30.11.05

Cette chère Madame Hernoot.

C'est bien connu : tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes.

Pour moi, cet état de fait s'est notamment traduit, dès mon plus jeune âge, par une collection de regards et de mimiques que je n'ai guère eu besoin d'enrichir par la suite ; comme il se trouve que j'ai passé la plus grande partie de mon enfance et le début de mon adolescence dans un trou village où les activités militantes de mes parents n'avaient de secret pour personne, dès que je donnais mon nom quelque part, je recevais des œillades de connivence ou des sourires de complicité, ou bien, au contraire, j'étais dévisagée par des mines inquiètes ou franchement réprobatrices ; avec, entre les deux, toutes les couleurs de l'âme humaine – en un clin d'œil. Ce sont des choses qui ne s'oublient pas ; surtout quand on a sept ou huit ans, je trouve.

Facteur, buraliste ou nouvel instituteur, c'était chaque fois pareil.
– Alors comme ça, tu es la fille de… Et de…
Et, selon les cas, petit rictus bienveillant ou visage fermé.
– Bien… Très bien.
Souvent, au son de la voix de mon interlocuteur à ce moment-là, je pouvais deviner s'il était lui-même communiste, sympathisant… ou s'il s'agissait d'un ennemi de la cause.
– Allez, va rejoindre tes camarades, maintenant… disait le maître.

Je ne lui obéissais pas forcément. Eh, une partie d'élastique dans la cour passe encore, mais jouer à la marchande après m'être battue tout le dimanche avec des fils d'épicier, non merci !

Son premier poste – enfin, plus exactement : le premier dont je me souviens –, maman l'obtint dans un grand port de la mer du Nord.

Je me rappelle d'un appartement tout en angles, de chambres carrées situées au bout d'un long couloir ; de bâtiments grisâtres, klaxons et fumées d'usine, dunes à perte de vue et immense plage ; entends-je encore le brouhaha des défilés que nous apercevions de nos fenêtres, ou ce tumulte joyeux se mêle-t-il à ceux auxquels je devais participer plus tard ? Toujours est-il qu'on ne peut pas dire que la première impression que me fit la grande ville fut des plus engageante… Peut-être pour que j'en découvre la richesse par moi-même, plus tard ?

Par contre, il n'est dans mes souvenirs que des visions éblouies de notre arrivée dans ce fameux village qui devait servir de théâtre à quelques-unes de nos plus belles années. Visions éblouies (l'école avec ses murs de briques et ses jeux bariolés dans la cour) que le temps a recouvert du sépia de la nostalgie (le jardin devant la maison), de l'or des regrets (le salon par lequel on entrait) et de la ferveur des remords (la cuisine dans laquelle se mitonnèrent tant de petits plats). Jusqu'à cette chambre – pour moi toute seule – où je reçus si souvent et sans y prêter garde le bisou du soir…

Aujourd'hui, s'il y a un endroit au monde dans lequel je cours me réfugier quand tout s'effondre autour de moi, c'est celui-là ; dans mon petit lit d'enfant quand, émergeant d'un cauchemar fièvreuse et hoquetante, les mains de ma mère se posaient sur mes tempes. Et qu'au matin je m'éveillais encore bercée par ses murmures.

Hélas, peu après que nous ayons rejoint notre trou village, ma mère accepta, pour d'obscures raisons administratives, d'occuper momentanément un poste situé loin à l'intérieur des terres… C'est ainsi, après un casting longtemps infructueux, au cours duquel défila devant nous un bel aéropage d'apprenties baby-sitters pas toutes très dégourdies (dont une jeune ressortissante britannique prénommée Betty que nous avions illico surnommée Betty Boop), que nous fîmes la connaissance d'une charmante voisine, prête à nous accueillir aussi souvent qu'il le faudrait – malheureusement : Madame Hernoot.

Quoi qu'elle prétendit, cette chère Madame Hernoot n'était pas communiste. Femme de brasseur, mère de quatre enfants, elle avait beau se dire pour les ouvriers, les opinions politiques de mes parents la fascinaient moins qu'elles ne l'effrayaient ; sans compter que son caractère de mégère vous aurait fait sans peine passer la sorcière de Blanche-Neige pour un aimable tendron. Dès lors, munie pour tout viatique d'un martinet de cuir sous les lanières duquel il valait mieux qu'on file doux, elle s'est crue investie d'une mission qui ne lui avait pas été confiée : nous remettre ma sœur et moi dans le droit chemin.

Ça, on peut dire qu'elle obtint de sacrés résultats ! Mon père nous déposait chaque soir chez elle ; sitôt que sa voiture disparaissait au coin de l'allée, j'étais saisie d'une telle crise d'angoisse que je restais tout le repas sans bouger ni dire un mot (si je n'avais pas la trouille que son fantôme vienne me cingler les mollets, j'ajouterais que, niveau cuisine, elle était loin de valoir ma mère, mais bon).

