3.12.05

Les yeux de ma mère.

Ils étaient noirs comme le charbon, vifs comme la faucille, ardents comme la flamme ; accompagnés d'un petit froncement du sourcil, d'une inflexion de la paupière, d'une dilatation de la pupille, ils disaient l'amour, la colère, l'inquiétude, la bienveillance ; ils vous grondaient, vous félicitaient, vous consolaient – sans qu'un mot, souvent, ait besoin d'être prononcé. Et avec un sourire que vous emportiez avec vous dans vos rêves les plus doux, ou que vous appreniez à détester si par malheur vous étiez punie.

Les yeux de ma mère ? Une échelle de Richter à double tranchant, un baromètre exprimant mieux qu'un autre la météo marine de nos bourrasques familiales ; derrière les lunettes qui lui glissaient du front, la force de ses convictions se lisait dans ses prunelles comme à livre ouvert.

Ma mère était belle. Bon, peut-être pas forcément selon les canons usuellement définis par la presse féminine – ces journaux pour bourgeoises frivoles et désœuvrées qu'elle aimait détester, et dont certains articles la mettaient hors d'elle – mais, sauf à disséquer un à un les arguments de sa prestance (longs cheveux bruns, vers la fin, lui tombant sur le cou en reflets satinés, qu'elle ramenait en un chignon sauvage, traits fins encadrant une bouche nerveuse, nez mutin, large front se plissant au fil des années), je ne vois pas de résumé qui, d'emblée, puisse mieux vous la saisir.

Vous l'auriez vue, mince, pas très grande, toujours élégante, vous n'en seriez pas revenus ; comment ce bout de femme, au sourire parfois las et aux mains calmement posées à plat sur les hanches pouvait-elle posséder un regard qui en dise tant que, souvent, elle n'avait pas besoin d'en rajouter ? Plus d'une fois je l'ai vue, les vêtements tâchés des restes d'une activité peinture et les ongles de la main rouges d'avoir remué la terre de l'atelier poterie, tenir tête à un inspecteur d'académie, un parent d'élève, un élu ou même un camarade, et ne pas s'en laisser compter par eux une seconde, ces guignols fussent-ils vêtus d'un impeccable costume cravate !

Il n'était guère que sa coiffure qui lui posait souci. Moi qui vous parle, je l'ai connue avec la frange au carré telle la Jeanne d'Arc de Dreyer, les cheveux plus crêpés qu'Angela Davis, ou plus roux, si c'est possible, que Mylène Farmer (et j'en passe). Elle avait beau multiplier les séances dans son salon de coiffure préféré, alterner permanentes, colorations, brushings… Rarement elle sortit de là satisfaite du résultat. J'ajoute que, pas très charitablement, mais que voulez-vous les enfants sont cruels à cet âge, il n'est guère de fois où nous lui avons épargné nos éclats de rire et nos sarcasmes et nos interjections moqueuses…

Dans ces occasions-là (je ne sais pas, une fois tous les deux mois ?), ses yeux étaient capables de vous lancer de vrais éclairs. Jusqu'à ce qu'un petit sourire en coin illumine son visage.
– Rigolez, rigolez, nous disait-elle. Vous verrez bien, plus tard…

Oui donc : elle était belle, et cette paire d'yeux ne gâtait rien.

Lorsque vous étiez dans votre lit et faisiez semblant de tomber de sommeil, l'esprit tout juste chiffonné par cette vaisselle où, par un désir de vengeance puéril, vous aviez rangé assiettes et couverts sans les essuyer ; sans un bruit, elle se campait devant votre lit, attrapait d'un regard patient vos yeux mi-clos et faisait grandir en eux l'ombre de vos remords. Lors, vous enfiliez vos mules sur vos pieds froids et redescendiez finir votre corvée tâche…

Lorsque, dans la cour de l'école, sortant de sa réunion tardive elle vous cherchait du regard entre le préau et les jeux, s'inquiétant franchement d'avoir balayé l'espace sans rien trouver ; une fois que vous aviez goûté à la petite étincelle qui jaillissait de ses yeux au moment où vous surgissiez derrière elle depuis votre cachette (un pilier du préau, les escaliers en pierre de son bureau), vous vouliez y goûter pour toujours…

Lorsque, de retour du collège, tourneboulée par la réflexion d'une copine, les mots doux d'un petit ami, la mauvaise ou la bonne note d'une rédaction, bref une injustice criante ou à l'inverse une de ces joies indicibles de l'enfance, ils vous scrutaient de pied en cap, tâchant de deviner les pensées qui vous agitaient ; rassurée par le sourire qui trahissait votre bonheur, ou rendue inquiète par le mauvais rictus défigurant votre mâchoire, affermissant alors le mouvement de ses bras et modulant le son de sa voix pour vous demander de lui raconter votre journée…

Lorsque, plus tard, ayant fui pour toujours le domicile paternel, faisant de grands détours pour éviter l'école, m'efforçant de bâtir à deux pas d'eux une indépendance qui vacillerait très vite sur ses bases, je me retrouvais dans une artère commerçante, un grand magasin, au milieu d'une foule attachée à me piétiner ; que tout à coup je sentais sur mes épaules ces deux yeux familiers et brûlants et que, me retournant, j'étais presque déçue de ne pas les voir…

