15.4.06

Les mains au ciel.

Qu'est-ce qu'une fille aînée peut bien écrire à son père une fois qu'il est parti ? Alors que, les trois-quarts de leur vie durant, ces deux-là se sont ignorés, fuis, craints, boudés, épiés, détestés, engueulés, puis, à la fin, mais à la toute fin seulement, apprivoisés, appréciés, respectés, voire même, peut-être, allez tiens, j'ose le mot, aimés…? Qu'est-il besoin d'ajouter à tout ce qu'ils ne se sont pas dit de leur vivant, quand l'un faisait peser sur les épaules de l'autre le poids de ses espoirs déçus, et que l'autre s'efforçait entre deux crises de rage de lui balbutier je suis quand même ta fille ? Quand ni l'un ni l'autre n'ont été capables, jamais jamais jamais, de percer l'abcès de leurs silences, et de n'échanger que des regards de reproches, même une fois la confiance revenue entre eux ? Aujourd'hui que je traîne comme un boulet ces années de guerre froide où nous nous sommes regardés en chiens de faïence, je lève les mains au ciel – cette lettre, je ne l'écrirai pas.

On ne pourra pas dire, pourtant, que je n'ai pas essayé, redevenue, l'espace d'un instant, la petite fille à la jupe plissée, sagement assise à son bureau dans sa chambre à l'étage, mâchouillant la bouche en cœur son crayon de bois, se penchant sur sa feuille blanche avec le même soin, la même infinie patience qu'un ébéniste polissant une pièce de marqueterie, comme aux plus belles heures des travaux manuels pour la Fête des Pères. Non, on ne pourra pas dire qu'elle n'a pas essayé, la petite fille : n'est qu'à voir la langue qu'elle tire à mesure qu'elle aligne, d'une écriture toute de pleins et de déliés, la litanie des plaintes, regrets, absences et torts respectifs. Parfois, aussi, relevant la tête elle s'interroge. Aussi sincère et honnête et exhaustive que sera sa lettre, pourra-t-elle briser ces silences plus fragiles que la flèche d'une cathédrale, plus friables qu'une couche de glace au soleil… qu'aucun n'eut pourtant le courage de rompre ?

Je ne sais pas – la voyez-vous comme je la vois, cette petite fille ? La main à plat sur son cahier à spirales (qu'elle brûlerait avant de partir, en même temps que les photos d'elle dans l'album familial), cent fois remettant sur le métier un ouvrage où elle aurait tenté de dire ce qu'elle avait sur le cœur. Qu'elle n'était pas née garçon, d'abord ; et, pas tout à fait conçue à l'image de son père, ne pouvait de ce fait prétendre au même parcours que lui, ou celui qu'il avait imaginé pour elle ; et qu'y pouvait-elle si d'autres garçons, qu'il n'aurait pas choisis, deviendraient ses rivaux, s'interposant entre elle et lui ? Qu'il avait renoncé trop vite à s'occuper de ses filles, refusant de comprendre et d'entendre, refusant de parler surtout, se contentant d'accès de colères aussi énormes qu'épisodiques, d'où s'échappait – du moins est-ce ainsi qu'elles le sentaient – le sentiment terrible de la déception que ses filles lui causait. Et qu'il avait fui la femme qu'il aimait et la famille qu'elle lui avait donné à grands renforts de réunions parfaitement inutiles, et qu'il le savait.

Mais… Passent années, coulent rivières, vont et viennent marées ; de l'amour qui déborde à la haine rentrée, de l'incompréhension à peu près totale au pardon à peu près général. Du premier jour où je me suis retrouvée devant lui dans la cour de l'école, à rester là, figée, impressionnée et pour tout dire un brin admirative de mon directeur de père, jusqu'à ce jour où, partie, porte claquée sur des paroles définitives, je suis venue rôder devant la maison pour en compter les ombres (la mère, courant de la cuisine au salon, le Roi-Soleil sur les talons, parfois avec une amie, et lui – présent ou non, éternel absent de toute façon). Et mûrissent fruits du verger, vieillissent chiens et chats à nos côtés, s'apaisent peurs et tombent certitudes : ce soir, je n'ai plus quinze ans, plus vingt-cinq ans non plus. La tête et le corps reposés, je lève les mains au ciel – ce soir, la petite fille n'écrira pas à son papa.

