13.12.06

Autant que m'emporte le vent.

à notre retour, s'est écoulé comme ça un certain temps, vous dire combien exactement je ne saurais, où la vie s'est mise à suivre un cours tranquille et indolent, pof pof, comme si nous avions décidé, famille et amis, pof pof, de marcher soudain au diesel ; un moteur nourri de l'entrée de Louloute au collège, des vélléités de retour à la base de Franck et des savants calculs de ce qu'allait nous coûter la maison (en un mot : bonbon) ; côté boulot, rien de spécial, ah si pardon, il y avait ce nouveau truc qui arrivait, là, cette conception moderne du taylorisme, oui, ce temple du sadisme consubstantiel au secteur tertiaire, les plateaux-clientèle qu'ils appelaient ça

mais à part ça, rien que vous ne deviez savoir pour la suite ; parce que je vous jure que si j'avais seulement senti un chouïa plus tôt – avant l'hiver, et notre moment de vérité, par exemple – combien Franck était contrarié par les problèmes qui s'agglutinaient sur ses épaules comme des mouches sur une tartine de miel, croyez bien que je l'aurais dit, pof pof, croyez bien que je l'aurais dit pof

alors, continuons d'être aveugle et sourde, et ramassons d'un geste ample quelques-unes des feuilles de cet automne-là ; le week-end où ma sœur et son copain revinrent à Fort-Synthe et, en retour, leur invitation (ferme) pour la fin de l'année à Dam ; le passage de Thierry – qui n'avait conservé aucune séquelle de son accident au genou (pourtant, ne l'avions-nous pas entendu hurler, au bout du fil, qu'il était à deux doigts de l'amputation ?) – devant le conseil de discipline, pour de sombres faits de "sabotage" (une vieille affaire remontant à deux ans) et la fête, avec ses camarades du syndicat et Aline, qui avait fait le déplacement, qui suivit son acquittement, au milieu des feux de Bengale ; la santé brusquement vacillante de mamie Berthe, la mère de mon père, qui dût, à regret, quitter son petit pavillon en briques de Tornegat et partir en maison, et qu'on se mit à aller voir, Louloute, Franck et moi, le soir et le dimanche, perpétuant ainsi sans l'avoir décidé la tradition familiale

parlons d'Ernestine Gibolin, aussi, notre si dévouée voisine, avec laquelle je ne savais jamais si nous étions en guerre ou en période de paix armée ; tantôt qui remontait le courrier de la boîte jusqu'à notre paillasson, plutôt aimable à notre endroit, tantôt qui ouvrait sa porte au moment où nous sortions et nous lançait un regard comme une sorcière vous jette un sort, tout en poussant un soupir outré devant le bruit qui accompagnait nos départs ; évidemment, vous pouviez compter sur Thierry pour prendre un malin plaisir à faire résonner ses santiags dans l'escalier chaque fois qu'il venait

et parlons de mon accordéon enfin, que je ne sortais plus guère de son étui que lorsque j'en époussetais doucement le nacre, et sur lequel mes doigts ne glissaient plus avec la même adresse ; hé oui, c'est triste une vocation qui vous fuit, et qui sait, peut-être avais-je couru, en définitive, plus vite que la musique ? mais en vérité, cet étui me restait précieux, c'était mon endroit secret, la cachette où j'avais remisé, sous mes partitions, toutes les lettres d'amour que j'ai reçues ; oh, rien qu'on mettra jamais dans la Pléïade, non non, mais un lot de serments et de superlatifs qui prêtait à rire, avec le temps : bon, quand même, j'aimerais bien qu'on me dise où ils sont tous passés, ceux qui me juraient de m'aimer toujours

Et, cahin caha, ce furent ces événements, futiles ou remarquables, dérisoires ou réfléchis, qui composèrent cette saison-là l'essentiel de notre quotidien, notre train-train familial ; tandis qu'en toile de fond, la vie ronronnait comme un chat repu allongé sur le canapé. C'était Jours tranquilles à Fort-Synthe, Au Nord rien de nouveau, Tout va presque très bien Madame la Marquise : un film en noir et blanc avec du rire et des larmes dedans, des chants et des danses, des repas animés et quelques bonnes toutouilles.

