2.4.06

Sfumato.

Allez. Au point où j'en suis, inutile d'instituer un suspense morbide qui ferait mauvais genre ; alors, passant outre ces soubresauts de l'âme qui se chargent d'enrober vos souvenirs d'un voile de larmes comme pour vous empêcher d'y voir clair, rassemblons les forces qui nous restent, bandons nos muscles et, le cœur bien dégagé sur les oreillettes, tâchons de trouver les bonnes couleurs.

J'ai perdu mes parents cinq semaines après mon mariage, et dans ma petite tête à moi, il m'est difficile d'évoquer cette journée (soleil de printemps, petits plats dans les grands, hommes en bleu) sans considérer que c'est également une des dernières fois où je les ai vus vivants. Pour autant, je n'éprouve aucun remords à reparler de cette fête, aucun regret à m'en remémorer les épisodes, aucun repentir à en égrener les anecdotes qui lui sont liées, tant je reste persuadée qu'une de leurs plus chères aspirations – voir leur aînée se ranger des voitures, en sorte – aura été comblée ce jour-là. Et je me dis que, dans ma carrière de petite fille pas toujours modèle, je leur aurai au moins offert cette joie-là.

Ce samedi-là, nous étions nombreux, très nombreux, moins pour la fête en elle-même que la grève perlée qui secouait l'Entreprise alors ; et je vous aurais bien dit un mot de cette mobilisation que découvrait avec des yeux ronds la novice que j'étais, actions tous les jours, coupures ciblées, défilés de camions et tout le toutim, mais six mois plus tard, des actions plus féroces feraient voler mes repères en éclats… Toujours est-il, alors que les invitations ne couvraient au départ que le cercle de nos connaissances, que cette foule, et cette ambiance, et cette certitude de se battre pour une juste cause, ont offert à nos réjouissances, au moment du dessert – lorsqu'une file ininterrompue de véhicules bleus s'est engagée sur le chemin de terre menant à la ferme, et que plusieurs dizaines de convives, débarquant avec qui un gâteau, qui une bouteille, se sont joints à nous – l'allure d'un grand banquet républicain où flottait, entre les effluves de barbecue, le parfum persistant de la liberté, de l'égalité, et de la fraternité.

Inutile de dire que dans cette atmosphère d'assemblée générale ils étaient l'un et l'autre comme des poissons dans l'eau ; d'un côté ma mère, partie à la retraite deux ans plus tôt, et qui en avait aussitôt profité pour renouer avec sa vieille amie Odile Van den Houtt ; et ces deux-là, pimpantes et rigolotes, ne se quittaient plus, passant de groupes en groupes, ma mère prodiguant d'une voix forte des conseils genre "Tenez bon, les gars !" et trinquant généreusement avec qui voulait bien. Et mon père de l'autre, le dos un peu plus voûté mais le regard aussi sévère que d'ordinaire, sauf ce sourire peut-être, occupé à serrer des mains sans discontinuer, avant qu'il ne se fasse capter par Thierry… Oui, mais voilà : les propriétaires de ces mains étaient des collègues à moi, et les voir ainsi saluer mon père avec le respect que je lisais dans leurs yeux achevait de me rendre fière, même si, comme d'habitude, nous n'avons pas dû échanger plus de cinq phrases lui et moi ce jour-là.

Bon. Je ne garde pas un très bon souvenir de notre passage devant monsieur le maire, ce giscardo-poniatowskien qui, des années plus tôt, avait fait mordre la poussière à l'équipe municipale dont mon père était membre, même si je me rappelle comment celui-ci lui opposa de bout en bout un regard quasi impertubable. Ainsi qu'on l'avait voulu, ce fut un vrai mariage républicain, et quelques sains préceptes furent rappelés pour l'occasion, propres à fournir à nos tribuns nombre de sujet d'escarmouches pour les conseils à venir. Las, il n'était pourtant pas dit que la politique doive l'emporter sur le reste, et laissez-moi vous dire que le zotche que j'échangeai avec Franck, à l'issue des civilités, n'était pas loin s'en faut un baiser de cinéma : je crois même que j'ai mis tout mon cœur à ça.

