23.12.04

Ma petite entreprise.

Il y a quelques mois, lorsque j'ai offert à Sylvie, la voisine du bout de l'allée d'en face, de garder ses gamins de temps en temps, l'histoire d'une course ou deux, d'une soirée cinéma, restaurant, théâtre, que sais-je encore ? elle m'a regardée d'un air aussi bizarre que si Bernadette Chirac en personne était venue déposer un sac de pièces jaunes à ses pieds. Sur le coup, je n'ai pas compris sa réserve. D'accord, je portais ce haut de survêtement que j'emprunte parfois à mon mari quand je vais courir le long de la digue, et mes baskets n'étaient peut-être pas de la plus extrême élégance ; mais n'étais-je pas la maman de cette jeune baby-sitter consciencieuse et dévouée qui, en l'espace de quatre mois à peine, s'était taillée une solide réputation dans le secteur, tout en dépannant plus d'une fois la dite voisine, et parfois au dernier moment ?

Et puis soudain j'ai réalisé. La maison !

La maison.

Je vous explique. Depuis quelques mois, nous habitons dans une de ces villas aux façades parées d'arabesques tarabiscotées que de fortunés bourgeois de Lille ou Paris ont fait construire à tour de bras à l'époque des bains de mer, au début du siècle dernier. En ce temps-là, dans la cité balnéaire alors à l'apogée de sa réputation, l'irruption tapageuse d'étrangers étalant sans vergogne richesse et mauvais goût ne fut pas toujours bien ressentie – euphémisme – par les habitants d'un village devenu soudain bourgade à la mode ; au point que pendant longtemps, certains anciens divisèrent leurs concitoyens en deux catégories : les autochtones d'un côté, les curistes de l'autre. N'allez pas vous figurer qu'aujourd'hui se joue ici une version maritime et moderne de La Haine ou La Guerre des Boutons – disons que ce clivage soigneusement entretenu ne vise plus, de nos jours, qu'à justifier les tarifs prohibitifs de la moindre masure sise dans le périmètre, et vous m'aurez comprise.

D'un mot j'ai rassuré la voisine. Non mais, pour qui me prenait-elle ? Ce n'était quand même pas parce qu'elle habitait – elle – du mauvais côté de la rue que je ne pouvais pas continuer – moi – à lui rendre des services, non ? Et puis tiens, pourquoi ne viendrait-elle pas prendre un petit café, là, vite fait sur le pouce ?

Dans ces vestiges d'un autre temps que sont devenues ces villas, le meilleur côtoie le pire ; si, devant d'incontestables réussites, il me plaît d'imaginer Matisse dessinant l'esquisse d'une façade sur un coin de nappe à Montmartre, et monnayant son bout de papier à un négociant ayant les moyens de s'y conformer, d'autres, toutes en parements sophistiqués et tape-à-l'œil, pourraient aisément concourir au titre peu reluisant de Sam'Suffit des Flandres… Mais bon. Comme il serait un peu stupide de me fâcher dès aujourd'hui avec mes propres voisins, si vous voulez bien, on organisera ce concours une autre fois.

Plantée au bout d'un ridicule jardinet, notre modeste Sans Soucis témoigne parfaitement du duel épique auquel se livrèrent son architecte et son propriétaire au moment de sa construction ; le premier visiblement saisi d'une certaine folie des grandeurs en en dressant les plans, le second révisant drastiquement ses ambitions à l'heure de délier les cordons de sa bourse. Si l'architecte s'était vu offrir une façade deux fois plus vaste, le résultat eût été grandiose : las, il n'était que pittoresque.

Prenez une maison de poupée plus haute que large, avec des enluminures à chaque coin de mur et des balconnets minuscules à chaque fenêtre, et vous aurez d'emblée une bonne image du résultat. Mieux valait d'ailleurs en rester là : parce qu'une fois à l'intérieur… Mais qu'importe : après dix ans passés sous le joug étouffant d'Ernestine Gibolin, cette maison était un rêve, et les rêves ne sont pas seulement faits pour être rêvés. La responsable de l'agence avait précisé qu'il s'agissait d'une "occasion à saisir" – et qu'y pouvait-elle si nous avions surtout compris "à saisir" quand c'était "occasion" qu'il fallait entendre ?

"Ma petite entreprise / Ne connaît pas la crise". Plomberie, électricité, isolation, murs à faire tomber, gravats à dégager, papiers peints à poser, chauffage à installer… Le premier jour on a installé nos duvets dans une pièce recouverte jusqu'en haut des murs d'une moquette à la propreté douteuse, et commencé les travaux. Au début, pour entrer dans le salon il ne fallait pas prendre les patins, mais des chaussures de sécurité ; pour monter au deuxième étage, sous les combles, avoir suivi des cours de funambulisme dans un cirque s'avérait nécessaire ; avec ce qu'il s'échappait de chaleur de ces mêmes combles, on aurait pu alimenter pendant un an les dortoirs de l'Armée du Salut du Nord-Pas de Calais ; enfin, last but not least, je ne laissais jamais franchir mon seuil aux allergiques à la poussière (pas les minons sous le canapé, non, plutôt les particules grisâtres en suspension) sans leur faire signer une décharge – d'ici à ce qu'ils me fassent un procès…

C'est donc peu après ces entrefaites, le gros du travail accompli et pas peu fière du résultat, que j'ai fait la connaissance d'Audrey (9 ans) et Jérémy (12 ans) son grand frère. Rapidement, je leur fais faire le tour de la propriétaire avec Sylvie, leur mère, et on finit le circuit autour d'un café, dans la cuisine.
– Alors Jérémy ? je finis par demander. Tu la trouves comment, ma maison ?
– Elle est plus grande que celle de maman, il me répond. Mais moi j'ai un plus gros ordinateur que toi !
– C'est vrai ! a ajouté sa sœur. Et pis ta salle de bains elle est toute petite !
– Eh ben ! j'ai fait. Je sens qu'on va bien s'entendre, tous les trois !
Et en même temps je me disais :
– Petits morveux, va…




(tableaux Edward Hopper)