22.3.06

La croisière s'amuse.

Ce matin-là, je goûtais aux joies d'un repos dûment mérité lorsque la sonnerie du téléphone a soudain retenti.
– Ouais ? j'ai fait, d'assez mauvaise humeur.

– Anitta Croft ? a fait la voix. Ici Numéro 2.
– Numéro 2 ? j'ai demandé. Qui ça…? Dominique ?
– Chut ! Pas de nom, Mme Croft. Oui, c'est bien moi.
J'ai chassé une poussière imaginaire sur la couture de mon short.
– Mes respects, M. le Premier Min… Pardon, Numéro 2, j'ai dit.
– Repos, Anitta, a répondu Numéro 2.
– Merci, j'ai dit. Et euh… Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre coup de téléphone, Domin… Numéro 2 ?
– Hum. Eh bien donc, comme vous savez, je suis légèrement dans l'embarras, en ce moment.
– Ah bon, vraiment ? fis-je.
– Oui. Vous ne lisez pas les journaux ?
– Non, je suis en vacances, M. de Vill… Numéro 2, je veux dire. J'ai tout un tas de RTT à écluser, alors mon chef de service a dit que…
– Oui, bon. Peu importe, évacua l'autre. Voilà : j'ai une mission de la plus haute importance à vous confier.
– Ah oui mais là, je crois que ça va pas être possible, j'ai fait. Je vous ai dit que j'avais tous mes RTT à prendre ! Avant le mois de mai, en plus. Déjà qu'on me les a sucrés l'année dernière, alors…
– Ecoutez-moi, Anitta. Je ne me permettrais pas de vous déranger si les intérêts supérieurs de la nation n'étaient pas en jeu. Croyez-le, il en va de l'honneur de la France !
J'ai poussé un soupir.
– Pfff ! Bon, si vous me prenez par les sentiments… Allez, d'accord ! Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ?

– Je vous préviens, a prévenu Numéro 2. Il s'agit d'une mission très très délicate. Au fait, je voulais savoir : vous continuez à vous entraîner, pendant vos vacances ?
– Bien sûr, j'ai répondu. Je vais courir tous les matins sur la digue ! Enfin, ce matin j'ai pas pu, parce que je devais emmener Louloute à la manif contre le CPE, mais sinon… J'y vais tous les jours !
Au bout du fil, la voix s'est étranglée.
– Comment ? Bon, ça fait rien. Ecoutez bien.
Numéro 2 s'est mis à chuchoter.
– …
– Pardon ? j'ai fait. J'ai rien compris !
– Si, vous avez parfaitement compris, a-t-il rétorqué. Attention : j'entends que cette mission soit accomplie dans les douze heures ! Et pas un mot – vous entendez ? – pas un seul mot à Numéro 3.
– Mais qu'est-ce que Nicolas… Numéro 3 vient faire là-dedans ?
– Rien, je vous dis. Il ne doit rien savoir !
– Très bien. Je me prépare, et je suis à vous tout de suite !

Vite fait, j'ai entassé une demi-douzaine de tenues de combat dans ma valise, pris mon vanity avec mes crèmes démaquillantes et mes pilules contre le mal de mer, laissé un mot pour Franck sur le frigo ; puis j'ai fermé la maison à double tour, mis la clef dans le pot de fleur de l'allée du jardin, et je suis partie en trottinant.

Comment s'est passé mon voyage, c'est facile : un gros hélicoptère m'a d'abord déposée dans une base secrète de Corse (à peu près 300 m à gauche après le Jardiland, à la sortie d'Ajaccio), et là un sous-marin anonyme m'a fait traverser la Méditerranée ; après, j'ai traversé l'Egypte à dos de chameau, et ensuite j'ai franchi le Canal de Suez en kayak. Le reste du trajet, je l'ai terminé sur un mulet, en rédigeant des cartes postales pour les copines. En trois coups de cuillère à pot, j'étais rendue. Bon, la routine, quoi.

