il est temps, aujourd'hui, d'ajouter un autre nom : Jean-François. Dîtes, sentez-vous déjà comme ma main tremble, en écrivant ce nom ?

Surtout, n'allez pas croire que je veux faire porter le chapeau de ma décrépitude à ce triste individu. Où qu’il soit aujourd’hui, le monsieur n’en a ni les épaules assez larges, ni le cuir assez épais. Ce serait lui donner plus d’importance qu’il n’en mérite : plus de pouvoir qu’il n’en a. Car, du jour où Christine est partie vivre en Hollande, après tous ces mois où nous avions noyé notre chagrin dans les pires méfaits – et le meilleur champagne –, jusqu'à cette course en pédalo sur les canaux d'Amsterdam, se sont écoulées de longues, très longues années pendant lesquelles je me suis sentie irrésistiblement aspirée par le vide. Et là, pas la peine de chercher d'autre coupable que moi, n’est-ce pas ?

Ça m'est tombé sur le râble de façon légère, au début : rosée plutôt qu'orage, onde plutôt que trombe, nuages obscurcissant l'horizon sans qu'on y prenne garde, frémissements imperceptibles, comme une maladie transmise par un impressionniste. Ce n'étaient pas encore ces malaises, ces suées et cette lassitude qui viendraient plus tard, ce n'étaient que des petits signaux avant-coureurs que j'étais bien en peine d'interpréter, vu que je n'avais jamais été malade comme ça, avant, et que je viens d'une famille où l'on ne s'apitoie pas facilement sur son sort, vous savez.

Comme une idiote, j'ai mis ça sur le compte de la fatigue, c’est un contrecoup je disais, rien de grave, la couleur de mes ciels avait beau prendre jour après jour une teinte de plus en plus sombre, je dansais sous le volcan avec l'insouciance de Carmen. De toute façon, quand bien même, à ce moment-là, je me serais penchée sur moi, quand bien même j’aurais voulu écouter mon corps, que je n’en aurais pas eu l'occasion. A Dam, Christine n'avait pas fini de déballer ses cartons que Louloute, puis Franck, ont manifesté des symptômes bien plus importants que mes petites douleurs.

Alors, comme une louve, j'ai défendu mon foyer, sorti mes griffes et montré les dents ; à l'époque, j'avais de l'énergie à revendre, je n'étais pas encore cette loque bourrée de médicaments jusqu'à la gueule errant de l'aube à l'aube dans son appartement. A l’époque, je n'avais qu'un seul docteur et le médecin du travail ne se mêlait pas encore de mes affaires. Ah ce qu'il doit bénir cette époque, lui !

Au bout d'un temps qui m'a paru interminable – mais nous avions quitté Fort-Synthe depuis la veille et guère dormi ni mangé dans l'intervalle –, la musique d'ambiance s'est tue, et les Wailers sont montés sur la scène. La foule s'est levée et, croyez-le ou non, la clameur qui est alors sortie de la poitrine des 50 000 petits anges qui m'accompagnaient, il est encore certains soirs où je l'entends.




(photos Patrick Cariou)

28 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Ô Anitta.....
Ô tous les détails derrière les détails...
Est-ce uniquement grâce à ton écriture ?
Est-ce ta perception des choses ?
La façon dont tu nous les transmets, si délicate, si...?
Je ne sais comment dire...
Cette note me touche plus que toutes les autres. Peut-être parce qu'elle représente un tournant ?
Peut-être parce que j'ai peur de la suite ?
Moi je n'avais pas de dreadlocks. On se serait reconnues.
Je dis n'importe quoi, tu me rends sentimentale, d'un coup.
Allez, je me casse et je t'embrasse, Anitta.

29/9/06 6:31 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Un nouveau billet !!! Chouette chouette chouette, je vais le lire !!!

29/9/06 6:46 PM  
Blogger Brigetoun a écrit...

et te revoilà enfin - et que j'aime le concert Madame !

29/9/06 7:31 PM  
Blogger *isadora* a écrit...

Ben oui, obligé, qu'on te croit...
J'aurais aimé y être, dis donc.
Mais ce qui me plait, c'est que l'esprit se transmet quand même, au fil de certaines rencontres qui comptent...
(si c'est pas clair, je crois que c'est normal ;-) des bises, Anitta)

29/9/06 8:19 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Un frisson est passé...

29/9/06 8:54 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

sorry, de trembler, j'ai oublié de signer !

29/9/06 8:55 PM  
Blogger tirui a écrit...

elles sont belles les illustrations de tes notes, mais parfois j'aimerais voir des photos par exemple de toi toute jeunette avec pull en laine noir, foulard indien, et cheveux noués en arrière :-)

29/9/06 9:47 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Chère loque,
L'art de mener l'enquête dans ses propres souvenirs n'est pas donné à tout le monde. Surtout dans un paysage qui ne manque pas de brumes.
Fraternellement vôtre ;)

29/9/06 10:28 PM  
Blogger Ally a écrit...

C'est qui les Wailers ?

