2.4.05

Un petit train dans la tête.

Certains y ont un petit vélo, d'autres y entendent des voix ; moi j'ai longtemps eu un petit train dans la tête. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça, là, maintenant. L'envie de me rendre intéressante ?

C'est une histoire douloureuse : aujourd'hui encore, rien que la coucher sur le papier me fait frémir. Pendant longtemps, je n'ai pu laisser divaguer mes pensées – il est tard, vous êtes allongée, vous allez sombrer dans le sommeil mais vous ne dormez pas, vous êtes encore pleinement consciente – sans qu'à un moment un train ne passe à toute vitesse à côté de moi, et me happe dans sa course. Et de ces cauchemars qui n'en étaient pas, je ressortais avec le front en sueur et des picotements dans les doigts.

Je peux vous citer par cœur le nom de ces films où il est question d'un train et que j'ai abandonné en cours de route à cause d'images qui m'étaient trop pénibles. Par simple curiosité, quelqu'un peut-il me dire comment finit Un tramway nommé désir ?

Un jour j’ai voulu en avoir le cœur net. Comment j’en ai trouvé la force, je me le demande encore ; mais plutôt que chasser cette image de mon esprit comme je le faisais depuis des années, je l’ai laissée venir à moi, je l’ai appelée de mes vœux. Je me suis allongée sur mon lit, j’ai fermé les yeux, et j’ai attendu.

Et là, il faut que je vous parle d'une nouvelle que j’ai lue quand j'avais quinze ans. J’en ai oublié le titre et l'auteur – un Anglais, je crois – et pourtant cette histoire m'a marquée davantage que certains livres lus par la suite... Cette histoire, c’est celle d’un jeune garçon qui revient pour la première fois depuis longtemps passer quelques jours dans la maison de campagne de ses parents. Une maison hantée par de mauvais souvenirs : la dernière fois que John (appelons-le John) y a passé ses vacances, c’était dix ans plus tôt, l’été où sa mère a disparu. Cet été-là, John est seul avec son père et sa nouvelle compagne, et il s’ennuie. Est-ce le fait de retrouver sa petite chambre d’enfant ? Est-ce le fait que son père se montre violent avec cette femme, sa belle-mère en sorte, avec laquelle John a sympathisé ? La nuit, des visions s’offrent à lui.

Bon, comme je ne vous ai donné ni le titre ni l'auteur de cette nouvelle, je me sens autorisée à vous dire la fin. Pendant de longues nuits, John va explorer son subconscient, décrypter ses souvenirs d’enfance, et trouver la source de ses cauchemars. D’abord des cris glaçants. Puis l’image de son père en colère. Puis un bruit indéfinissable, d’abord, qu’il va mettre longtemps à identifier : le bruit de la pelle heurtant la terre qu’on remue. Et ses cauchemars, peu à peu, vont l’amener jusqu’au jardin, et cet arbre planté voici exactement dix ans – sous lequel la police, qu’il finit par prévenir (j’ai oublié les détails, excusez-moi) retrouvera le corps de sa mère...

Je la raconte mal et j’en suis désolée, mais j’ai toujours cru à cette histoire. J’ai toujours cru que des souvenirs indélébiles étaient gravés en nous, et qu’une solide introspection permettait de les faire resurgir. Cette nouvelle, en fait, c'est mon premier polar psychologique : ma découverte de la psychanalyse. Bien avant que les vicissitudes de la vie ne mettent le Dr V. sur ma route...


Ce soir-là, comme rien ne venait j’ai convoqué ces maudites images ; et quand elles me sont enfin apparues, quand j’ai senti sur ma joue le souffle de ce train maudit, je ne les ai pas chassées. Oui, j’ai fait cet effort surhumain, je tremblais de tout mon être (j’aime bien l'expression, ça fait collection Harlequin) mais j’ai poursuivi mon exploration. Et petit à petit, les souvenirs me sont revenus, comme les pièces d’un puzzle qui se reconstituait. Et ce que j’ai découvert était tellement horrible que j’ai poussé un grand cri.