C'était cette pluie fine et drue, qui s'immisçait sous mes chandails, ce vent fort et froid qui remontait le long de mes collants de laine, ce soleil fier et tremblant qui perçait les nuages et réchauffait mes joues ; c'étaient ces ciels noirs comme la suie ou crémeux comme le lait, ces vagues indomptables qui mouraient en léchant le sable, ces odeurs de soufre, de fumée et d'acier mêlés qui faisaient frémir mes narines sous l'écharpe, ces concerts de klaxons et de sirènes qui déchiraient la brume mieux que le halo des réverbères.

Ce fut cette maigre poignée de jours où l'on découvrit Amsterdam enfin, yeux grands ouverts (lumières de la ville), bouche bée (l'eau partout présente), lèvres gercées (température polaire) ; dans leur mare, les canards s'échinaient le bec à tenter de percer la glace sur laquelle, plus loin, de téméraires patineurs se prenaient en photo. Et, à notre retour, aux tout premiers jours de l'an, ce fut la mort de mamie Berthe, qui n'aurait pas survécu longtemps au départ de son fils unique, et qui s'en alla un matin, paisiblement, rejoindre, aux côtés de Paul et lui, le couple des hommes de sa vie.

ce furent, à l'endroit précis où la mer du Nord devient la Manche, ces reflets d'argent dans l'eau quand se dispersa son souvenir aux quatre vents, et ces oiseaux bleutés qui saluèrent sa venue au pays des nuages. ce furent ma tante Marie, mon cousin Mouais avec sa femme, Christine (sans Eric) et Thierry (sans Aline), Louloute et Franck, des aide-médicales et celles de ses amies qui lui restaient. ce furent les mots que l'on prononça, et ceux que l'on ne prononça pas. ce furent ces regards brillants, ces sourires polis, ces formules de circonstance, ces plaisanteries qu'on glisse pour la forme.

et au moment où l'on partit, inscrivant ses contours sur l'horizon déclinant, ce fut enfin la vision lointaine et évanescente, magique et irréelle, d'une Béatrice qui dansait au milieu de la foule, d'une Denise au premier rang d'une énorme manifestation, d'un Roland assis à son bureau et corrigeant ses copies ; tandis que, survenu de nulle part et partout à la fois, le souffle vif de la vie qui continuait décoiffait nos visages avec vigueur.




(toiles Shazia Mahmood)

26 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Encore de bien belles feuilles de vies...

13/12/06 12:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Oui, je trouve aussi...

13/12/06 12:43 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est toujours ce même serrement/serment de coeur en les retrouvant tous, au détour d'un fil rss où Le comprimé affiche enfin sa petite icône publication. Joie que "le facteur soit passé" et à la fin "oh c'est déjà fini..."

13/12/06 12:44 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Accordéons nos violons: Quand la musique est bonne, bonne, bonne, nos sanglots longs sont beaucoup moins monotones. Tendresse infinie.

13/12/06 1:26 PM  
Blogger Tellinestory a écrit...

Et toujours, cette si belle langue pour dire la vie que va, qui vient... Merci à toi, qui tisse du proche et du lointain, du toi et du nous, de tout.

13/12/06 1:54 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

..."le souffle vif de la vie qui continuait décoiffait nos visages avec vigueur"...
Je reste sans voix, quelle poésie !

13/12/06 1:56 PM  
Blogger Brigetoun a écrit...

et me voilà un peu perdue dans le vent, tous ces gens et leur vie avec hauts, bas et humanité, attendant dans le froid qui remonte le long des collants de savoir ce qu'il aurait fallu prévoir

13/12/06 6:25 PM  
Blogger Gaëlle a écrit...

"...c'étaient ces ciels noirs comme la suie ou crémeux comme le lait, ces vagues indomptables qui mouraient en léchant le sable, ces odeurs de soufre, de fumée et d'acier mêlés qui faisaient frémir mes narines sous l'écharpe, ces concerts de klaxons et de sirènes qui déchiraient la brume mieux que le halo des réverbères." : Maintenant que je te lis, Anitta, et que c'est devenu un de mes moments favoris, j'ai l'impression de connaître ton bord de mer, de voir ces ciels que tu décris si bien...
Alors je ne sais pas où sont passés tes amoureux (dis donc, tu sais que des amoureux qui écrivent des lettres d'amour, ça devient une rareté, de nos jours ?) mais moi, je t'aime ! Bon ok je ne suis pas un amoureux, mais ça compte, quand même, non ?