J'ai repéré mon contact dans un bar de New Delhi, au fond d'une rue, derrière la gare. Avec son turban et ses habits usés jusqu'à la corde, je l'ai reconnu tout de suite ; m'approchant, j'ai prononcé le mot de passe en baissant la voix.
J'entends ceux qui manifestent… ai-je entamé.
Mais j'entends également ceux qui ne manifestent pas ! a énoncé mon ange gardien. Salam Anitta, me fit-il, après avoir vérifié que personne ne nous écoutait. Toi faire bon voyage ?
– Bonjour Rajiv, j'ai dit, en commandant une Jenlain à la serveuse. Oui, ça s'est bien passé. J'ai d'abord pris un hélico jusqu'à Ajaccio, et puis un sous-marin jusqu'à… Bon, laisse tomber, je te raconterai plus tard. Tu as des nouvelles de la cible ?
Rajiv a éclaté de rire.
– La cible ? Mais pas bougé la cible ! Elle restée aussi immobile que la statue de Vishnou dans sa grotte ! Sur la tête de Shiva !
– Ne jure pas, Rajiv, c'est indécent, j'ai protesté. On ne se moque pas des religions des autres, c'est nul. Ah, la vache ! j'ai crié, en recrachant une olive pas mûre.
Un grand silence se fit soudain dans le bar, et tout le monde me fixa méchamment du regard.
– Excusez-moi, lancé-je à la cantonnade. Ça m'a échappé. Promis, je recommencerai plus !
Rajiv était devenu pâle comme un linge.
– Tu dois me conduire à la cible, sais-tu ? lui dis-je en choisissant une autre olive. Toi connaître procédure ?
– Oui oui, moi connaître. Mais toi savoir route très dangereuse jusqu'à cible. Toi te préparer à affronter armée entière !
– T'en fais pas, va ! ai-je répliqué. J'ai l'habitude ! Mais dis donc, ils passent toujours de la musique aussi spéciale, dans ce bar ?
– Ça pas être musique spéciale. Ça être musique transcendentale, pour le salut âmes de nous !
– Oui ben écoute, j'ai amené le dernier SOAD, avec moi. Et comme musique transcendentale, je connais pas mieux, en ce moment ! Tiens bouge pas, je vais demander au DJ de le passer !

Quand je suis revenue au comptoir, Rajiv était furax.
– Toi fière de toi ? Eux tous fâchés contre toi maintenant !
Je lui ai fait un petit clin d'œil.
– Tu sais que tu parles très bien la langue d'ici, Rajiv ?
– Normal ! fit-il. Rajiv né là. A deux rues d'ici !
– Te fatigue pas, j'ai fait. J'ai lu ton dossier avant de partir ! Je sais qu'en réalité, tu t'appelles Jean-Luc et que t'es de Bray-Dunes ! J'ai même été à l'école avec ta sœur, c'est te dire !
Rajiv/Jean-Luc resta stupéfait, puis il éclata en sanglots.
– Allons, allons, j'ai dit pour le consoler. Jean-Luc, voyons…
– Bou-hou-hou… n'arrêtait-il pas d'ânonner.
– Ce qui m'a mis la puce à l'oreille, j'ai dit, c'est que tu as toujours l'accent chti ! Et parler petit nègre avec l'accent chti, ça le fait pas ! On se croirait dans un album de Tintin !
– Si… Si tu savais comme j'ai le mal du pays, parfois ! pleurnicha-t-il. Ici, il y a du vent tous les 36 du mois, et en plus il pleut jamais ! Sans parler que, les seuls européens que je croise, ce sont tous des hippies retraités ! Tu sais ce que c'est, toi, des hippies retraités ?
– Oui, bien sûr, j'ai répondu. Moi j'ai lu tous les billets de Traou !
Jean-Luc/Rajiv s'était ressaisi.
– Bon, qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
– Toi, tu rentres chez toi retrouver ta femme et tes enfants ; moi je vais aller dormir un peu. Rendez-vous sur le port demain matin !
En partant, on s'est fait la bise.
– Au fait, j'ai demandé. Y-a pas un petit Formule 1, dans le coin ?