Ah, Seigneur !

En fait, je n’eus pas à chercher bien loin. La vérité était là, à fleur de peau, et un instant de total abandon me suffit pour la retrouver.

Et aujourd’hui, je sais. Je sais d’où me viennent mes visions.

Je sais que je dois d’être encore en vie, aujourd’hui, à un agent de conduite SNCF qui eut la présence d’esprit de regarder devant lui au sortir de la gare du village où j’habitais. Sans lui, je n’aurais jamais connu le bonheur d’écrire ces lignes, et même, qui sait si ce n’est pas cet acte de bravoure anonyme qui décida de ma vocation d’assimilée-fonctionnaire ?

Je sais aussi que cette connerie édifiante d’aller défier le monstre d’acier – une Micheline rouge et jaune – que ce brave homme conduisait, c’est moi qui l’ai faite, seule, comme la jeune imbécile que j’étais (depuis je suis un peu moins jeune). Mais a-t-on besoin de se mettre à plusieurs quand il s’agit de jouer les risque-tout ?

Je sais que j’avais huit ou neuf ans, pas plus, et que je portais un bob à fleurs, tenu par un élastique, ainsi qu’une adorable jupe dans les tons mauves.

Je sais que le lotissement où je retrouvais mes copines jouxtait la voie ferrée, qu’un grillage en séparait les dernières maisons, et qu’il nous suffisait de suivre un pont, enjamber une rambarde et se laisser glisser sur le talus pour accéder aux voies.

Ce que je ne sais toujours pas, par contre, c’est quelle raison stupide, quel puissant mystère me poussa cet après-midi-là à aller traîner de ce côté, seule. Et pourquoi, apercevant à 500 mètres de là un train quittant la gare, je décidai de me camper, droite comme un I, à quelques centimètres des voies.

Pour savoir si la Micheline qui faisait frémir les rails sous mes pieds serait capable de faire s’envoler mon chapeau ?

Aujourd’hui, je peux vous narrer la scène comme si c'était hier : après un bref arrêt en gare le train démarre, je m’avance sur le ballast en plissant les yeux, j’attends comme une cinglée qu’il s’en vienne arracher mon chapeau, à cet instant une chose m’étonne, il ne va vraiment pas vite ce train, il est pire qu’un tortillard : c’est un escargot, il se traîne à deux à l’heure, bon sang, jamais il ne m’enlèvera mon chapeau c’est sûr, du coup je décroche l’élastique de mon bob, je l’attends, mes jambes sont saisies de frissons et je l’attends, les yeux fermés maintenant ; le train finit péniblement par s’approcher de moi, il n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres, je vais bientôt savoir, je me prépare au coup de vent, un peu déçue quand même de le voir rouler si lentement mais bon, tant pis, quand, au lieu de la bourrasque à laquelle je m’attends, je n’ai droit qu’à un énorme coup de klaxon, et à la grosse voix de ce gars – mon chauffeur, mon sauveur, mon héros – qui me lance par la fenêtre de sa cabine :
– TU VAS FOUTRE LE CAMP DE LA, SALE GAMINE ?

Et, rouge de confusion, je réalise qu’il m’a vue depuis le début, depuis qu’il a quitté la gare il ne m’a jamais perdue de l’œil en fait, et là-bas sur les quais une foule qui s’épaissit et gesticule derrière un contrôleur agitant son drapeau attend aussi que je m’écarte, et le parfum d’aventure que je croyais humer prend soudain l’odeur d’un cauchemar, j’ai l’impression que le village entier est suspendu à mes gestes, alors j’attache mon chapeau, je cavale à vitesse grand V sur le talus, j’escalade la rambarde, le train accélère dans un grand bruit, et moi je cours, je dévale la route, je retrouve la maison de mes copines, un voile d’émotion me submerge, je suis plus rouge qu’une tomate, plus que la peur c’est la honte qui m’assaille, je rejoins mes amies qui jouent à colin-maillard ou à la poupée ça j’ai oublié, étaient-elles deux ou quatre ça aussi j’ai oublié, en fait j’ai tout oublié parce que, la respiration coupée et les larmes aux yeux, je me jure que je ne parlerai jamais à personne de ce qui vient d’arriver, et d’enfouir en moi, au plus profond de moi, ce jour-maudit-où-j’ai-frôlé-la-mort.

