11.2.06

Rivière sans retour.

Bon, je n'y reviens pas. Quand je regarde Louloute aujourd'hui – je veux dire : quand je fais abstraction du mutisme qu'elle manifeste à mon égard, quand j'enlève ses piercings et les gros mots dont elle parsème ses maigres phrases comme on jette du sel sur une route verglacée, quand j'oublie ses vêtements, qui laissent transparaître la joie de vivre qui l'habite (le goth, vous connaissez ?) et lorsque j'omets de considérer d'un œil méfiant les amis qu'elle amène à la maison, bref : quand je regarde ma fille et que je retrouve les traits de l'enfant qu'elle fut –, je me dis que, même si je ne suis pas sûre de m'en être bien occupée, au moins ai-je bien fait de m'occuper d'elle. Et qu'elle m'en remerciera un jour (plus tard, sans doute).

A moins que, pour ainsi dire, ses résultats scolaires (excellents, mais on ne peut pas dire que j'y sois pour grand chose), et l'avenir professionnel qu'elle s'envisage, reprenant le flambeau dynastique là où d'autres l'ont laissé, soit déjà pour elle une façon de le faire ?

Oui, je sais. Il faut que je vous prévienne : concernant Louloute, ne prenez pas pour du mépris ce qui n'est que de la mauvaise foi ; la mauvaise foi d'une mère qui voit doucement s'envoler l'oiseau de son nid. C'est que j'aimerais bien savoir, moi : compte tenu de ses antécédents familiaux, attendra-t-elle quatre ans pour revenir ?

Quoi qu'il en soit, ce qui se passa pendant ces années entre elle et moi n'appartient qu'à nous deux (enfin, surtout à moi, faut croire, en ce moment) et n'a pas valeur d'exemple – et s'il fallait enfoncer le clou, les erreurs n'ont pas manqué, que je sache. Mais, en même temps, ne m'en voulez pas de vous dire combien cette période valut d'être vécue, combien fut irremplaçable ce bonheur d'être mère à plein temps, et forts ces instants de félicité à observer ce petit corps grandir, cet être s'éveiller, ce fichu caractère se forger !

Il y eut des moments drôles et d'autres nettement moins marrants, des instants d'intimité extraordinaires, des périodes d'éloignement dures à vivre ; ce ne fut pas un long fleuve tranquille, non, plutôt un ruisseau fragile qui devint torrent impétueux avant de ralentir son cours, comme une rivière sans retour avec ses méandres, ses rapides, ses phases de sécheresse et ses cycles de grandes eaux, une rivière sur laquelle j'ai bâti bien des barrages mais dont je ne suis pas sûre qu'ils aient tous beaucoup résisté…

Des fautes oui j'en ai faites, pas moins que les autres mais pas plus non plus, en un sens ma mère avait raison, j'étais parfois pas assez gentille et parfois trop, mais bon que voulez-vous, j'apprenais mon métier en marchant et dans cette branche il n'y a ni vacances pour se reposer ni RTT pour faire le point, et je ne vous parle même pas de l'absence de convention collective…

Dès lors, ne prenez pas mon cas pour une généralité, et pardonnez mon absence d'avis définitif sur des questions aussi essentielles et vitales que : allaitement maternel ou lait en poudre, poussette ou landau, petits pots ou purée de légumes, Blanche-Neige ou Candy, Ségolène Royal ou Laurence Pernoud… Admettez que je n'ai nulle envie de vous induire en erreur et que mon petit doigt me dit que, quoi que vous choisirez à votre tour, vous le ferez très bien.

Côté finances, c'était pas le Pérou, mais pas le Chili non plus (pas plus, tant que j'y pense, que l'Argentine, le Mexique ou le Brésil…), disons que je suis assez fière de pouvoir dire qu'elle n'a jamais manqué de rien ma fille, les affaires de Christine lui allaient comme un gant et je lui cousais le reste ; c'était la mode des pantalons en toile et je n'en ai jamais autant faits qu'à cette époque, mon préféré c'était celui avec le portrait de Che Guevara dessus, curieusement c'est celui qu'elle a le moins apprécié (il a dû finir en chiffon, ou en déguisement de carnaval). Bon, n'allez pas vous figurer que je lui mettais n'importe quoi sur le dos non plus, de toute façon depuis qu'elle s'achète ses vêtements elle-même je n'ai pas à rougir de la comparaison, vraiment pas je vous dis.

Ce qui nous a le plus manqué à l'époque c'est l'espace, il faut dire qu'on a vécu pendant presque six mois dans une petite maison sur trois étages, dotée d'un jardinet riquiqui ; elle était chouette cette maisonnette, on aurait dit un repaire de sorcière, avec des angles biscornus dans les coins et des planchers bombés par l'humidité. Oui mais dehors le sol regorgeait de plomb, de cadmium, de nickel et le grenier suintait l'amiante, tu m'étonnes que le loyer n'était pas cher, presque on nous aurait payés pour habiter là, pendant six mois on s'est levés chaque matin avec une pile à la place du cœur, tiens, c'est pas pour dire, notre propriétaire on l'avait surnommé m'sieur Duracell.