Attention, cela dit. Aujourd'hui que j'ai vu comme vous émerger du tréfonds du silence mille souffrances, découvert et appris les horreurs que vous savez, je ne peux décemment pas employer de grands mots. Jamais je ne prétendrai que nous fûmes maltraitées ; mais rudoyées, humiliées et pour finir, pas respectées pour ce que nous étions, oui. Nous sur qui ni mon père ni ma mère n'avaient jamais levé la main ramassions des coups de lanières pour un oui ou un non, ou des punitions stupides, genre copier cent fois "Je ne dirai plus de gros mots". Merde, rogner la liberté d'expression, n'est-ce pas là le début du fascisme, camarades ?

A la fin, on n'allait plus chez Mme Hernoot ; on partait en camp de rééducation. A la maison, les revues sur le mouvement Freinet et le rapport Langevin-Wallon voisinaient avec Libres enfants de Summerhill et les publications des Francs et Franches Camarades ; pendant ce temps, nous étions menées à la baguette par un garde-chiourme pis que ceux qu'avait connu Alexandre Soljénitsine. Madame Hernoot ? Une Cruella de velours qui, aujourd'hui, vous remporterait haut la main l'examen de Super-Nanny.

Tout ça n'a duré qu'un an, peut-être deux (?), pendant lesquels tant Papa que Maman demeurèrent sourds à nos plaintes, persuadés que nous exagérions un tantinet et qu'un peu de discipline ne nous ferait aucun mal ; pendant lesquels aussi, comme de bien entendu, nous avons multiplié qui les révoltes étouffées dans l'œuf (Béa), qui les bêtises : n'est-ce pas à cette période que j'ai moi-même failli me faire écraser par un train ??

Quand ma mère a enfin été nommée dans l'école du village, et que nous avons retrouvé une vie de famille à peu près normale (ce qui devait d'ailleurs se traduire, neuf mois plus tard, par la naissance de Christine), quelque chose était cassé entre nous. Dans notre esprit, notre mère nous avait abandonnées, et ni moi ni Béatrice n'étions prêtes à pardonner. Aussi stupide qu'il vous paraisse, Béa est restée un an sans lui adresser la parole ; quant à moi, je lui trouvais, derrière les lunettes qu'elle chaussait désormais, le regard un peu moins vif. Moins brillant, également.




(tableaux Paul Klee)

16 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger tirui a écrit...

c'est vrai que c'est lourd à porter comme patronyme, Anitta Trotski.
ma povre.
(prems, comme dirait l'autre)

30/11/05 12:33 PM  
Blogger tirui a écrit...

c'est vrai aussi qu'il y a pire mais j'espère que Madame Hernoot s'est fait un jour dévorer la main par le rottweiler qu'elle essayait de dresser à la badine.
ps : Vous êtes trop mignonnes avec vos moustaches, vos grands yeux étonnés, et vos oreilles poilues, béa et toi derrière des barreaux.

30/11/05 12:40 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Heureusement que je n'ai pas eu de Madame Hernoot dans ma vie, brrr... j'en frémis !

Mon cher Frank en fut cependant victime, comme toi : une affreuse mégère qui allait jusqu'à l'attacher dans le lit et l'enfermer. a l'époque, on faisait bien moins cas de ce genre de "maltraitance". heureusement, sa mère arrivant un jour à l'improviste découvrit l'affaire.

Sinon, pour les parents communistes, je me souviens avec jubilation de l'année où la maîtresse était la copine de mon Papy et où tous deux militaient dans la même cellule ! you-ou la belle vie que j'ai eue ! Tiens, je vais même en faire un billet !

30/11/05 1:04 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

ah nooooon je te lisais et suis tombée sur la photo des chattons - les larmes me sont montées - quelle horreur!

30/11/05 3:04 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Est-ce qu'ils ont fini par admettre que vous n'exagériez pas, au moins ? Parce que parfois, quelques années après, ils veulent bien nous croire, les parents.

Bisous de consolation (tardive).

30/11/05 5:40 PM  
Blogger Delphine a écrit...

enormes bisous...enormes. Moi ma Maman ma crue, l'ecole catho c'etait trop dur , on a change....Mais quoiqu'il arrive, ca change quelquechose, le jour ou on se rend compte que les parents ne sont pas parfaits.

30/11/05 5:57 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Est-ce que vous leur avez "pardonné" par la suite ? Au moins de ne pas vous avoir crues. C'est terrible quand on est petit de voir que sa parole n'a pas de valeur. Ca me rappelle un instituteur sadique qui me terrifiait parce qu'il infligeait aux cancres à chaque mauvaise note cette punition : il les soulevait de terre et les secouait en les tenant par les OREILLES, ou les JOUES ! Il n'infligeait cela qu'aux garçons et je n'ai jamais eu à le subir, mais jamais mes parents ne m'ont crue quand je racontais les agissements de ce cinglé (j'avais 8 ans)....