Le lendemain matin, l'eau était froide, mais froide ; heureusement que j'avais mis mon Damart sous ma combinaison ! J'ai plongé en apnée, et je n'ai refait surface qu'environ dix minutes plus tard – après avoir traversé un barrage de mines, puis découpé le filet de protection anti-requins. Une fois sur le pont du bateau, Jean-Luc sur les talons, j'ai maîtrisé l'équipage en moins de deux ; pif paf pouf, j'ai assommé le quartier-maître, blim-blam, le second, chtik-chtok, le capitaine enfin. J'ai regardé dans la cabine.
– Bon, y-en a d'autres ? j'ai demandé. Ho, vous vous cachez où ?
– Ils s'enfuient, m'a dit Jean-Luc, me montrant une chaloupe qui s'éloignait à vive allure.
– Génial ! j'ai chanté. Opération Diversion réussie ! Bon, où est-ce qu'ils planquent le charbon, dans ce truc?

Les deux mains sur la barre, je pilotais l'énorme navire en évitant les tirs de canon du port et les bombes des avions de la police des frontières, quand le vibreur de mon téléphone s'est déclenché.
– Rappelez plus tard ! j'ai dit. Voyez pas que je suis occupée ?
– Maman ? a fait la voix. C'est moi !
– Louloute ? j'ai répondu. Mais enfin, je t'ai déjà dit mille fois qu'il fallait pas m'appeler pendant que j'étais au travail ! Et qui t'a donné ce numéro, d'abord ?
– Ben… Il était marqué sur le frigo !
– Oui, ben en rentrant tu vas voir comme je vais dire deux mots à ton père ! Bon alors, qu'est-ce qu'il y a ? Toujours en grève ?
– Oui, c'est justement pour ça que je t'appelle ! Ce matin, on était 350 à voter pour le blocage de la fac !
– Super ! Nous, je me souviens, en 1986, on était…
– Maman, tu me diras ça plus tard ! Ici, ils viennent de nous dire que notre mouvement n'était pas démocratique !
– N'importe quoi ! Y-a combien d'étudiants, dans ta fac ?
– Pas tout à fait 1300 !
– Pfff, je sais vraiment pas ce qui leur faut ! Bon, bouge pas, j'ai une idée. Regarde la télé, ce soir. Tu vas voir ! Foi d'Anitta, ça va pas se passer comme ça !


Une fois qu'on a eu atteint les eaux internationales et mis le cap sur la France, j'ai branché la radio et tenté de joindre Matign… le poste de commandement de Numéro 2.
– Allô Eagle 2 ? Allô Eagle 2 ? Ici Eagle 4 ! Répondez Eagle 2 !
– Je suis là, Anitta, a répondu Eagle 2. J'attendais votre appel. Tout s'est bien passé ? Vous avez récupéré… Euh, l'oiseau ?
– Affirmatif, Eagle 2, j'ai dit. J'ai le Clemen… J'ai l'oiseau ! Je fais actuellement route sur le 320, et si le temps reste au beau je pense remettre l'oiseau dans sa cage d'ici deux ou trois jours. Il fait quel temps en ce moment, à Paris ?
– Assez sombre, j'en ai peur ! a répondu Eagle 2. Dépêchez-vous de rentrer, sinon je ne vais pas tenir ! Vous avez assez de vivres, à bord ? Vous voulez qu'on vous parachute quelque chose ?
– C'est gentil, oui. On va bientôt manquer de bière !
– Ça sera fait cette nuit, Eagle 4. C'est tout ?
– Oui ! Ah, au fait, Eagle 2. Je voulais vous prévenir que j'ai rajouté une petite inscription, sur la coque de l'oiseau. Rien de méchant, je vous rassure ! Enfin, vous verrez ça ce soir, aux infos ! Allez, je vous laisse. A bientôt, M. le Premier Min…





(photos X)

23 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Rires. J'adore! Quelle imagination! Beau détournement de propagande gouvernementale en perdition. Du travail de pro sur le plan com. Bravo, aussi, à l'équipe photoshop. La croisière n'en finit de s'amuser. Numéro 2, lui, continue de nous marteler son "Jamais je ne renoncerai à mon CPE amianté !".
Clémenceau doit se tordre de rire dans sa tombe. Il a découvert en la personne d'Anitta Croft un joli porte-voix à son humour légendaire. Quel retour!
Bisous

22/3/06 4:47 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Quel retour ! Heureuse de vous re-lire, c'est vraiment très drôle !