Et puisque j'en suis là, allez, sacrifions un instant au petit chapitre obligatoire, non non ne protestez pas, c'est vrai quoi, vous brûlez de savoir : et là, je ne voudrais pas trahir le secret médical, mais il semble bien que ma Louloute ait hérité de la famille cette santé en béton dont je ne suis hélas pas dépositaire ; hormis les affections ordinaires et quelques fièvres nocturnes dont je vous épargne les détails, rien qui vaille la peine d'être noté, je n'en suis pas moins ravie pour autant, et je croise les doigts pour que ça dure longtemps.

Allez, je referme là la boîte d'Andorre, un coup de plumeau sur la tringle et je tire le rideau, il est des souvenirs qui ne valent que par leur discrétion, des pleurs dans la nuit, des angoisses de môme, des calins où elle posait sa tête contre mon épaule, des scènes de comédie à n'en plus finir pour terminer une platée de nouilles, des mals de dents, des portes qui claquent, de franches rigolades aussi, des devoirs pas finis le dimanche soir, des ballades en forêt, une collection de peluches initiée par sa grand-mère que sa tante ferait prospérer, pfff, et dire que j'avais dû pleurer des années pour avoir mon Bambi, et ma girafe Sophie.

C'est simple, tous les dimanches c'était la fête à la grenouille, des paquets planqués sous sa serviette, des œufs cachés dans le jardin, un petit billet de dix mille donné en douce, le coup du poney pour ses huit ans je suis sûre qu'ils y ont pensé. Et ça, il aurait vraiment fallu que vous soyez là pour le voir, celui qui n'était pas le dernier pour l'aider à défaire le papier-cadeau, celui qui la prenait sur ses genoux pour lui apprendre à jouer aux dames, celui qui jetait son Huma dès qu'elle sonnait à la porte, c'était…

Ouais, il aurait vraiment fallu que vous soyez là.




(photos X).

25 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

C'était "l'apprentissage du propre" selon Hölderlin. ;-)

11/2/06 4:33 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'était Louloute qui se détournait dédaigneusement, ou bien le (la) photographe qui rampant silencieusement tel le jaguar dans la savane, faisait ces magnifiques photos de dos ?

11/2/06 5:37 PM  
Blogger Ally a écrit...

Pfiou, magnifique...

12/2/06 4:15 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Toi avec ton humour tu caches bien ton amour !

12/2/06 12:35 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Alors, pour moi, la lecture chez Anitta, c'est quelque chose de très spécial. D'abord, en passant voir, je constate qu'il y a du nouveau. Super. Mais je n'ai pas le temps de rester. Donc, j'y repense en me disant "Génial, tu as un billet qui t'attend chez Anitta" un peu comme on se dit "Chouette, il reste une part de gâteau".Je laisse vite tomber un truc important (non, là je mens pour faire croire que ma vie est remplie de trucs importants). Donc, je laisse tomber une corvée quelconque et je reviens, souvent avec un grand mug de thé pour savourer deux plaisirs à la fois. Et je lis à toute vitesse parce que j'ai toujours hâte de connaître la fin. Et puis je recommence, je déguste, je débusque les sentiments souvent cachés derrière une pirouette, les trouvailles, les trésors. Souvent je souris, parfois je ris, toujours mon coeur se serre. Tiens, le thé est froid.

12/2/06 4:56 PM  
Blogger Oncle Dan a écrit...

Super...

12/2/06 9:12 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je me dis qu'une chose est sûre, Cro-Mignonne n'aura pas droit aux pantalons avec Che Guevara dessus, vu que coudre, c'est pas franchement le rayon maison !

Et pour le reste...

On va tenter de profiter un peu de la nourissonne avant de se coltiner avec l'âge de la ... hum... construction, comme dirait Vroumette.

Mais quoi qu'il en soit, je crois bien que sauf irrémédiable très grave, on revient toujours vers sa maman. J'imagine que c'est ce que Louloute fera aussi, quand la construction sera solide...

13/2/06 10:47 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

ma mère a cessé de me considérer comme sa "petite fille" quand je suis devenue mère à mon tour. Depuis ça va beaucoup mieux entre nous ;-)

sympa le petit pantalon (c'est vachement mieux que le maillot de bain tricoté !)

13/2/06 11:55 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Han, j'ai du oublier la phase de construction moi, et la rebellion contre mes parents.
Ce sont pas des mots que tu écris, c'est de l'amour en phrase.
Ca me donne envie d'appeller ma mère ^^

14/2/06 11:04 AM  
Blogger Maurice a écrit...

