16.3.05

Béatitudes.

Bon, eh bien… Nous y voilà.

Aujourd'hui, j'aimerais vous parler d'elle – Béatrice, ma sœur. M'en voudrez-vous si je plombe un peu l'ambiance de cette journée ?

Oh, restez tranquilles. Je veux seulement rassembler ma mémoire (vous savez : les deux neurones) et tenter de poser là, en quelques mots, son histoire à elle, un petit bout de temps après qu'elle en ait inscrit le point final ; le tout sans crise de larmes ni prise de tête – parce qu'elle détesterait ça, et parce que la psychologie de bazar, entre nous, c'est pas mon truc, m'en voulez pas.

De toute façon vous ne risquez pas grand chose. Calculez bien. Dix-neuf ans moins des poussières que je rumine cette histoire : ça donne un certain recul sur les choses, non ? Le temps a posé sa patine, les mauvais souvenirs se sont estompés (presque tous), ne reste que le meilleur…

Alors, écoutez son histoire : celle d'une petite fille très belle grandie trop vite dans le regard des autres ; celle d'une jolie fille couvée de l'œil par un nombre incalculable de petits amis, tous plus ou moins sincères, qui s'est fracassé les ailes sur la façade de l'indifférence. Manque d'amour ou d'attention, manque de temps ou manque de chance, allez savoir... Manque de ce je-ne-sais-quoi qui vous aide à regarder devant vous et vous maintient à flot, tout simplement. Un jour, elle s'est envolée pour toujours, et ça restera la dernière façon qu'elle a trouvé pour fuir un monde dans lequel je crois qu'elle se sentait à l'étroit, et dans lequel aujourd'hui elle me manque.

Voilà, vous savez tout. Vous ai-je dit que je hais le pathos aussi ?

Béatrice était belle, oh oui elle était belle, une beauté chipée à ma mère dont elle ne nous a laissé que des miettes (je vous rassure : ces miettes feraient le bonheur de plus d'un top-model) ; c'est dingue, elle ne pouvait pas entrer dans une salle de classe, un bar, un magasin, sans qu’automatiquement tout ce qui avait deux bras, deux jambes et un taux conséquent de testostérone ne plante deux yeux exorbités dans sa direction.

Dingue cette foule de prétendants qui lui courait après, dingue ces hommes mûrs devenant plus timides qu'un collégien en face d'elle, dingue ces gars qu’elle a rendu fous, et je ne vous parle même pas de ceux qui ne m’approchaient que pour s'approcher d’elle ; pour résumer la différence entre elle et moi quand on était ados, disons que moi j'avais surtout des copines, et elle surtout des copains.

De l'enfance ce qui me reste d'elle ce sont surtout des souvenirs de bagarres, et pas de la petite gnognotte, hein ? Des vraies bagarres de filles, celles dont vous sortez griffée de partout, des touffes de cheveux en moins, et une irrépressible envie de chialer – à croire qu'on n'a jamais joué à la poupée ensemble. Comme ce pique-nique sur la plage, en face de là où j’habite aujourd’hui : on a sept-huit ans à tout casser, on porte le même ensemble rouge, et on vient de se chiffonner comme deux poissonnières. Faut dire qu’on s’est toujours beaucoup chiffonné elle et moi, un peu plus d’un an nous séparait, j’étais l’aînée mais croyez-le je n’ai pas souvent eu le dessus. Elle et moi, on avait le même caractère de qui ne veut pas céder devant l’autre, elle et moi on n'était pas du genre à mettre notre âme en veilleuse.


Cette bagarre sur la plage je ne saurais pas vous dire la date, pour bien faire il faudrait que je retourne farfouiller dans mes cartons, mais je ne m’en sens pas le courage, je ferai ça une autre fois. Par contre je peux vous en garantir l'authenticité, j'ai cette photo sous les yeux, deux petites filles débraillées et essoufflées que mon père tient fermement dans chaque bras.

Evidemment, je me souviens aussi de nos courses de vélo le long de la digue – évidemment. C'étaient des courses très disputées, et pour les pimenter on mettait un pari en jeu, par exemple une semaine de vaisselle (ah oui, il faut que je vous dise : elle et moi on faisait la vaisselle une semaine sur deux, chez nous. Soir et week-ends. Quand la dernière a eu l'âge d'atteindre l'évier, pensez-vous qu'on est passé à une semaine sur trois ? Bernique ! Mes parents ont acheté un lave-vaisselle. Pfff).

On traversait la ville le vélo à la main, arrivées vers la salle de bal on fixait un point, l'éolienne par exemple, et trois deux un partez ! Et puis un jour, je ne sais pas ce qui lui a pris, peut-être en avait-elle marre de faire la vaisselle à ma place, a-t-elle profité que j'achetais des cigarettes pour dégonfler mes pneus ? J'avais pas fait trente mètres que le vélo s'est dérobé sous moi, j'ai giclé de ma selle comme un bouchon de champagne un jour de communion, et j'ai atterri sur les graviers.

