10.8.06

Les insoumis.

Ils n'étaient ni Roméo et Juliette, ni Héloïse et Abélard, encore moins Tristan et Yseult ; pas un de ces couples dont on cultive la geste des étoiles dans les yeux. Ils n'étaient pas non plus Salvador et Gala, Pierre et Marie, Jean-Paul et Simone ; pas un de ces duos illustres dont l'histoire et la vie ont marqué leur époque. Non, ils n'étaient aucun de ceux-là, n'avaient rien de commun avec eux, sauf, bien sûr, pour certains, une même conscience de la nécessité du combat : eux, ils étaient simplement Denise et Roland, elle la Picarde, lui le Flamand, deux instituteurs de la République ayant mis leur cœur à l'ouvrage sur un morceau de dune perché entre mer et brouillard, et c'étaient mes parents.
Mais s'ils n'étaient pas des personnages de légende, ça ne les a pas empêché de s'aimer vraiment, vous pouvez me croire. Même s'ils ne se le disaient guère et ne le montraient pas, en société tout du moins, ce qu'on percevait en les voyant, Denise et Roland, jamais loin l'un de l'autre trente ans durant, Roland et Denise, et ce qu'on lisait de complicité, de connivence et d'agacements partagés dans leurs yeux, Denise et Roland, en disait plus long qu'un roman sur eux deux. Alors, disons seulement qu'ils s'aimaient à leur manière, modeste et rustique, avec leurs hauts et leurs bas, leurs coups de chaud et leurs coups de froid, et leurs coups de vent aussi.

Je n'enjolive rien, je n'oublie pas les silences et les cris, ces choses qu'on voyait chez les autres mais pas chez nous et, peut-être, mais vous n'êtes pas tenus d'y croire, quelques toutouilles injustifiées ? Non, je n'embellis ni ne noircis rien : dès lors, pour la dernière fois, vous voudrez bien retenir qu'à la maison c'était plus Au bonheur des dames que Germinal, tout comme c'était davantage Une page d'amour que L'argent. Ai-je rappelé, au moins, ce qu'ils nous ont transmis, goût des livres, irrépressible curiosité pour tout ce qui touche à la musique, à la peinture, au cinéma, sans parler de cet intérêt chevillé au corps pour la politique et les luttes sociales ?

Ils étaient deux insoumis, voilà tout. Roland et Denise. Denise et Roland. Chacun dans son genre, avec son style et son caractère. Roland et Denise. Denise et Roland. Bourru et déterminé pour l'un, un peu plus avenant mais tout aussi déterminé pour l'autre, et tous deux si longtemps habitués à enfouir leurs émotions au tréfond de leur conscience… Je sais pourquoi : de peur d'être submergés par elles. Qui sait si leur amour l'un pour l'autre, finalement, n'était pas trop fort pour qu'ils s'y soumettent l'un et l'autre totalement ?
Oh, je n'ai pas tout dit sur leur compte, ça non ; il y a aussi ce que j'ai tu… et ce que je n'ai su raconter. Mais si béantes que soient ces omissions, elles ne sont que paravents de soie posés devant ce qui les faisait, eux. Denise et Roland. Comment l'un, dans sa guerre d'Algérie, trouva les corps de ses camarades jonchant le sol de la ferme qui les abritait pour la nuit, et attendit l'aube en tremblant. Roland et Denise. Ou comment l'autre, dans les derniers instants de sa vie, se piqua de photo comme l'Odile pour les bibelots : en collectionneuse. Me léguant des cartons entiers – sans savoir qu'il me faudrait des années pour seulement les ouvrir.

Mais si je n'ai pas tout dit, au moins crois-je en avoir assez dit et, au mépris des éclaboussures, avoir projeté comme en peinture ces traits qui ont dessiné leur esquisse, en les parant de mille colliers de mots – comme des brassées de fleurs venant, dix ans plus tard, se poser sur leur tombe. Denise et Roland. Roland et Denise.

Et surtout, ne m'imaginez pas prostrée sur ma peine, à remâcher mon passé comme on jouerait d'ignorer la douleur. Au contraire, je me suis efforcée d'être légère ; je n'ai pas ressassé mes souvenirs comme on égrène le fil d'un chapelet. J'ai classé et trié, repassé et oublié ; mais je n'ai pas retardé pour autant un deuil que la vie et le temps m'ont permis peu à peu d'accomplir. Même si, c'est vrai, les circonstances brutales dans lesquelles tout s'est déroulé nous ont d'abord plongés dans une longue, très longue période d'hébétude, comme enfermés dans une bulle de savon, l'Odile, présente du début jusqu'à la fin et même plus, Franck et moi. Et ceux qui ont surgi soudain à l'annonce de leur mort. Et la famille. Et les autres. Tous les autres.

De toute façon, comme vous devez savoir, l'histoire ne se termine jamais tout à fait ; chaque reflet de ses yeux à elle dans le regard d'une autre, chaque geste de ses mains à lui dans l'attitude d'un autre, chaque parole d'antan revenant à la manière d'une rengaine oubliée, est comme une goulée d'air âcre et amer qui vient râcler ma gorge. Simplement, aujourd'hui, je vis avec.
Je ne puis nier ni dissimuler la colère, l'amertume, la rancœur ; et l'affreuse sensation que les mots que vous pourrez dire heurteront désormais le vide. Mais s'il y a une chose que j'ai comprise ces dix dernières années, c'est que toute récrimination est vaine, à jamais, et j'en ai pris mon parti. Maintenant, si vous voulez mon avis, si vous voulez vraiment que je vous dise, mes parents étaient trop grands pour la vie, et la vie s'est vengée d'eux, à sa manière, celle d'une immonde garce.

