Tout sur mon père.
(ces billets que vous ne lirez pas)
Manifesto. Malgré mes réticences à vous faire l'apologie de ces théories loufoques qu'on vous sert habituellement sur l'hérédité – patrimoine génétique versus capital néo-cortexien, ce genre –, force m'est pourtant de constater que je sais précisément ce que je dois à chacun de mes parents. Je peux même en faire la liste : ma timidité maladive, mon refus obstiné de me mettre en avant, ces grandes phrases saccadées dont j'use quand les mots me viennent tous en même temps ? Ma mère. Mon caractère buté, mes silences pesants, ce goût pour la révolte chevillé au corps ? Mon père. Mon attrait pour l'humour ? Ma mère. Ma capacité à donner parfois l'impression de vivre dans une bulle ? Mon père. Loin de moi l'idée pourtant de vous convertir aux thèses du déterminisme : aussi profond qu'il s'ancre en mes cellules, cet héritage n'a pas fondé ma vie. Si je m'échine à en explorer les arcanes, c'est pour le remettre à sa place : un simple marque-pages. Le reste, c'est bien moi qui l'ai construit, il n'y a hélas aucun doute là-dessus (…)
Manifesto. Malgré mes réticences à vous faire l'apologie de ces théories loufoques qu'on vous sert habituellement sur l'hérédité – patrimoine génétique versus capital néo-cortexien, ce genre –, force m'est pourtant de constater que je sais précisément ce que je dois à chacun de mes parents. Je peux même en faire la liste : ma timidité maladive, mon refus obstiné de me mettre en avant, ces grandes phrases saccadées dont j'use quand les mots me viennent tous en même temps ? Ma mère. Mon caractère buté, mes silences pesants, ce goût pour la révolte chevillé au corps ? Mon père. Mon attrait pour l'humour ? Ma mère. Ma capacité à donner parfois l'impression de vivre dans une bulle ? Mon père. Loin de moi l'idée pourtant de vous convertir aux thèses du déterminisme : aussi profond qu'il s'ancre en mes cellules, cet héritage n'a pas fondé ma vie. Si je m'échine à en explorer les arcanes, c'est pour le remettre à sa place : un simple marque-pages. Le reste, c'est bien moi qui l'ai construit, il n'y a hélas aucun doute là-dessus (…)
Les géants du Nord. Et d'abord, sachez que vous n'aurez jamais une idée précise de qui était mon père si vous n'êtes pas capable, là maintenant, de vous le représenter tel qu'il se tenait la plupart du temps : tête droite et regard appuyé, semblant lire à l'intérieur de vous ; bras croisés sur la poitrine, jambes solidement campées sur le sol ; s'exprimant d'une voix forte et posée, toute l'habitude d'être obéi dans l'inflexion. Et j'aime autant vous dire que lorsqu'il descendait une à une les marches qui séparaient son bureau de la cour de l'école à la fin des récréations, les gamins qu'il avait dans sa classe se mettaient en rang sans barguigner (…)
Deux sous de beultekaze. Les plus anciens souvenirs que j'ai de lui sont aussi parmi les meilleurs : les soirs où il nous arrachait des griffes de Mme Hernoot, par exemple, pendant ces deux ans où ma mère a travaillé loin de la maison. Moments de joie mi-fragiles, mi-fébriles, où l'on partageait à la bonne franquette les plats qu'elle nous avait préparés : du fromage de tête (beultekaze) au paté de viandes (potjevleesch), si ces repas tenaient parfois plus du pique-nique que du dîner, croyez-le, ils avaient pour les deux sœurs (la dernière n'était pas née) des allures de festin. Avoir notre père pour nous deux, le voir découper soigneusement nos parts et nous les distribuer dans l'assiette avec une salade d'endives, nous le rendait presque attendrissant. Souvent, l'excitation de ces soirées volées à notre garde-chiourme mettait du temps à retomber, et se terminait sans vergogne en bataille de lits – jusqu'à ce que sa voix, dont le ton indiquait qu'il était inutile de discuter, nous intime d'en bas l'ordre d'éteindre la lumière, et là aussi je peux vous dire que les frangines ne barguignaient pas (…)