22/3/06 5:09 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Oh joie. Si Numéro 2 se retrouve au chômage demain, je t'en tiendrai pour personnellement responsable et rédigerai une ode en ton honneur.

22/3/06 8:22 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Mme croft, vous avez du panache!

23/3/06 12:07 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Pas de doute. Quand on est à ce point une artiste du mot d'excuse (ah ! le petit détail du vanity et des crèmes démaquillantes!) ... c'est qu'on est un vétéran de l'école buissonnière !

23/3/06 12:17 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Oh, Anitta est revenue ! (petits pas de danse esquissés). Pas le temps de lire là maintenant, suis en retard au bureau (comme d'hab')
Je reviens plus tard (avec mon verre à la main et des trucs à grignoter, évidemment ;-))

23/3/06 8:08 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bon finalement, j'ai pas pu m'empêcher, je me suis jeté sur mon ordi en arrivant au bureau pour retrouver Anitta Croft (forcément ici, j'ai pas de verre et de cahouètes, ça ferait bizarre, surtout à 10 heures du mat'). C'était donc toi, le retour de "l'oiseau" (est-ce bien raisonnable de l'appeler ainsi en ce moment ?...). C'est bizarre quand même de passer par l'Egypte pour atteindre New Delhi... sans doute une manoeuvre subtile pour semer le gang des hippies retraités ?...

23/3/06 10:03 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Mouhahahah ! Excellent !

23/3/06 10:56 AM  
Blogger tirui a écrit...

méfie-toi des embouteillages occasionnés par les manifs d'étudiants gauchistes, c'est que ton oiseau il est un peu large, sans compter que grippé comme il est par la rouille, il devrait être confiné.

23/3/06 11:26 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ah les aventures rocamboleques d'Anitta ! Quel beau retour. Un régal, C'est beau ce patriotisme...
Est-ce que tu as d'autres missions sur le feu ?
Bonne journée !

23/3/06 1:41 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ça c'est du grand, du très très grand Anitta croft :-)))

23/3/06 2:21 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Merci Madame Croft:)

23/3/06 2:42 PM  
Blogger Ally a écrit...

Haha excellent ! Et ils ont aimé SOAD dans le bar de New Dehli au moins ? ;o)

23/3/06 4:44 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Uh uh uh !
La Fraaaance devrait plus souvent faire appel à Anitta Croft !
:-)
Surtout que si je ne m'abuse elle lit PlanetBlog. La classe quoi !
:-))

23/3/06 4:57 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ah le coup de la vache sacrée ! Qu'est-ce que j'ai ri ! Vite, la suite !

23/3/06 6:14 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

pauv' galouzo !
;-p

23/3/06 6:41 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Quel plaisir de te revoir par-ici

"champagne"

24/3/06 1:00 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Content de voir la pause se poser ailleurs.
Bravo ma chère Dame, en tous points !
Et bise en plus.

24/3/06 1:44 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Pense tu poser assez vite le bel oiseau sur la place de l'Opéra? Avant que tout ne soit terminé...Peut-être y aurait-il eu plus de chance avec le Concorde mais, c'est vrai que pour faire la guerre ton choix est plus judicieux! Ton exploit m'a ...désarmé! Tout comme lui. Mais alors comment pense tu (t'en) tirer? Grand fou rire et bises avant mon départ. Non, non pas pour Bénares et ses pénitents mais pour mes pyrénées..

24/3/06 4:13 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Bon oui d'accord, le CPE, tout ça gnagnagna...
Mais ALORS !? ALORS !?
Brad, s'tun bon coup ?
(Non pasque les Rtt mon cul hein ,))

24/3/06 4:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Hum, hum ! :o)

25/3/06 10:31 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Mouhaha excellent j'adore. Bravo.

26/3/06 11:43 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Ha si je te crois... non mais. ,)
(mon type c'est Bill Murray...)

29/3/06 1:42 PM  

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