Eux, c'était toujours mille luttes à mener de front, en permanence sur le fil du rasoir ; sitôt reposées les armes d'un premier combat que le tocsin annonçait déjà la charge suivante. Oui, trop grands pour la vie, et trop seuls pour la changer. Alors, comme je disais, la vie s'est vengée d'eux, tout petitement. Mais, même dans sa perfidie la plus infâme, elle n'a pas pu empêcher qu'ils partent en même temps, tous les deux. Denise et Roland. Roland et Denise. Deux insoumis, unis pour la vie. Pour le meilleur et pour le pire.



Ce matin-là, quand le ciel s'est abattu sur nos têtes et qu'un gouffre s'ouvrait sous chacun de nos pas, j'ai laissé l'Odile et Franck faire ce qu'il y avait à faire, dedans, et j'ai été m'asseoir dans la voiture, dehors, sur le parking. Puis, une fois à la maison, j'ai décroché mon téléphone, j'ai appelé sa petite école à Cancun, et j'ai dit à Christine qu'il était temps de rentrer.




(paintings Georgia O'Keeffe)

10 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger tirui a écrit...

même si mes mots ne rencontrent que le vide, je veux quand même te dire que tu leur as rendu, à tous tes fantomes, le plus beau des hommages.
(et j'espère que ça ne veut pas dire que tu ne raconteras plus rien du tout)

10/8/06 10:20 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Un petit vent frais, ce doit être à cause de lui, cette chair de poule.

Je sens bien que tu fermes cette maison-là : piles de linge repassées, cave vidée, coffres où sont rangés les robes de bal, volets tirés... mais après, Anitta, tu ne vas pas nous laisser, hein... tu ne nous as pas parlé du jardin, ni des petites rues pleines de maisons avec autant de gens et d'histoires, nous n'avons pas fini, nous, de découvrir le monde d'Anitta.

10/8/06 11:45 AM  
Blogger bricol-girl a écrit...

Quel chance pour eux d'être partis ensemble, l'un ne s'est pas retrouvé amputé de l'autre, mais ils ont beaucoup laissés derrière eux et sans doute beaucoup trop tôt, d'ailleurs c'est toujours trop tôt.
On a encore envie de partager toutes ces petites choses avec vous.

10/8/06 5:59 PM  
Blogger Brigetoun a écrit...

un bien bel hymne. L'amour de toute façon pour cette génération ne se montrait pas en public. Nous ils ont été séparés par son métier à lui, ils se sont chamaillés pendant des années après la retraite (chamaillés seulement hein) et elle l'a suivi six mois après sa mort. Et ils nous ont donné l'habitude des controverses, des chamailleries et une cohésion qui attirait les autres dans notre monde. Pardon je squatte. Je voulais simplement te dire : je te comprends - et on est orphelin à tout âge - et les départs au bout de quelques mois se révèlent ne pas être totalement vrais

10/8/06 8:17 PM  
Blogger La notice a écrit...

Pendant que tu racontais tout ça, que les mots pour dire la cassure se faisaient coupants et forts, je n’ai pas lâché ta main. Tu ne l’as pas senti. Tu n’as pas senti que je l’ai serrée parfois pour te dire “je comprends” ou pour te rattraper. Tu n’as pas senti non plus la douceur qui venait de ta confidence. Elle courait sur tes doigts. Tu n’as pas senti la chaleur des instants de répits. Tu n’as pas senti tout ce que tu donnais. L’immense reconnaissance que tu donnais. A eux, à nous, à toi...

12/8/06 1:32 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ces moments de partage ont été très forts et très émouvants, ils nous rapprochent. Nous sommes une multitude silencieuse à t'écouter et à t'entendre, et tout simplement à t'aimer. Merci Anitta

12/8/06 2:45 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il y a des sources qu'il faut juste abandonner à l'intérieur de soi-même... elles "savent" leur chemin (guérisseur).
... On poursuit ta rivière, Capitaine au long cours. ,)

18/9/06 6:06 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je viens de découvrir ton blog. Après avoir lu les 5 derniers articles je reprends tout depuis le début. S'il te plaît ne laisse pas tomber...On t'attend, tu écris si sincèrement et tu nous fais remettre tant de choses en question....

20/9/06 2:23 AM  
Blogger Brigetoun a écrit...

je les aime toujours autant, si ru permets

20/9/06 8:43 PM  
Blogger leica lumix a écrit...

je trouve que bang a visé juste. tu as sus parler de cet amour pour tes parents avec un mélange d'émotions et de recule.
ça ressemble vraiment à une thérapie qui prend fin!parce que tu as atteinds cet état qui te permet de dire, ce sujet est en moi mais plus à fleur de peau.
mais j'espere que ce n'est pas la fin de tes histoires si joliement ecrites, et que tu nous régaleras encore.
je te bise tendrement ;)

28/9/06 2:25 AM  

<< Home