28.7.05

Fanfreluches & falbalas.

Souvent il m'arrivait d'envier la patience de Franck. Il faisait des choses que j'étais seulement incapable d'envisager : par exemple, traverser chaque matin le salon à tâtons, sans jamais allumer la lumière, pour ne pas réveiller la masse informe affalée dans le clic-clac. Plus d'une fois, je l'ai entendu buter contre un obstacle placé sur sa route, genre cendrier en marbre rempli de mégots, ou verre de lait encore à moitié plein. Sans jamais s'énerver !

Toutes choses que j'aurais été infoutue de faire, les yeux globuleux et la bouche pâteuse, dans l'attente du premier café de la journée.

Oh, je ne dis pas qu'il n'avait pas, quelquefois, devant une attitude, une réflexion, un rire un peu trop poussé de sa belle-sœur, des petits "ttt" écrits avec la bouche, d'imperceptibles mouvements de la tête ou un menton qui s'affaissait ; mais ce n'étaient jamais que des gestes en demi-teinte, sans allusion ni éclat de voix. Parfois un soupir, et encore : l'ombre d'un soupir, plutôt. A son image.

Tout Franck, quoi.


Quand Christine a débarqué, ça faisait à peu près deux ans qu'on était installés dans notre petite résidence HLM, et vu qu'on bossait tous les deux comme des malades (ha ha ha), on entretenait des rapports plus que limités avec nos voisins. Pensez donc si nous tombâmes de l'armoire le soir où Mme Gibolin toqua à notre huis pour se plaindre de la musique que ma sœur envoyait valser à tue-tête chaque matin !

Veuve de patron docker toujours bien mise, chemisier bleu pastel, gilet de laine et discret crucufix en pendentif, Ernestine Gibolin était notre voisine de palier. Je l'aimais bien : n'avait-elle pas su nous accueillir avec affabilité, proposant de garder Louloute si besoin était ? Et ne m'avait-elle pas ensuite, avec une rapidité déconcertante, proposé d'intégrer la secte dont elle faisait partie ? Les femmes du quartier seraient heureuses de me voir lors de leur prochaine réunion, m'assura-t-elle. Il ne tenait qu'à moi de !

Réprimant un fou-rire, j'avais poliment décliné son offre. Et j'avais tenu un an, jusqu'à ce que Christine m'expose son idée ; puisque Mme Gibolin semblait vraiment très fâchée contre nous, pourquoi ne pas organiser ici-même une réunion avec son groupe ?
– T'es maboule ? j'ai soufflé. Tu nous vois avec... Avec elles, ici ? Et t'imagines un peu ce que Franck dirait ?
Dans le fond, c'est surtout ça que je craignais.
– Pourquoi ? T'as qu'à prendre ton après-midi, il en saura rien !

Il faut me croire : j'ai eu beau batailler des quatre fers, m'opposer avec la plus grande vigueur à sa proposition, c'était fatal, je devais y tomber, c'était écrit : ce jour-là – je m'en souviens, un mercredi (le jour où Franck rentrait plus tard, tout était minuté pire que le train postal, ma sœur avait tout prévu) –, j'ai donc participé à ma première réunion Tupperware™.

A midi, lorsque je suis rentrée, Louloute et Christine préparaient activement les gaufres et les tartes flamandes ; de mes courses j'avais ramené un assortiment de thés et de jus de fruits, et on s'y est mises toutes les trois pour faire le ménage dans chaque pièce. Bref : en début d'après-midi, on était prêtes. Complètement prêtes.

Primo, sont arrivées Mme Gibolin et deux de ses acolytes, bardées d'un impressionnant lot d'ustensiles colorés, puis une autre de leurs congénères, puis une autre, mais il en manquait toujours une ou deux au moment où Louloute a sorti les tartes du four.

Elle les a posées sur la table, mais bien sûr il n'était pas question de commencer à manger avant que tout le monde soit là. Alors je faisais visiter notre petit T3 à ces dames ; leurs yeux ne cessaient de fureter d'un point à l'autre de l'appartement, et leurs regards jetés sur mon intérieur et mes bibelots me rendaient nerveuse ; je voyais défiler les minutes en rongeant mon frein.
– C'est votre mari, sur la grande photo ? osa une dame en tailleur que je ne connaissais pas.
– Non, c'est le Sous-commandant Marcos… précisa Christine. Et à côté, c'est Che Guevara !
– Mon mari aussi fumait la pipe, poursuivit l'autre sans broncher. Il est mort d'un cancer, ça va faire deux ans…

Quand on se décida à grignoter les tartes, elles étaient froides ; Louloute et Christine firent le service, et là c'était chochotte et compagnie ; chaque assiette ou tasse de thé qu'elles distribuaient leur valait invariablement des "Merci, très chère" prononcés d'une voix ampoulée.
– Mmmm… C'est réellement délicieux ! fit l'une.
– Succulent, vous voulez dire ! surenchérit une autre.
– Très chère, il faudra nous donner la recette ! glapit Mme Gibolin.