La honte de ma vie.




Et voilà pourquoi, comme une réminiscence, un souvenir caché, ces visions m'ont rattrapée. Voilà pourquoi ce coup de vent d’un train en trombe frôlant ma jupe me mettait dans un état proche de l’hébétude. Voilà pourquoi je n’ai jamais raconté cette histoire qu’à deux ou trois personnes, et pourquoi la coucher là, sur le papier, me fait tant de bien. En fait, je profite de ce journal pour exorciser mes vieux démons, vous comprenez ?




(photos X)

10 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Et "Bus Stop", tu as pu le voir en entier, au moins ?!

4/4/05 9:22 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Et qui nous donnera le nom de cette originale phobie ?

4/4/05 9:51 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bonsoir

Suis une recrue de la non moins célèbre Facettes.

Je viens de lire 'un ptit train dans la tête' et j'ai adoré la lecture, le style d'écriture

Encore!

5/4/05 8:07 PM  
Blogger Ally a écrit...

Ah Seigneur ? JPII c'est Dieu c'est ça ?! lol.

6/4/05 12:11 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'aime bien les polars psychologiques, surtout avec des histoires de trains dedans...

6/4/05 1:43 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Malheureusement, Tennessee Williams n'est plus là pour nous raconter la fin.
Heureusement, il nous a laissé un livre. C'était une pièce de théâtre, même, je crois.
J'ai le souvenir d'une ambiance noire, très noire, et d'une Blanche dans tout ce noir qui sombre dans la folie, mais bizarrement, je ne me souviens plus très bien de l'histoire. (J'ai vu le film mais pas lu le livre, shame on me étudiante en langues à l'époque...).
Sinon, c'était donc mourir de honte, alors ?
J'espère que ça t'a fait du bien d'exorciser ça, moi ça m'en a fait de te lire, en tout cas, mais je ne sais pas si j'arriverais à raconter ma plus grande honte en publog- euh, en public.

Sinon, bobi, je ne savais pas que les gâteaux secs ça donnait mal au dos??

7/4/05 10:17 AM  
Blogger Maurice a écrit...

Le train pour certains peut être un cauchemar quotidien

http://blogdemaurice.blogspot.com/

En attendant, pour reprendre un poème célèbre...

les cahots longs des ouagons qui déconnent
bercent en douceur le voyageur qui marmonne

7/4/05 12:03 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

La bête humaine, un monstre d'acier qui me frôle, lancé sur les rails de l'indifférence...

7/4/05 10:32 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je ne devrai jamais prendre trop de temps à commenter, j'ai l'impression de lâcher les wagons.

(et pis le tramway, même pas vu)

Merci encore de la confession libératrice.
J'avais lu que pour se séparer définitivement d'un cauchemard, il fallait effectivement l'exorciser en le racontant.
Jusqu'à maintenant, ça marche.

Une bise !

8/4/05 11:26 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

c'est fou tout ce que l'on peut occulter et parfois je me dit que c'est un bien
surtout pour les souvenirs douloureux et puis un jour , ils refont surface et il faut savoir les gérer , les comprendre , les analyser et enfin les digérer , c'est tellement passionant l'esprit l'humain !

y' a eu de gentilles choses de dites dans les commentaires , merci anitta et nam nam

j'en profite pour vous embrasser toutes les deux allez hop

ps: tu as bien raison d'utiliser ton blog pour te vider la tête , c'est un peu le but entre autres choses
et ça fait un bien fou

sourire

8/4/05 7:21 PM  

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