30/9/06 1:36 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Merci Petit Poucet. Je ne me suis pas étouffé en lisant vos si belles lignes, ou plutôt, en me permettant de suivre vos petits cailloux. Lentement, mais sûrement.

30/9/06 8:43 AM  
Blogger bricol-girl a écrit...

Ah que ça valait la peine d'attendre!

30/9/06 9:27 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Après avoir lu tant de richesses, je ne vais pas laisser un pauvre petit commentaire.

30/9/06 12:00 PM  
Blogger Maurice a écrit...

Allison tu me désoles...

30/9/06 1:56 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je n'ai pas pu commenter dans l'autre billet...
*Ravie* de te relire et s'il me faudra le temsp de m'habituer à rouler du muavais côté, j'aime beaucoup la photo accrochée à la porte d'entrée :)

30/9/06 1:56 PM  
Blogger Ally a écrit...

nan mais c'est parce que j'aime pas specialement le reggae et Bob Marley donc tout ce qui l'entoure, je connais vraiment pas ! C'est bon j'ai cherché. :-D

30/9/06 5:23 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je viens de parcourir cette tranche de vie, ce miroir des états d'âme, et je suis vraiment impressionnée par la qualité de ce blog. Quel plaisir de découvrir, par hasard, votre univers si personnel, si touchant, si sincère.
Et ma maman s'appelle Denise,aussi.
A très bientôt.

30/9/06 11:08 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Anitta
Z'avez pas le droit d'écrire aussi bien.
C'est pô juste.
Un grand merci à Orphée qui m'a donné le p'tit lien vers votre grand blog.
Eurydice

1/10/06 12:00 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il est évident que tu n'étais plus la même avant, qu'après !
S'il y a cause à effet...Ta place tu l'as payée beaucoup trop chère.
Cordialement

1/10/06 1:43 AM  
Blogger Dam a écrit...

20 centimes d'euro les Harlequins à la brocante ce matin, ça vous tente ;-) ?

1/10/06 5:37 PM  
Blogger Gregory Sey a écrit...

Oui, on la sens cette main qui tremble...

1/10/06 5:57 PM  
Blogger FD-Labaroline a écrit...

Oh zut j'arrive en fin de discussion ! Importants, ces instants et ces êtres qui influent malgré eux sur notre vie, sur nos émotions, sur ce que nous devenons. Merci à toi de nous faire partager les tiens.

2/10/06 11:53 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Oh dis donc, ça me rappelle le concert de Dorothée au Touquet en 1978.

Euh...
Ah peut-être pas remarque.

2/10/06 1:54 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Exodus, movement of Jah people, oh yeah
Open your eyes and let me tell you this

Men and people will fight ya down (Tell me why?)
when ya see Jah light
Let me tell you, if you're not wrong (Then why?)
ev'rything is alright
So we gonna walk, alright, through the roads of creation
We're the generation (Tell me why)
trod through great tribulation

Exodus, movement of Jah people
Exodus, movement of Jah people

Open your eyes and look within
Are you satisfied with the life you're living?
We know where we're going; we know where we're from
We're leaving Babylon, we're going to our fatherland

Exodus, movement of Jah people
(Movement of Jah people)
Send us another Brother Moses gonna cross the Red Sea
(Movement of Jah people)
Send us another Brother Moses gonna cross the Red Sea

Exodus, movement of Jah people
Exodus, Exodus, Exodus, Exodus,
Exodus, Exodus, Exodus, Exodus
Move! Move! Move! Move! Move! Move!

Open your eyes and look within
Are you satisfied with the life you're living?
We know where we're going; we know where we're from
We're leaving Babylon, we're going to the fatherland

Exodus, movement of Jah people
Exodus, movement of Jah people
Movement of Jah people (4 times)
Move! Move! Move! Move! Move! Move!

Jah come to break down 'pression, rule equality
Wipe away transgression, set the captives free

Exodus, movement of Jah people
Exodus, movement of Jah people
Movement of Jah people (5 times)

Move! Move! Move! Move! Move! Move!
Movement of Jah people (5 times)

;-)))

2/10/06 5:50 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tu sais que Patrick Bruel y était, à ce concert ?

(Quant à moi, je me cache : j'ai longtemps cru que "no woman, no cry", ça voulait dire "quand y a pas de gonzesse, y a pas d'emmerdes").

Oué je sais, la honte...

3/10/06 9:26 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Moi aussi j'ai l'impression d'entendre cette clameur, même si je n'y étais pas hélas...
Et tu sais quoi ? Cela me chavire.
Merci Anitta. Avec deux T.

3/10/06 4:16 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je viens de relire votre "J'ai peur des chiens." et je me dis qu'il suffirait d'un bisou d'une chienne comme moi pour réparer ce malentendu. ;)

4/10/06 12:35 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

... Son lot, comme tu dis, dans chaque recoin de la vie. Bise.

4/10/06 3:34 PM  
Blogger leica lumix a écrit...

ou "comment bob a fait de moi une femme"!!!

6/10/06 12:27 AM  

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