Je pourrais vous multiplier les exemples, à l'infini ; les yeux de ma mère, ils m'ont vue grandir et souffrir, ils m'ont vue pleurer et mûrir, ils m'ont vue rire aux éclats ou bouder dans mon coin, ils m'ont vue chanter à tue-tête et boire plus que de raison ; ils m'ont vue triste à mourir et heureuse comme une reine, ils m'ont vue découragée au plus profond de mon âme, inquiète de l'éducation de ma fille ou renfrognée dans mon caractère de cochon ; ils m'ont vue droite et butée, cherchant ce que je voulais et me désespérant de ne pas le trouver ; même si elle n'était pas présente lors de ces instants-là, ses yeux me guidaient quand je tentais de raisonner Béatrice, ils m'accompagnaient quand j'ai rencontré Franck, ils me fixaient le jour où j'ai recueillie Christine à son retour du Mexique ; mettrez-vous ma parole en doute si j'affirme qu'en ce moment précis ils sont posés sur mon écran ?



Une fois, alors qu'avec les quatre enfants de Madame Hernoot nous faisions les imbéciles dans son vestibule, la porte de l'entrée s'est ouverte sur mon père et ma mère. C'était un événement très surprenant ; habituellement, c'est tout seul que l'un d'eux venait nous chercher ; habituellement, ils ne portaient pas tous les deux en semaine ces habits réservés aux grandes occasions : costume trois-pièces pour mon père, robe noire et popeline foncée pour ma mère. Mon père nous a fait monter dans la voiture, ma mère s'est retournée vers nous et, d'une voix que je ne lui connaissais pas, elle nous a appris la mort du grand-père Charles.

Ce jour-là, les yeux de ma mère étaient bizarres, et si j'ai pleuré à mon tour, ce n'était pas pour cet aïeul que la maladie avait tenu, depuis le début, éloigné de moi, mais pour elle et ses yeux rougis par le chagrin. Pour la première fois, je voyais ma maman pleurer, et je me savais incapable de la consoler…




(illustrations Corinne Vilcaz).

13 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Les billets d'Anitta, ce sont, comme les yeux de sa mère, une sorte de perfection posée sur nous... Qui regarde qui, finalement ?

3/12/05 8:57 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'apprécie doublement, comme fille et comme mère aussi. Et une fois de plus, je suis KO.

3/12/05 10:40 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

"Les yeux de ma mère" seront désormais pour moi autant ce beau texte que la chanson d'Arno....
Moi qui suis fille d'une mère à qui j'ai parfois reproché de me regarder sans me voir vraiment, je me dis à lire ton témoignage qu'en fait nos mères nous regardent tout le temps, même quand elles sont loin de nous, et que beaucoup de choses dans nos vies se font en fonction de ce regard-là, permanent, intemporel, aimant quoi qu'il advienne et quoi que nous en pensions quelquefois....

3/12/05 11:46 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Qu'est-ce que vous avez avec une coupe de cheveux à la Jeanne d'Arc ?
C'était très bien, même pour les petits garçons...
...

ouinnnnnnnnnn !

(je les retrouverais ces photos, et je les brulerai !)

4/12/05 10:08 AM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Les chiens font pas des chats.
Alors tes yeux à toi ?

4/12/05 7:18 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

"Jeanne d'Arc de Dreyer, les cheveux plus crêpés qu'Angela Davis, ou plus roux, si c'est possible, que Mylène Farmer (et j'en passe)...
Ben quoi ? Y'a pas de mal à ça... ,)
(Et tu as fini par voir toi aussi finalement ?)

4/12/05 7:29 PM  
Blogger tirui a écrit...

tu es terriblement nostalgique ces temps-ci, anitta ?

ma madeleine à moi, c'est pas Arno, c'est Mano Solo et son "te souviens-tu ?", plus crié que chanté.

(dommage qu'il n'y ait plus les chansons à écouter dans ta sidebar).

5/12/05 1:14 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je pensais à cette chanson en te lisant et me disait que ton texte en surimpression lui donnait encore plus de saveur...

5/12/05 9:31 AM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Si elle vous faisait rire c'était toujours ça de gagné dans vos petites particules...

5/12/05 10:35 AM  
Blogger Maurice a écrit...

S'ils se posent sur ton texte j'imaginent qu'ils se posent aussi sur les commentaires.
J'aime bien ce qu'écrit votre fille, l'art qu'elle a de nous emmener là où elle veut. Pardonnez lui son caractère buté de cochon renfrogné, ses humeurs boudeuses, ses comas éthyliques et j'en passe...

5/12/05 11:34 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Très beau texte!

6/12/05 10:40 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je n'ose pas trop écrire que c'est un très beau texte, et pourtant...
Merci.
Et puis cela me chavire un peu cette émotion, mais en même temps cela fait du bien.

6/12/05 8:02 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

En fait, j'aime bien aussi me sentir chavirée, ce n'est pas désagréable. J'aime les émotions.

9/12/05 12:58 PM  

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