Encore eut-il fallu que nous le pûmes ! Mais là on s'éloigne du style No Future des Clash ou Sex Pistols.

14/2/06 5:49 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Sweet Anitta, comme c'est joliment dit, yet again.

(quand je pense qu'il y en a qui regardent les jeux olympiques au lieu de lire ton blog... pffffffff...)

14/2/06 5:58 PM  
Blogger La notice a écrit...

Et ça, il aurait vraiment fallu que vous soyez là pour le voir, celui qui n'était pas le dernier pour l'aider à défaire le papier-cadeau, celui qui la prenait sur ses genoux pour lui apprendre à jouer aux dames, celui qui jetait son Huma dès qu'elle sonnait à la porte, c'était… le vieux, le papy, celui qui, pourrait avoir mon âge, ma torpeur et mon regard confiant en son avenir, mes petits mots anodins ou mes tirades définitives.
Les vieux sentent le bonheur que tiennent entre leurs mains les arrières, les tout-petits.
Ils peuvent changer le vin en larmes sans en avoir honte. Ils peuvent les boire par amour et en silence. J'ai cinquante-six ans et mes anges neuf et cinq ans. Votre amour pour eux me plait. C'est une des dernière lattitudes qui nous est concédées à nous les vieux : pouvoir saisir la plenitude. Autorisez-moi le droit de vous embrasser.

15/2/06 12:34 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Anitta, puis-je préciser à Jean-Pol qu'à cinquante-six ans, il n'a pas le droit de dire qu'il est vieux ??

Non mais !

15/2/06 9:45 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il va sans doute falloir un peu de temps avant que Louloute éclaircisse et colorise ses fringues, retrouve la parole et rebouche quelques trous de piercings... Mais je te fiche mon billet qu'elle s'insurgera sûrement - quand elle aura des enfants à son tour - contre ceux qui diront des gros mots devant eux, non mais quel exemple ! Et tu acquiesceras sûrement abondamment, en réprimant intérieurement un sourire...
La roue tourne....

15/2/06 1:33 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Un grand cri d'amour, c'est sublime....on ne nait pas maman on le devient au fil des jours moi aussi j'ai deux Louloutes et un Loulou et j'en suis très fière. Je les ai élevés quasiment seule, c'était très dur mais j'improvisais chaque jour et cela a marché quelle belle récompense aujourd'hui.

15/2/06 2:00 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Et bien, tous ces commentaires sont beaux à lire. Ils sont le reflet de vos pensées; ca fait plaisir.
(Jean-Pol, j'ai quatre ans de moins que vous. Et pas encore l'impression d'être bon pour la casse. Continuez le combat!)
Anitta, vous êtes...une rareté.

15/2/06 5:45 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Elle est scintillante, cette grande petite fille.

15/2/06 10:45 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

:-)

This Is A Love Song !

16/2/06 3:56 PM  
Blogger tirui a écrit...

bon sang ne saurait mentir, même en look gothique louloutte elle doit faire des ravages dans les coeurs.

16/2/06 11:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

toujours aussi nénervante la belle anitta et ses récits plus que prenants

17/2/06 12:07 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

C'est comme si je reprenais ton fil... un joli collier de mots.
Moi, j'en suis au début de ma louloute (du bonheur), mais en même temps "ma" de rien du tout, les enfants s'appartiennent déjà.

17/2/06 11:28 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

L'éternelle question, apanage de l'âge, : 'Si j'avais su'! Mais oui, tu as su donner tout l'amour dont elle avait besoin, ceci transparait dans chaque mot! Après, ma foi, nul n'est parfait, pas même le récipiendaire! Difficile d'accorder tout celà. Mais que tout ceci est si bien décrit! Un verre de nectar: un grand Bordeaux! Comme tous tes chapitres.Bisous...

18/2/06 10:44 AM  
Blogger Etolane a écrit...

Voilà de quoi méditer pour la nouvelle mère que je suis! Très beau texte...

23/2/06 2:04 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Mais comment ? Nous sommes là.
Nous avons bien vécu cela avec ta note non ?
Et j'y ai vu une mère aimante qui s'est débrouille comme tous les parents qui tentent le faire, sans l'assurance, mais avec le coeur.
Rien de particulier en somme alors ? Mais si essentiel.

27/2/06 5:13 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Quand on les regarde certains jours, alors qu'ils étaient si mignons avant, on se dit qu'on a quand même dû rater une étape importante. Et puis, une seconde après, on se dit que c'est ça l'adolescence, que tout le monde en passe par là et qu'on est nous même passés par là. Mais pourtant : même si l'on tente de raisonner, il subsiste un étonnemnent fondamental qui résiste à toute tentative de rationalisation. On est sur le cul, y'a pas d'autre mot, et sacrément nostalgique !

4/3/06 7:32 AM  

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