Au bout d'une demi-heure ces politesses m'ont suffi. Notre réunion n'avançait pas, j'ai décidé de prendre les choses en main.
– Bon. Il est où le bon de commande ? j'ai demandé. Moi je prends le saladier, là, le truc à bacon, ici, et les couverts à salade. Tiens, et mettez-moi l'assortiment de verres, aussi…
Je trouvais que c'était bien payé pour quelques disques passés un peu fort.
– Mais vous n'y pensez pas, très chère ! s'exclama Mme Gibolin. Il faut d'abord que je vous fasse la démonstration !
– Mais je… j'ai bafouillé.
Autour de la table, on aurait cru que j'avais blasphémé.
– Ah ben ça oui ! a fait la première.
– Sans démonstration, ça vaut rien ! a ajouté une autre.
– Elle est nouvelle, ça se voit ! a dit une troisième.
– Comment elle s'appelle, déjà ? a demandé la quatrième.
– Anna quelque chose, a chuchoté la cinquième.
– Et c'est elle, la musique ? a questionné la dernière.
– Non, la musique c'est l'autre ! a murmuré la première.
Christine était aussi stupéfaite que moi.
– Pour les couverts à salade aussi, il faut la démonstration?

C'est là où j'ai bien cru devenir folle : figurez-vous que la personne qu'on attendait était la responsable locale de Tupperware™, qui tenait paraît-il absolument à me rencontrer, et devant qui Mme Gibolin devait passer une sorte d'examen.
– Mme Gibolin, j'ai supplié. Vous vous souvenez de ce que je vous ai demandé ? Il faut que tout ce… Il faut que cette réunion soit IMPERATIVEMENT terminée à 19 h. Vous vous rappelez ?
– Oui, ne vous inquiétez pas, me répondit-elle, un peu cramoisie. D'ailleurs, on va commencer sans elle, ça va la faire venir !
Elle me montra les jus de fruits.
– En attendant… Vous n'auriez pas une petite bière ?
Je lui ai tendu une canette.
– Tenez, très chère, j'ai fait.

On a refait une tournée de thé et de café, imaginez le tableau, six rombières, ma sœur, Louloute et moi autour de la table, il y avait vraiment des photos à faire. Mme Gibolin a réclamé le silence.
– Chères amies. En votre nom, je tiens d'abord à remercier celle qui nous fait l'immense plaisir de nous recevoir chez elle… De tout cœur, merci beaucoup, Anna !
– Non, moi c'est Anitta, j'ai corrigé d'une voix blanche.

Plus tard.
– Bien. Nous allons commencer par apprendre à "faire le vide".

Au cas où vous auriez passé les soixante dernières années dans une tribu reculée de Papouasie Nouvelle-Guinée, la mise sous vide des aliments dans des conditionnements plastiques aux tons pastels est, avec son système de vente à domicile, LA marque de fabrique de la maison Tupperware™. Cela dit, c'est un geste d'une simplicité enfantine – ce qui n'empêcha pas Mme Gibolin de s'étaler longuement sur le sujet, nous montrant la manip' sous tous les angles avant de faire passer la boîte à sa voisine.

Personnellement, je me demandais bien à quoi servait que ses amies se livrent aussi à l'exercice, vu que Christine et moi étions les seules nouvelles, mais bon : quand la boîte arriva enfin entre mes mains, deux coups de sonnette retentirent à la porte.
– Qu'est-ce que je vous avais dit ? triompha Mme Gibolin. Ça doit être notre responsable ! Bougez pas, j'y vais !

Elle s'est levée pour aller ouvrir tout en continuant à papoter, alors savez-vous que le vide permet de conserver sans danger les aliments, et que Earl Tupper a inventé ce système dès 1951 ? Mais la porte s'est ouverte avant qu'elle y parvienne, et Franck est entré d'un pas vif dans l'appartement.

A ce moment-là, flottait dans l'air une agréable odeur de canelle et de thé, tout ce que la maison comptait de tabourets et de chaises était occupé par de charmantes dames aux cheveux blancs, la table du salon croulait sous les accessoires en plastique, sentez-vous, vous aussi, le doux parfum de la surprise qui jaillit soudain dans le regard de Franck ? Il a stoppé net au milieu du vestibule, et ses yeux se sont mis à rouler dans leur orbite comme les billes d'un flipper fou. Tilt !


Voilà, c'est là – je veux dire : c'est à cet instant précis qu'il m'a bien semblé apercevoir l'ombre d'un rictus s'inscrire sur son visage.

Enfin, là c'était plutôt un vrai rictus, même.

Heureusement, c'était sans compter sur l'esprit d'à-propos de Mme Gibolin. S'adressant à Franck comme si elle le connaissait depuis des lustres, elle jeta à la cantonade :
– Ah ben, le voilà, votre mari ! Voyez, vous vous faisiez du souci !