Si ma petite sœur n'était pas là (mais on avait réussi à la joindre, et de son côté les nouvelles étaient plutôt rassurantes, c'est à Cancun qu'elle exerçait désormais, loin des paramilitaires et des troubles du Chiapas), il y avait ma copine Caroline Van den Houtt et son prof de fac, descendus tout exprès de leurs montagnes, avec force précautions : enceinte jusqu'aux cheveux, ma Léonce se déplaçait pis que Lazare avant qu'il rencontre Jésus ; au point que, à voir l'attroupement plein de sollicitude que déclenchait le moindre de ses déplacements, je me demandais parfois si c'était mon mariage qu'on fêtait, ou son prochain accouchement, ha ha…

Là aussi, oncles et tantes, cousines et cousins – du moins ceux qui avaient jugé bon d'honorer de leur présence la fille des cocos de la famille, qui avait hélas aussi mal tourné que ses parents : ceux-là, à l'arrivée des hommes en bleu, ne se perdirent guère en effusions pour détaler et quitter au plus vite ce lieu de perdition et repaire de dangereux activistes qu'était devenue la ferme. J'avoue que je n'ai rien fait pour les retenir : après tout, était-ce de ma faute si le sang qui coule dans mes veines me prédisposait, sans l'ombre d'un doute, à préférer la présence des ouvriers venant d'arriver… à celle des petits commerçants qui composaient l'essentiel de ma parentèle ? Et est-ce de ma responsabilité si, en mon for intérieur, j'ai toujours eu un faible pour les faibles ?

Et c'est tandis qu'il se tenait à nos côtés pour saluer leur départ, que mon père remarqua la breloque de l'Armée Rouge que Thierry portait négligemment au revers de sa veste ; ce fut alors le point de départ d'une discussion qui devait durer des heures…

D'un point de vue plus accessoire, nous n'allions plus remettre les pieds à la ferme de sitôt : ce qui a beaucoup contribué à ça, c'est qu'un vrai paysan est venu s'installer juste à côté, construisant un hangar à bestiaux à cet endroit précis où l'été – pas tous les ans, je l'admets – il nous arrivait de gonfler une piscine pour les gamins. Et comble des combles, quand ce rustre a décrété que ses vaches ne supportaient ni la musique, ni les fonds de bouteilles déversés dans leur abreuvoir. Pfff… Et moi, assez égoïstement, pensant aux soirées qu'elle avait accueillies, aux amours qu'elle avait abritées, de me consoler en me disant que la dernière fête dont elle aura été le théâtre n'était, peut-être, pas loin du feu d'artifices qu'elle avait mérité…?

Car c'est comme ça que ça s'est passé, non, pas de carrosse tracté par des chevaux ailés, pas de sermon du curé pendant la messe, pas non plus de traîne blanche portée par une nuée de petites filles aux fleurs dans les cheveux, et encore moins de liste de mariage déposée chez Guy Degrenne… Au contraire, un truc tout simple, exactement ce qu'on voulait, sans chichis ni fariboles, juste Franck et moi, Louloute un pas derrière portant les bagues – pour un peu, on se serait passé du photographe, et de la pièce montée.

J'en oublie. Les enfants partant cueillir un bouquet de fleurs dans les champs, les discussions des femmes autour des plats qu'il fallut bien vider (nous avions prévu trop large, et l'afflux de desserts supporta difficilement le soleil), celles des hommes autour du feu que Franck et Thierry allumèrent à la nuit tombée… J'en oublie, oui. Mais ce soir, je ne veux penser à rien d'autre, rien d'autre que les rires et l'allégresse, rien d'autre que les discours enflammés des uns, rien d'autre que les blagues éculées des autres, rien d'autre que les yeux de ma mère quand elle est montée dans la voiture, rien d'autre que les gloussements qu'elle a alors échangés avec sa copine, rien d'autre que le regard amusé et heureux de mon père quand ils sont partis enfin, tard le soir.




(peintures numériques Agnès Montmayeur)

24 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Tu as raison Anitta de ne garder que les rires et ces instants de Bonheur. Bises

2/4/06 6:57 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Oui tu as trouvé les mots que ne trahissent pas.
Beaucoup d'émotion en te lisant, alors je reviendrai plus tard.
Je t'embrasse très affectueusement.

2/4/06 7:17 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je ne sais pas si c'est l'effet de l'herbe verte dans les prés en ce début d'avril, la violence de la vie au printemps, mais moi aussi j'ai un peu mal à mes morts, ces jours-ci.

Je t'embrasse fort Anitta.

2/4/06 7:34 PM  
Blogger Ally a écrit...

Pour le post, bah c'est comme d'hab : beau :-)
Pour la musique de l'humeur du jour, je connaissais pas, et j'aime bien !!!
Donc merci beaucoup. :-)
Des bisous.

