19.10.05

Last goodbye.

Ça s'est passé un petit samedi d'été amer et moribond, les derniers jours de juin s'égrenaient dans un cortège de voitures venues des quatre coins de la planète, pensez-vous que le soleil nous berçait de ses rayons, qu'un ciel débarbouillé de ses nuages nous ouvrait l'horizon, qu'un vent débonnaire et frais caressait notre échine ?

Non, mes amis, non.

Sous un vilain crachin on a longé la plage, la bruine faisait clapoter des gouttes frêles comme le nacre sur le pare-brise de la voiture, un léger brouillard naissait de la mer et se chargeait de sable avant de s'alanguir sur la terre ferme. Heureusement, le studio était situé face à une sorte d'entrepôt couvert qui faisait office de parking, et on s'est garées à côté de leur camion, bien à l'abri.

Toutes portes ouvertes, le combi bardé d'autocollants débordait de valises, de sacs plastiques, d'instruments de musique, de boîtes en ferraille et de sacs de sport. Dans ce fatras sans nom, j'ai glissé le carton contenant la vaisselle de maman derrière les sièges, et je l'ai calé en le recouvrant avec un baluchon de linge.

Nous apercevant, Christine est sortie à notre rencontre, pantalon de treillis kaki et t-shirt noir sur le dos, cheveux tirés en arrière, un énorme carton dans les bras ; mine de rien, c'est vrai qu'elle est belle ma frangine.
– Ah vous êtes là, elle a dit. Vous avez de la chance ! La chaudière du rez-de-chaussée a explosé ce matin, Eric est en train de donner un coup de main au proprio. On a presque fini, sinon. Et toi, qu'est-ce que tu racontes, poupougne ? elle a demandé à Louloute, en lui pinçant doucement le bras.
– Aïeuuh ! a grimacé ma fille, d'un sourire tordu.
Je lui ai tendu mon paquet.
– Tiens, j'ai fait. C'est pour toi.
– Qu'est-ce que c'est ? elle a demandé.
– Ben regarde, tu verras, j'ai répondu.
– C'est quoi ? elle a dit en tâtant l'emballage. Un nouveau duvet ? Tu sais, je vais dormir dans un vrai lit, maintenant…
– Imbécile, j'ai répliqué. Ouvre-le !

Comme les nuages au dessus de nos têtes, qui dessinent dans leur course folle avec le vent d'étranges formes dans lesquelles on croit parfois reconnaître un visage familier, un animal ou un objet, les pensées sont éphémères ; les inscrire ici, les figer pour l'éternité à l'aide de mots hélas pas assez riches pour en dire toute l'intensité, ne fera pas revivre les instants que nous partageâmes – mais peut-être soulèvera pour un temps la poussière qui les recouvre…?

Alors, hors les anecdotes et les détails, les épisodes glorieux et ces petits riens qui firent notre ordinaire de tous les jours, que retenir de cette période agitée qui n'aura duré que deux ans, à l'heure où ma sœur partait vivre sa vie loin de la mienne ? Peut-être, en forme d'évidence, que c'est au moment précis où elle est partie que le poids des absences s'est fait plus lourd… Et que j'ai ressenti à nouveau comme un coup de poignard le vide qu'avaient laissé les deuils autour de moi.

Après son départ, tout ce qui devait suivre n'allait plus être qu'une longue, lente et pénible dégringolade vers ce pas grand chose qui compose l'essentiel de ma vie, aujourd'hui. En avais-je conscience alors ?

Allez savoir, mes amis. Allez savoir…

La veille de leur départ, on a mangé une dernière fois ensemble.
– Le prochain repas, c'est chez nous ! elle a claironné.
– C'est pas loin Dam, d'ici, a précisé Eric, s'adressant à Franck. Un coup de voiture, trois heures de route et vous y êtes !

Et pendant que, tout à l'excitation de leur départ, ils énuméraient les avantages de leur nouvelle ville, bourdonnait à mes oreilles la conversation du soir initial, quand toute essoufflée à la fin de ce premier repas pris à quatre – Franck ravi comme tout (deux jolies femmes sous son toit, il est des matadors moins matois), Louloute aux anges, moi toute chamboulée – elle avait jeté sur le canapé ce vieux duvet informe qui avait visiblement fait plusieurs guerres.
– Ce week-end on ira chez Congo, j'avais dit. On va te mettre un lit dans la chambre de Louloute, ça sera plus simple, tu seras plus tranquille et tu dormiras mieux.
– Non, avait-elle protesté. Qu'est-ce que vous allez faire de son bureau ? Et pis, si je rentre tard, je vais la réveiller, c'est chiant…
– Ecoute, avais-je insisté. Ici c'est pas pratique, une fois sur trois Franck est de matin… Et pour le bureau on s'arrangera !

Vous surprendrai-je vraiment en vous disant qu'elle n'a rien voulu entendre ?

