22.12.04

Bob Marley et moi.

Ce matin, Louloute est passée à la maison – pour bien faire, il faudrait sans doute que je précise que, depuis que Mademoiselle fait l’étudiante, elle n’y vient plus que de loin en loin, mais si vous voulez on fera ça plus tard, après tout on a le temps. Je ne l’ai pas entendue entrer, toute à mon ménage je me passais à tue-tête le Sweet Dreams d'Eurythmics, une des deux seules chansons que je connaisse qui vous mette le cœur à l'endroit de bon matin ; la semaine dernière, fatiguée d’attendre que n’importe quelle radio s’y colle, j’ai couru au Virgin acheter le CD, et là pfff, entre les vendeurs peu aimables quand vous parveniez à en trouver un et les clients vous piétinant sans vergogne, ç'avait été toute une expédition, je vous raconterai ça un de ces jours. Bon, il était quoi ? Onze heures du matin ?
– SALUT ! elle a hurlé.

J’ai sursauté, j’étais justement en train de me dire que j'allais devoir réaffronter la foule histoire de m'offrir le Marcia Baïla des Rita Mitsouko (la deuxième chanson qui) et cette idée ne m’enchantait guère. D'un coup de talon, j’ai arrêté l'aspirateur, et stoppé le disque d'un doigt précis. Le silence s’est engouffré dans le salon comme un coup de vent.
– Bonjour, ma chérie, j’ai fait, en exagérant mon sourire. Qu'est-ce qui me vaut ce plaisir ?
Elle a haussé doucement les épaules, sans répondre, et c'est quand elle a refermé la porte que j’ai aperçu le jeune homme qui l’accompagnait. Devant ce grand échalas tout dégingandé qui portait des dreadlocks, une petite barbichette et un treillis kaki trois fois trop large pour lui, la première chose que je me suis dite, c'est : "Toi, mon coco, pour que Louloute te fasse débarquer chez ses parents comme ça à la veille des Fêtes, t'es certainement de la famille du Père Noël". Je ne me trompais pas, vous allez voir.
– Julien, elle a précisé. Un copain. Il est de Fort-Synthe, lui aussi.

Je n'ai rien dit, le Julien en question avait repéré notre collection de disques et s’était jeté dessus, poussant des "Cool !" en veux-tu en voilà à chaque nom qu’il découvrait ; depuis que j'habite chez moi – je veux dire : dans cette maison-là, précisément –, je n'avais encore jamais vu quelqu'un se mettre aussi rapidement à l'aise. Je me suis rengorgée. Des disques, pour tout dire, on n’en a pas des mille et des cents, en la matière c’est le goût qui fait la différence, comme toujours.
– Vous restez déjeuner ? j’ai demandé. Je suis toute seule, ce midi.
– Oui, pourquoi pas ? il a dit en relevant la tête.
– Non, a décrété Louloute. On doit faire les courses de Noël, et avec le monde qu'il y a dans les magasins en ce moment, c’est plus sympa entre midi et deux.
Je n'ai pas osé lui dire qu'on pouvait tout à fait manger avant, ou après leurs courses, de toute façon elle ne m'écoutait plus.
– On peut se servir de l'ordinateur, dans ton bureau ?
Et sans attendre :
– Allez viens, Julien…
Il l’a suivie à regret, d’un pas lent. Je ne me suis pas démontée, j’ai rebranché l’aspi aussi sec. Et mon disque. "Some of them want to use you / Some of them want to get used by you / Some of them want to abuse you / Some of them want to be abused"…

Il est redescendu dix minutes plus tard. Seul. J'avais fini. Comme, quoiqu'en dise ma fille, je ne suis pas complètement une sauvage, j'ai arrêté la musique.
– Vous la passez souvent en boucle ? il a demandé.
– Chaque fois que je fais le ménage, j'ai souri. Tous les jours, quoi. Vous avez fini, là-haut ?
– Non, elle cherche encore.
Il s'était replanté devant les disques.
– On a un devoir à faire pendant les vacances, il a expliqué. Avec internet, ça va plus vite…
– C'est pratique, j'ai dit. C'est quoi, comme devoir ?
– Vous avez une sacrée collection de disques, il a admiré.
J'ai acquiescé en silence. Mine de rien, ce Julien me plaisait. Avec sa parka trop grande pour lui et sa barbe de trois jours, on aurait dit un oiseau tombé du nid. En contemplant comme il le faisait des disques dont les trois-quarts me venaient de mes parents, il touchait une drôle de corde sensible. Après tout, Louloute ne ramenait pas si souvent que ça ses copains à la maison, même si c'était pour plonger dans mes disques comme dans un tas d'or.
– C'est vrai ce qu'elle dit, Louloute ? Vous avez vraiment vu Bob Marley sur scène ?

J'ai souri.
– Oui, pourquoi ?
– Ben, le rêve, non ? Je veux dire, Bob Marley… Quand même !
– C'est vrai, j'ai dit. C'était au Bourget, en 1980, un an avant sa mort… Bon, personne ne le savait, bien sûr ! Je dois avoir encore le billet, dans un carton.
– 1980 ? Oh la la, j'étais même pas né !
Il a dit ça de façon si naturelle que je n'ai pas relevé.
– Moi, en 1980, je n'avais pas tout à fait ton âge…
Il a enchaîné sans rougir.
– Et… C'était comment ?
Il a prononcé ces mots avec une mine si gourmande que j'ai senti ma journée s'éclairer. Je lui ai adressé mon plus beau sourire. Sans l'exagérer, cette fois.
– Euh… C'est un peu difficile à raconter comme ça…
Un temps, et puis :
– Par contre, si vous restez déjeuner, je peux essayer de…
Le croirez-vous ? Ce bougre m'a fait un petit clin d'œil.
– OK, j'ai compris. Bougez pas, je vais arranger ça. Mais vous me raconterez tout, hein ?
– Promis, j'ai fait. Au fait, Julien… Pour vos courses, vous n'allez pas au Virgin, des fois ?
– Si, il a répondu. Pourquoi ?
Pour un peu, je me serais presque mise à chanter.
– Trois fois rien, j'ai dit. Juste un petit disque à me ramener…
– C'est comme si c'était fait ! il a dit.




(photos X)

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