1/12/05 3:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ah! Traou, ton instituteur devait être le frère de la bonne soeur qui nous faisait si peur avec ses punitions tordues! A la maison aussi, j'ai eu quelques dragons, mais l'école catholique m'a vite appris à ne pas me faire prendre après mes bêtises...Comme Samantdi, tout ça me donne quelques idées!

1/12/05 4:03 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Effectivement, tout le monde n’a pas eu la chance … Seulement de gauche les parents … Pour des relations plus cool avec leurs enfants .

‘’Pôvres’’ petites filles ! Susceptibles ?
Cette madame Hernoot, qui très certainement avait reçu le même genre de ‘’dressage’’ , n’ utilisait-elle pas le martinet pour réserver sa main aux douces caresses ?

Et en ce qui concerne ‘’La bête humaine’’ , il t’avait vexé à ce point le monsieur ?
Garder ça sur la patate aussi longtemps , y a pas idée !
Ne bravais-tu pas le monstre de fer pour épater un petit prétendant ?

[J’avais oublié :
personnellement pour époustoufler mes deux cousines très couvées , je les sortais de leur cocon en les conduisant le long de la voie Paris- Marseille ( parce que ma mère m’interdisait d’aller sur les bords du Rhône, où se noyaient fréquemment les Italiens de la Cité Barles), je posais sur les rails des pièces de cinq francs en alu pour en faire des soucoupes .
Mon collègue Daniel lui aussi , plus téméraire : au passage à niveau traversait à bicyclette devant le toro fumant lancé à 160 km/h .
C’était pas un chanceux ! Un jour de Mistral le train descendait plus
vite . La loco lui a pris la roue arrière . Avec la moitié du vélo ils sont allés atterrir à dix mètres en contre-bas et deux cents mètres plus loin , sur la camionnette du boulanger .
A peine quelques égratignures , une jaunisse pour le chauffeur de la SNCF et un bel article pour le correspondant local du ‘’Provençal’’ .
A 14 ans , employé pour les vacances scolaires à l’usine à soie :
le premier jour , il passe la main dans une machine et y laisse le bras
droit .
Trois ans plus tard , nous passons le concours d’entrée à l’école EDF, lui avec son bras postiche et sa main gauche rééduquée . Il réussit , puis est recalé à la visite médicale …]

J'arrête pour être plus bref ...

Eladio

1/12/05 5:03 PM  
Blogger Maurice a écrit...

A un moment ou à un autre on se détache de ses parents. C'est l'histoire de la vie comme dirait l'autre. On les croyait parfaits, forts, beaux, invulnéralbles, omniscients... Et puis on s'ouvre au monde, à l'environnement qui nous entoure et qui nous marquera. Ca ne se fait pas toujours en douceur et on se souvient surtout des mauvais souvenirs. Heureusement il y en a eu de bons aussi. Moi on m'a oublié plusieurs fois à l'école maternelle. Ca fait drôle de voir le préau se vider petit à petit au moment de l'appel le soir. La directrice connaissait tous les parents et au fur et à mesure qu'ils se présentaient à la porte du préau, elle appelait les enfants. J'ai donc eu le droit de dîner avec la directrice qui habitait au dessus de l'école. Je me souviens qu'il y avait de la soupe (j'en avais horreur à l'époque). La soupe pour moi, le savon pour mes parents ! Il m'en est certainement resté quelque chose.

1/12/05 11:45 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Heureusement, tu n'avais pas ma tête à claques... ça aurait pu être pire.
Elle a un nom de roman de gare, Madame Hernoot. ,)

2/12/05 9:41 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Les parents ne se rendent pas toujours compte de ce que leurs enfants doivent subir. Dommage.

Moi mon père était militant communiste pur et dur, mais nous les enfants, fréquentions l'école religieuse de la petite ville...
Puisque toute la famille y était allée auparavant, et que cela faisait plaisir à sa mère...
Ben, nous en avons bavé ! Lui, ne s'est jamais trop rendu compte, il trouvait que l'enseignement était plus familial, et disait-il il faut être tolérant dans la vie ! Naîf qu'il était !

2/12/05 1:48 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ce maudit boulot qui passe avant les gosses et sur l'autel duquel l'on est souvent prêt à sacrifier ce que l'on a de plus cher au monde... Ce que tu racontes a vraiment de l'épaisseur. Bravo !

2/12/05 6:48 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

(Dodo hè !)

2/12/05 11:33 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tous les parents sont comme ça.
Dès que dans un repas familial, je ressors l'histoire du martinet qui perdait ses lanières à force de tourniquets sur mes fesses et cuisses, mes parents disent que j'exagère.
N'empêche que le martinet est toujoçurs au fond du tiroir de la cuisine et n'a pas récupéré de lanières supplémentaires !

4/12/05 10:02 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

On a tous nos mauvais souvenirs de trahisons de nos parents, plus ou moins graves… Quelles seront celles que me reprocheront mes filles ?

6/12/05 12:35 PM  

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