D'un coup, ce n'était plus Ernestine Gibolin : c'était Pauline Carton dans la grande scène du II. S'essuyant les mains dans son tablier et se tournant vers lui comme si elle allait lui tirer l'oreille.
– Oh, mais c'est qu'elle vous attendait, vous, hein ! Vous en avez de la chance… Une jolie femme comme ça !

Après ça, que voulez-vous que fit Franck ? Il a tombé son blouson, il a dit bonjour à sa jolie femme, il s'est penché avec délicatesse sur les petits récipients plastiques, il a appris à faire le vide… et c'était presque lui le plus désolé des quatre quand, un peu plus tard, Mme Gibolin refusa notre invitation à dîner.
– Et pour la musique vous ferez un petit effort, hein ? elle a lancé en partant, sans même un regard pour Christine.




Je vous passe le contenu de notre conversation lors du repas qui suivit. Notez seulement que Franck a profité qu'on le regardait manger, une fois Louloute au lit, pour entamer une légère mise au point avec nous (trois fois rien) ; pour le reste, à la suite de cette après-midi, plus personne ne s'est jamais plaint dans l'immeuble du bruit qui s'échappait de nos fenêtres. Question accordéon, j'ai pu alors m'en donner à cœur joie. En avant blonde !




(photos X)

10 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

c'est malin, j'avais laissé un comm mémorable sur test 4, il a disparu, j'fais grève du coup !

28/7/05 1:48 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

tu peux te moquer, il était vraiment mémorable puisque je t'y parlais de mes ventes Tupperware du mois avant même que tu n'en parles... Personne ne va me croire maintenant, laisse tomber... c trop injuste.

28/7/05 1:55 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Huhuhu je te vois bien faire les rayons du supermarché après pour trouver l'exacte teinte de blanc bleuté pour tes cheveux, histoire de ressembler à tes nouvelles copines !!

(nnnnaaaaaaaaaaann ! Pas la tête !!)

28/7/05 9:59 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Cette Madame Gibolin, tu crois qu'elle est parente avec le célèbre créateur de la boisson "le Gibolin" chère à Monsieur Morel ?

Parce que si c'est le cas, tu aurais dû t'en faire livrer un carton, de ce bon Gibolin !

28/7/05 10:49 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ah oui, Anne a raison, Anitta en "Bel Argent", ça le fait ça !
J'en vends à prix cassé Anitta, 2 boîtes Bel Argent (avec les gants) + 1 passoire verte + 1 attrape-nouilles = 99,80 euros... Elle est pas belle la vie ?!? :-)

28/7/05 11:21 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ah, je suis morte de rire, et faut que je fasse gaffe mes collègues vont se demander pourquoi je suis hilare...
Pauline Carton j'adorais sa voix et son air sournois en soubrette !

28/7/05 1:04 PM  
Blogger Cindy a écrit...

Au moins, ta dame tupperware elle est agréable.
On a eu l'occasion d'avoir une réunion tupperware chez nous, nous aussi. Un jour, notre mère nous annonce que demain elle organise une réunion tupperware avec qques personnes.
Allison et moi râlons un peu, mais bon n'ayant de toute manière pas le choix, on accepte cette réunion, tout en précisant qu'à l'heure où elle se tenait, on se ferait un plaisir de rester dans notre chambre.
Ok, pas de problème nous dit notre mère. De toute manière, nous dit elle, je finis à 16h30, la dame tupperware arrivera à 17h, donc en même temps que moi.
Bon, bé ok. Le fameux jour arrive, et 16h40 nous entendons l'interphone. Nous décrochons, et il se trouve que c'est la dame en question. Bon, eh bien on la laisse monter, on est polie, bien que sur ce coup là on aimerait ne pas l'être. Elle monte, jette un coup d'oeil un peu partout, regarde la table du salon (on a qu'un table chez nous puisqu'on est que 3 et qu'on aime manger devant la télé) et nous lance "heu, faudrait retirer le bordel là !". Ally et moi nous regardons, pensant très fort, nan mais elle se prend pour qui celle là ?! Elle se dirige ensuite vers la cuisine et dit "ah bé, c'est pas très grand ici ! Pfff". A ce moment, notre mère arrivait, à point, parce que je me préparais à l'envoyer bouler cette dame tupperware.
Ensuite eue lieu la réunion, et tellement la dame était sympa, on ne l'a jamais revue. Youpi !

28/7/05 7:31 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Argh non, là le mythe tupperware il casse tout!

29/7/05 10:07 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Grand plaisir de retrouver ton blog, Anitta !
Et Susheela Raman, hmmmm. Je l'ai vue en concert il y a un an, magnifique, j'adore.

29/7/05 11:23 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Une réunion Tupperware dans le dos de ton homme !
Mais c'est honteux !

Y'a des choses qui ne se font pas dans la vie.
Je le note: Anitta fait des réunions Tupperware sans en informer son mari.

(Je crois que Franck est un ange, j'espère qu'il le sait)
;-)

12/8/05 11:14 AM  

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