Alors, posant mon crayon dans sa trousse, je referme mon cahier, et remballe du même coup ces questions qui me brûlent les lèvres. Souvenirs enfouis dans une mémoire qui fait défiler sur l'écran de ses réminiscences une foule de détails oubliés… Gino, tiens ; cet ami d'enfance qui usa les mêmes bancs des mêmes écoles que toi, empruntant le même itinéraire, scolaire et politique, rencontrant ma mère en même temps que toi, devenu ton alter ego, ton frère d'armes jusque dans le djebel… avant d'être fauché par une guerre qu'il n'avait pas voulue. Qui était-il, celui dont nous allions fleurir si souvent la tombe ma mère, ma sœur et moi, sans que tu nous y accompagnes toujours ?

Je t'aurais demandé de me raconter à nouveau la saga familiale, la marche de ton grand-père, les coups pendables de ton père… et ces choses auxquelles je n'ai pas prêté, alors, toute mon attention : les circonstances de cette bataille où toi et tes camarades furent battus, suite à quoi nous avions naïvement cru que nous t'aurions plus souvent à la maison ; les manigances auxquelles se prêtèrent ces mêmes camarades pour t'écarter de la reconquête, qui échoua piteusement, malgré l'aide que tu continuas pourtant d'apporter ; et le reste, tout ce que je n'ai jamais osé te demander, ta propre enfance en premier.

En retour, je ne t'aurais sans doute pas caché qu'ici-bas, le monde n'est pas près de ressembler à ce pour quoi tu t'es levé l'âme toute ta vie ; ici, c'est toujours plus pour les gros, et toujours moins pour les petits. Et qu'en face de cette adversité chaque jour plus forte, la cohorte des cœurs vaillants s'est comme disloquée, évanouie dans la nature, fondue dans le décor, et je ne sais pas, je ne sais pas où tu trouverais ta place aujourd'hui. Quant à ta grande fille, elle est toujours là, oh pas bien vaillante tous les jours mais t'inquiète pas, elle fait front, au milieu des siens, même si pour le moment elle a comme qui dirait mis son âme au repos, elle.

D'ailleurs, il est tard et ses yeux se ferment, il est temps pour elle de refermer son cahier, d'éteindre la lampe du bureau, de plonger dans les draps de son lit, attendant, jusqu'au cœur de la nuit, l'écho de ta voiture, le bruit de tes pas dans l'allée, la lumière du couloir qui s'allume, la porte de la chambre qui s'entrouvre, et le souffle de ta vie sur sa joue. Il est tard et mes yeux se ferment, à nouveau je lève les mains au ciel, cette lettre que j'aurais tant voulu t'écrire de ton vivant, cette lettre à laquelle j'aurai consacré si peu de temps, si peu de temps et tant d'années, cette lettre tu ne la liras pas.

Oui, il est tard et mes yeux se ferment, il est temps de ranger mon cahier, d'éteindre la lampe du bureau et de plonger dans la nuit, guettant comme naguère l'écho de ta voiture, le bruit de tes pas, la lumière du couloir et ton souffle sur ma joue.




(toiles Robert Malaval)

18 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger tirui a écrit...

hum hum tu l'as un peu écrite cette lettre quand même, non ?
ça doit être le papa en moi qui parle mais je ne peux pas croire qu'il n'ait pas aimé ses filles, ton papa, très fort, depuis leur naissance, même s'il a été incapable de le montrer.
et de ton côté ça respire l'amour pour lui, je trouve. Vous vous aimiez toujours et ne vous compreniez jamais, peut-être ?

15/4/06 4:17 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ton père était fier de toi, l'éducation du siècle dernier ne facilitait pas la communication, surtout lorsqu'il s'agissait de dire son Amour à son enfant !
Anitta tu es fille "formidable", tes écrits débordent de sensibilité et d'Amour pour ta famille.
Plein, plein de bises.

15/4/06 5:57 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je tiens particulièrement à vous dire combien j'aime ce texte puisque je n'ai jamais senti le souffle d'un père sur ma joue (qui brillait par son absence et sa violence) et que cela m'indique - avec la pudeur requise - ce que cela pouvait apporter à une enfant dont on n'avait pas brouillé les émetteurs et les récepteurs. J'aime beaucoup aussi la main qui écrit. :o)

(Je vais m'absenter quelques temps mais je viendrai vous lire quand le temps me le permettra)

15/4/06 9:47 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Superbe et émouvant. Je veux croire que de quelque part il t'entendra.

16/4/06 7:48 PM  
Blogger La notice a écrit...