2/4/06 8:03 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Les rires, les blagues et les discours... on a tous quelque part dans le coeur des moments de bonheur que tu sais si bien raviver à nos mémoires... Ce n'était pas une ferme, ce n'était pas les même personnages mais toute cette émotion, tous ces absents qui nous manquent aujourd'hui, on a tous quelque chose à partager avec toi en te lisant... Qu'est ce que tu écris bien !....

2/4/06 8:37 PM  
Blogger tirui a écrit...

ton récit enthousiasmant convertirait presque l'ennemi du mariage que je suis.
Dommage qu'on ne puisse voir les mariés en photos ;-)

3/4/06 12:39 AM  
Blogger Delphine a écrit...

Tu me fais penser, parfois, a cette auteur que j'aime bien, Marie Rouanet...


As-tu pense a publier?

3/4/06 7:38 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ton écriture a une âme, c'est un plaisir à chaque fois renouvelé, avec comme l'impression d'entrer à pas feutrés dans ton intimité, la larme à l'oeil, sans gêne aucune, et le bonheur en sortant.
Please un roman, pour prolonger ce plaisir !

3/4/06 9:09 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

comme d'habitude, c'est comme si on y était...
Quel plaisir d'être ainsi invité à ta noce, merci Anitta !

3/4/06 9:44 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Moi ces jours-ci, c'est l'imminence de l'arrivée d'une nouvelle qui réveille le manque (et les rires, sourires, liés aux présences d'avant).

Je t'embrasse

3/4/06 9:48 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tu sais si bien entrecroiser les fils du temps, que les absences se font présences et que les absents se mêlent aux vivants en toute harmonie...

3/4/06 12:00 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Chère Anitta,
Pour satisfaire mon appétit de lecture et ne pas m'égarer sur de mauvais sentiers, je fais le tour de tes liens sachant que parmi tes derniers soins j'en trouverai sûrement un à me prescrire... je découvre TRAOU que j'inscris dans mes favoris, je remonte la liste, et je découvre stupéfaite : Etats d'être d'un K particulier...
Chère Anitta, comme je me sens flattée, un peu bête mais tellement heureuse !!! MERCI MERCI pour ... ce petit comprimé (le mien) tellement dérisoire mais si efficace offert par tes soins !

3/4/06 2:47 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Cette lecture m'est plus difficile qu'une autre.
Preuve qu'il y a des échéances sur lesquelles je ferme les yeux.
Preuve aussi que le récit est bien amené.
Bises.

4/4/06 5:16 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

" Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir des parents communistes ", comme dirait Josianne.
Alors merci.

5/4/06 1:36 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Au nom du Général de la République française et des pouvoirs qui me sont conférés, je vous nomme grand croix de la tendresse et de la pudeur à hauteur de terril. Accolade. Bisous igloo. hu hu!

5/4/06 11:26 AM  
Blogger Maurice a écrit...

... et ça correspond à la découverte il y a peu de temps (par un anglais si j'ai bonne mémoire) de la technique fumeuse utilisée par le fameux Leonardo.

6/4/06 1:28 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Il y a parfois des 'choses' qui restent au fond des lacs ou dans le ventre des architectes. Avec autour une épaisseur de baleine.

7/4/06 10:31 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Toujours garder le positif et faire du négatif une force
:o)

10/4/06 10:48 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Beaucoup de cette belle écriture résonne aussi en moi, tout particulièrement aujourd'hui.
Baisers, Anitta.

10/4/06 5:22 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

j'ai pris trop de retard dans mes "lectures d'Anitta" depuis que je suis ici pour les ratrapper depuis le cyber, je lirai tes beaux posts en juin (comme ça j'en aurai encore plus à lire !) à Paris.
Je passais juste t'embrasser en fait. Ba betsaka Anitta.

11/4/06 4:19 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Souvent ici je ris. Cette fois ci je suis émue. Bises.

11/4/06 5:43 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il fait bleu et je vous envoie un bisou soleil :-)

13/4/06 11:59 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est un joli souvenir. Grace a eux, grace a la vie grace a toi? Merci, en tout cas.

13/4/06 3:42 PM  
Blogger Dam a écrit...

je découvre ce blog divaguant ici et là Bravo, vous mettez de la couleur sur le paysage bloguesque du Nord. Je reviendrais encore et encore.

13/4/06 8:29 PM  

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