13/12/06 7:10 PM  
Blogger FD-Labaroline a écrit...

De bien jolis mots qui rendent beaux et enviables même les moments les moins. Belle pirouette. Et de forts jolis mots toujours qui rendent sublimes et enviables les moments doux du souvenir des autres... tu sais embellir le quotidien, toi, grande Anitta !

13/12/06 7:17 PM  
Blogger tirui a écrit...

même s'ils t'ont oubliée (tout de même, ça m'étonnerait qu'on puisse t'oublier !), tu as bien de la chance d'avoir ce trésor de lettres d'amour. Les seules que j'ai chez moi ce sont celles que j'ai écrites, et que leur destinataire m'a rendu quand elle a claqué la porte ;-)

14/12/06 12:31 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'attends que mes neurones soient bien en place , je reviens tout à l'heure pour me délecter.

14/12/06 6:32 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ils sont tous au détour d'une phrase, ils tapis dans l'ombre des souvenirs et nous sommes tous là, chanceux, pour les partager avec toi. Et dire qu'il va encore falloir attendre des jours et des jours...

14/12/06 8:06 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Hello,
Pour infos, le point précis entre mer du nord et manche, c'est le phare de Walde
sur la commune de Waldam.
plus ici :http://robert.carceller.free.fr
Les coordonnées géographiques du feu sont:
50° 59' 40" N
1° 54' 55" E

Bonne journée

14/12/06 11:27 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Nous sommes quand même une espèce bizarre qu'à décider qu'ici, à ce point précis, une mer en devient une autre, non ? Juste pour le plaisir de lui coller un nom...

Enfin... j'ai la vague rêveuse, faut croire !

14/12/06 12:00 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Après réflexion...je crois que tu écris en 3D !
Ce qui est ordinaire, devient romanesque
Les méchants, épouvantables
Les gentils, angéliques
Les évènements, séismes
Même la mer du Nord..., Manche

A bientôt, non ! Pas des jours...S'il te plaît.

14/12/06 7:51 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Quand je te lis, j'y suis ! Tu fais des vagues dans ma mémoire...c'est pas donné à tout le monde ;-)

15/12/06 10:02 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est vrai ce qu'écrit Bérangère, "quand je te lis, j'y suis :"
Et c'est un grand plaisir, mais aussi beaucoup d'émotions, avec un petit goût iodé...
Heureusement que "le souffle de la vie" nous maintient vigoureusement... Oui heureusement.

15/12/06 1:33 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

c'est du lourd, ce blog... du très lourd

15/12/06 6:41 PM  
Blogger Dam a écrit...

ce fut beau et fort...de dieu !

15/12/06 10:40 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Vivement la suite !

Je le pense mais je l'écris surtout parce que je ne sais que dire. d:-)

16/12/06 12:21 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Les maigres poignées de jour demeurent parfois si longtemps intactes en notre mémoire.

Tu contes merveilleusement bien.

16/12/06 5:48 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C’est très beau et très calme. Et en même temps on sent sous l’apparence étale de l’océan, la tempête qui gronde. Les rouleaux se forment en profondeur, le déchaînement puissant et encore caché prépare son explosion. Cette sérénité de la vie dont on sait confusément qu’elle ne va pas résister. A lire tes phrases si amples et si généreuses, une sorte de malaise me saisit, comme la sensation d’un danger imminent. Mais je me fais mon cinéma là …

17/12/06 9:06 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je ne sais que choisir si je devais qualifier tes mots: sérénité ou inquiétude? En tout cas, toujours une sensibilité extrême et une grande douceur qui envahissent l'esprit tout en lisant.
A bientôt.
Fark

17/12/06 4:33 PM  
Blogger leica lumix a écrit...

bien que ne soit pas le sujet ni ma tasse de thé, je te souhaites de passer de bonnes fetes de noel! bises :)

19/12/06 10:56 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Un beau paquet débordant de tendresses pour vous et les vôtres se glissera dans vos chaussons bientôt...; )

22/12/06 5:11 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

c'est fort bien écrit
joyeuses fetes

30/12/06 1:55 AM  

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