Première rencontre donc. Curieux et doux, comme votre langue écrite finit par parler et s’écouter. Ce ne sont plus des mots écrits mais, soudain, entendus, plus que sous-entendus. On perçoit les éclats de mots autant que l’éclat des mots. Ce doit être tonnerre quand vous explosez et ronronnement quand vous confiez. On se dit toujours, je pense, qu’on a loupé sa relation avec son père. Ma fille, qui a aujourd’hui trente-trois ans, m’a semblé, tout au long de son périple devoir m’apostropher, m’amadouer, me convaincre, me décider, m’affronter et me séduire de mille manières. Aucune n’étant satisfaisante à ses yeux, sans doute, et aux miens non plus, sûrement souvent. C’est la raison pour laquelle, on compte sur le temps. Parfois, le temps nous la joue cruelle et casse le fil. De là où il est, il se pourrait que votre père pense comme moi. Qu’il n’est pas trop tard pour dire l’absolu, le définitif mais encore et aussi le précaire et le doute. Les vieux sont armés pour tout entendre mais surtout pour tout écouter de partout. Je vous embrasse tendre Anitta. Dites-moi que vous pardonnez mon impertinence.

16/4/06 8:10 PM  
Blogger Maurice a écrit...

C'est souvent après (et donc quand c'est trop tard) qu'on réalise tout ce qu'on n'a pas osé dire. Fierté ? Vanité ? Egoïsme ? Méchanceté ? Timidité ? Pudeur ? Que des mauvaises raisons.

16/4/06 11:11 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

,,, touchant,,, j'en ai les paroles figées,,,

16/4/06 11:24 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Que tes mots t'apaisent autant que pour ceux qui les lisent... nous tous les "enfants de" qui n'avons pas toujours reçu ce qui manquait au fond du ventre...
Je m'en vais dans les bras de Morphée à mon tour ;)

17/4/06 1:03 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

De fil en "Astérie" je suis venue jusque chez toi...
Comme le rapport des pères à leur(s)filles est parfois difficile...!tous les commentaires avant le mien le prouvent...je pourrais ajouter mon grain de sel...mais bof.
Merci aussi pour cette note émouvante et diablement bien écrite

17/4/06 10:08 AM  
Blogger P.M a écrit...

moi non plus je n'ai pas pu...

17/4/06 2:13 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

......
un gros soupir.

Peut-être, comme toi, Anitta, arriverai-je un jour à parler de mon père.....
Mais sûrement pas à parler à mon père (car il est là, lui).
Il me semble que ces lettres-la, on ne peut les leur écrire qu'après leur départ......
...
Bon enfin quand même, hein, après le gros soupir, une grosse biz, Anitta !

18/4/06 6:20 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tout ce que l'on n'a pas dit, tout ce que l'on ne dit pas ou plus...

Je savais que la lecture de ton billet allait me bouleverser.
Et pourtant, moi, mon père me l'a dit qu'il m'aimait, mais parfois je n'avais pas envie de l'entendre... Je savais que cela rendait ma soeur jalouse, elle qui comptabilisait tout...
Les parents, les enfants, mais que c'est difficile la vie.

18/4/06 8:44 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Le Bardo-Thödol d'Anitta. ,)

19/4/06 10:54 AM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Ha ,)

20/4/06 10:24 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je suis de celles qui pensent que certains qu'on aime sont plus "accessibles" quand ils sont partis. Qu'ils nous entendent et nous écoutent bien mieux qu'ils le faisaient quand ils étaient là. Qu'ils nous sont plus proches que jamais, et que c'est possible de se réconcilier avec eux... maintenant. Mais je sais que c'est une pensée qui m'est très personnelle...

Je t'embrasse, Anitta

20/4/06 1:04 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il y a une chanson de Jeanne Cherhal qui me fait pleurer toutes les fois que je l'écoute et qui s'appelle Les Chiens de Faïence... Elle est sur son deuxième album (12 fois par an, c'est le titre)... J'ai pensé à cette chanson en lisant votre note (lettre ??). J'ai dit à mon père d'acheter ce CD et d'écouter cette chanson parce qu'elle me faisait penser à lui et moi (en moins ...). Il l'a écoutée, mais n'a rien compris... Tant pis, c'était bien tenté !!

20/4/06 10:22 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'ai beau relire la note à plusieurs jours d'intervalle, je me complais de penser que les non dits sont universels, sont vraiment la part des choses que nous devons emmener sur nous. Comme ton boulet, nos propres charges.

Est-ce pour cela qu'une lettre écrite au stylo à plume a accompagné ma grand-mère.
Je me dis qu'elle l'a lue quand même.

21/4/06 12:00 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je suis certaine que chaque soir, sans que tu n'entendes le bruit de ses pas venir à toi, il mêle ses bras à ceux de Morphée pour te serrer fort sur son coeur, toi, sa grande fille dont il doit être si fier.
Je crois qu'il te voit, t'entend, te lit et te protège.

25/4/06 11:50 AM  

<< Home