En me relevant, la première chose que j'ai entendue c'est son rire, un rire clair et franc et espiègle en même temps, le rire d'une gamine contente de sa blague, hahahahahahaha, ce genre. Quand elle m'a vue son rire s'est étranglé, j'avais le visage tailladé de partout, une arcade qui pissait le sang comme coule une rivière et des petits cailloux incrustés si profondément dans la chair que je tressaille encore au souvenir du pharmacien qui les a enlevés. Aujourd'hui j'en rigole, c'est sûr, mais entre mon œil et ma joue droite, quand on le sait on peut la voir, la cicatrice qui témoigne de ma chute.

Ai-je besoin de préciser que cette histoire a fait un certain bruit à la maison ? Bien sûr elle a toujours nié être pour quelque chose dans l'accident, et bien sûr personne ne l'a crue. Un mois de vaisselle, un mois entier de vaisselle, vacances scolaires incluses, telle fut notre punition. A l'époque, c'est fou comme on s'aimait, au moment de quitter la table, hahahahahahaha...

Enfin voilà ; toutes les deux on s'est cordialement malmenées pendant longtemps, et ce qui a finit par nous rapprocher c'est la naissance de la troisième (l'Enfant-Jésus, comme on disait), née plusieurs années après nous. Dans l'intervalle, il y a bien d'autres histoires croustillantes, d'autres anecdotes fameuses, mais pour la plupart elles m'ont été rapportées, je ne saurais les retranscrire dans leur intégrité – même si je sais que quand la légende est plus belle que la vérité il faut imprimer la légende, je n'ai pas non plus envie de faire de ma sœur une icône, comprenez-moi.

On s'est un peu perdues de vue par la suite, l'école puis le lycée ont eu besoin d'elle un peu plus longtemps que moi, et je ne vais pas vous le répéter tous les 107 ans, en ce temps-là les téléphones portables n’existaient pas, je ne prétends pas qu'ils ont tout résolu aujourd'hui, loin de moi cette idée bien au contraire, cela dit ça m'aurait arrangé qu'elle en ait eu un, drôlement bien arrangé.

Et avec un portable, je suis certaine que ma Béa aurait imaginé un de ces jeux qu'elle inventait sans cesse – des jeux stupides, je dois bien le reconnaître : entre autres qualités, Béa était la championne du monde des jeux stupides. N'empêche, on s'est bien marré elle et moi, avec ses jeux débiles. Encore aujourd'hui, quand les regrets se font trop pressants, il en est un dont j'use et j'abuse. Et alors, c'est radical : ma bouche s'entrouvre jusqu'à sourire, mes yeux pétillent pis qu'un seau de limonade, et un grand soleil envahit mon cœur. Vous connaissez le Jeu des Petites Contrariétés ?






(illustrations Alexios Tjoyas)

9 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Que c'est beau... J'adore Alexios Tjoyas. Quelle bonne idée d'être enfin revenue, Anitta !

16/3/05 8:45 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Si tu as ouvert ce blog pour Béatrice, c’est elle, alors, que je remercie de m’avoir permis de te connaître...
En espérant un jour te rencontrer "pour de vrai".

17/3/05 9:17 AM  
Blogger Ally a écrit...

T'as failli me faire pleurer, c'est malin !!! Grrr:-)

17/3/05 11:27 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Dis donc, sacrés rapports que vous aviez, elle et toi...

17/3/05 10:35 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Non, je ne connais pas le Jeu des Petites Contrariétés, mais quelque-chose me dit que tu vas continuer à nous distiller tout ça au compte-gouttes…
(euh, ce ne serait pas un plénoasme, doit dit en passant ?)

18/3/05 9:39 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Quelle belle raison d'ouvrir un carnet! Ton texte est très touchant, il me fait penser à tout ce que j'ai manqué pour ne pas avoir eu de frères ou de soeurs de mon âge, même si ça m'a aussi évité apparemment quelques coups de poing fraternels.

18/3/05 2:11 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

La note est magnifique de tendresse avec cette pointe d'histoire légendaire qui lui va si bien.

Tu as mille fois raison d'insister sur la facette des souvenirs qui se dessine pendant que les années passent et que ne reste que l'essentiel.

Merci de ton partage.
Un bisous en passant.

18/3/05 2:14 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bonjour Anitta

Cette note m'a attrape "au ventre" et ca ne m'arrive que tres rarement sur les blogs.
Merci pour cette ecriture touchante de verite et de pudeur.

28/3/05 11:02 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ce billet me touche et m'émeut, il n'est pas triste pourtant. A travers tes mots, c'est de Béatrice vivante que nous faisons la connaissance.

Mais je sais aussi comme il est dur de devoir se séparer de ceux que l'on aime, je mesure combien ces années ont distillé le chagrin pour le réduire à ce texte dont chaque phrase est forte comme la vie.

12/4/05 7:56 PM  

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