– Oh ! s'est-elle exclamé. Les costumes des sœurs Pétard !
Et tandis qu'elle jetait l'emballage j'ai vu pétiller dans ses yeux le souvenir fugace de cette fameuse soirée. "Nous sommes les sœurs Pétard / Nées sous la statue de Jean Bart…"
– Oui, j'ai dit. Ils te seront plus utiles à toi qu'à moi, va. Paraît qu'en Hollande les gens se déguisent toute l'année, là-bas. Alors…
– N'importe quoi, elle a fait. Mais je vais les garder, oui…
Louloute trépignait à mes côtés.
– Ah, et pis y-a autre chose, aussi. Vas-y, donne-lui, Lou.
– Encore ! elle a fait en prenant la boîte des mains de ma fille. C'est ma fête ou quoi ? Moi je vous préviens, j'ai rien prévu hein ! Qu'est-ce que c'est que ça, encore ?
Ça, c'était une boîte d'allumettes grand format que Louloute avait recouvert d'un papier alu flambé à la bougie, sur lequel elle avait gravé des roses encerclant le prénom de ma sœur. Christine a fait coulisser l'intérieur, et fouillé dans le coton qui garnissait le fond.
– Ah non ! elle a dit. Pas ça. Pas la bague de maman. Non. Elle est pour toi, celle-là.

A la mort de mes parents, en vidant les armoires de leur maison, on était tombés Franck et moi sur ce coffret caché sous une pile de linge ; à l'intérieur, entre babioles et fariboles, boucles d'oreille, colliers de pacotille et chaîne d'argent (souvenirs de famille plutôt que vrais bijoux), trônait comme un trésor la petite émeraude.
– Moi, j'ai son alliance, j'ai répliqué. Celle-là te revient.
Son regard s'est soudain chiffonné. Elle a passé ses bras autour de mon cou, on s'est serrées très fort l'une contre l'autre.
– T'es folle, elle a chuchoté. T'es vraiment folle, mais je t'aime.
– Moi aussi je t'aime, j'ai bredouillé.
Sans un mot, Louloute est venue se coller contre nous.

Les ombres ont changé de trottoir, et comme si le ciel s'ouvrait en deux, les faramineux nuages gris qui couvraient l'horizon se sont scindés en une nuée de petites fleurs évanescentes, à la manière d'un feu d'artifice silencieux – la pluie a cessé, aussi. Ça n'a duré qu'une seconde, très vite le vent a repris son souffle, les nuages leur allure menaçante, les gouttes leur martèlement régulier ; Eric est arrivé là-dessus, et ç'a été fini.

Plus tard, quand dans un toussotement de fumée noire et quelques éclaboussures le combi VW a tourné le coin de la rue, j'ai attrapé Louloute par les épaules ; je voulais la prendre dans mes bras, qu'au moment où la famille se disloquait à nouveau on partage cet instant-là elle et moi, qu'on unisse nos forces quand une part de nous-mêmes s'évanouissait dans les vapeurs de diesel et ce parfum discret que Christine a laissé sur nos joues ; mais du haut de ses dix ans, ma fille a détourné la tête, couru à la voiture en traversant la rue, et plongé sur le siège arrière sans un regard pour moi.

Alors, d'un geste lent, je me suis tournée vers le large, plissant les yeux j'ai fixé au loin cette vague un peu plus forte que les autres, et j'ai offert mes larmes au vent.




(photos Robert Mapplethorpe) .

14 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Papillons au creux de l'estomac, on était là à vous regarder. On aurait voulun comme Louloute, se serrer dans vos jambes, un petit coulis d'air tiède...

Cette Anitta, alors...

19/10/05 6:28 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

glups

19/10/05 8:15 PM  
Blogger LiliLajeunebergere a écrit...

pas mieux que nam-nam.....

19/10/05 8:43 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

peux plus parler là ... alors je te souffle une bise ... le vent te la portera ...

20/10/05 11:57 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je vais monter un peu le chauffage, j'ai des frissons là.

20/10/05 12:21 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

arf ...

ben oui mais aussi tu écris si bien que ...

ben moi aussi j'ai laché quelques larmes

20/10/05 3:56 PM  
Blogger Ally a écrit...

Il est de circonstance ton post ! Qqn d'important pour moi s'en va demain...

20/10/05 7:34 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Comme un certain cinéma italien, d'un côté on pleure, de l'autre on sourit.. Oui enfin... moi, parce que tout du long j'avais en tête ça :
"Nous sommes les sœurs Pétard / Nées sous la statue de Jean Bart…" ! :)
(avec la musique)

20/10/05 10:54 PM  
Blogger tirui a écrit...

coucou madame, alors j'ai lu les nouvelles d'anna gavalda sur ton conseil, elles sont pas mal mais elles souffrent de la comparaison avec tes nouvelles à toi. Désolé pour le sacrilège, mais je préfère anitta à anna gavalda, voila ;-)

20/10/05 11:49 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Non, ce post n'est pas facile à commenter.
Toutefois, il a l'immense qualité de figer l'instant. C'était une nouvelle fois cinématographique dans le meilleur sens du terme.
Il n'y a pas à dire, tu as le don de créer de superbes formes pour présenter le fond (tout aussi beau).

Merci.

21/10/05 9:07 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Pensée émue sur fond de Jeff Buckley...

21/10/05 9:24 AM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

... «Votre combinaison, Le saviez-vous, dépasse»! ,)

21/10/05 2:44 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est très beau, et moi cela me réchauffe le coeur de savoir qu'il y a tant d'amour entre vous.
Même si tous les départs sont un déchirement.
Et nous écrire de si belles notes, ce n'est pas de l'amour ça ?
Merci. Merci.

22/10/05 11:37 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je pense à une merveille de Verlaine : "et je m'en vais au vent mauvais..."

22/10/05 1:32 PM  

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