Deux sous de beultekaze. Les plus anciens souvenirs que j'ai de lui sont aussi parmi les meilleurs : les soirs où il nous arrachait des griffes de Mme Hernoot, par exemple, pendant ces deux ans où ma mère a travaillé loin de la maison. Moments de joie mi-fragiles, mi-fébriles, où l'on partageait à la bonne franquette les plats qu'elle nous avait préparés : du fromage de tête (beultekaze) au paté de viandes (potjevleesch), si ces repas tenaient parfois plus du pique-nique que du dîner, croyez-le, ils avaient pour les deux sœurs (la dernière n'était pas née) des allures de festin. Avoir notre père pour nous deux, le voir découper soigneusement nos parts et nous les distribuer dans l'assiette avec une salade d'endives, nous le rendait presque attendrissant. Souvent, l'excitation de ces soirées volées à notre garde-chiourme mettait du temps à retomber, et se terminait sans vergogne en bataille de lits – jusqu'à ce que sa voix, dont le ton indiquait qu'il était inutile de discuter, nous intime d'en bas l'ordre d'éteindre la lumière, et là aussi je peux vous dire que les frangines ne barguignaient pas (…)
Chez Berthe. Bon, je sais que ça n'a rien de très original, mais c'est comme ça : histoire d'honorer ses aïeules, la famille passait le dimanche chez une grand-mère, et le suivant chez l'autre ; une fois chez Mamie Janine, une fois chez Mamie Berthe, comme ça pas de jaloux. L'ennui, c'est que Berthe vivait à Tornegat, à deux pas de la maison – s'il n'y avait pas eu tant de malades sur les routes, Béa et moi eussions presque pu y aller en vélo – et ces dimanches avaient toujours une saveur particulière, douce et amère ; non parce que Mamie Berthe était moins ceci ou cela que Mamie Janine, ou qu'on s'y empiffrait moins de jus d'orange et de charcuterie, ou que sa maison (un pavillon de briques tout simple) peinait à contenir tout le monde dans son salon ; mais plutôt parce qu'à chaque fois ou presque, mon père trouvait une bonne excuse pour rejoindre son bureau, oubliant plus d'une fois de venir nous chercher. Qu'il est vache, fulminait Berthe, quand elle et ma mère en avaient marre de regarder leurs montres (…)
Another brick in the wall. Par un mimétisme s'expliquant sans doute par ce système de points propre à l'Education nationale, mon père a mené une carrière quasi parallèle à celle de ma mère : instituteur, d'abord, dans un quartier de Fort-Synthe, avant d'être nommé directeur de l'école primaire Joé Seeten d'Armville – ma mère héritant de la maternelle qui lui était adjointe. Bombardés du même coup notables du village tous les deux, ils eurent vite fait de se fondre dans le tissu politique, associatif et social, d'autant plus facilement que, comme chacun sait, le conseil municipal était à l'époque dirigé par une alliance dont le Parti tenait les rênes. Un pays de connaissance en somme (…)
Another brick in the wall. Par un mimétisme s'expliquant sans doute par ce système de points propre à l'Education nationale, mon père a mené une carrière quasi parallèle à celle de ma mère : instituteur, d'abord, dans un quartier de Fort-Synthe, avant d'être nommé directeur de l'école primaire Joé Seeten d'Armville – ma mère héritant de la maternelle qui lui était adjointe. Bombardés du même coup notables du village tous les deux, ils eurent vite fait de se fondre dans le tissu politique, associatif et social, d'autant plus facilement que, comme chacun sait, le conseil municipal était à l'époque dirigé par une alliance dont le Parti tenait les rênes. Un pays de connaissance en somme (…)
Stupeur et tremblements. Même ma bonne amie Léonce, qui de toutes le connaissait sans doute le mieux, parlait de mon père en chuchotant. Elle n'était pas la seule : dès qu'une copine (ou un copain, mais alors là, je ne vous dis pas le traumatisme) faisait sa connaissance, le jour suivant ou celui d'après, on pouvait bien se trouver à cent ou cent vingt kilomètres de là, leur voix baissait d'un ton. "Psssitt ! Dis donc, il est toujours comme ça ton père…?". Hé oui, ça n'était pas marrant tous les jours, d'avoir un père qui impressionnait mes amis. Béatrice avait résolu le problème à sa façon : elle ne ramenait jamais personne. Mais j'avais trop enduré ce temps où, dans leur école, il ne s'en trouvait pas lourd, de ces filles de ma classe, qui voulait bien venir chez moi ; dans la maison des directeurs. Alors (…)
Six feet under. Le plus drôle, durant ces années où j'avais cru les quitter pour de bon, lui et cette maison des directeurs, c'est que je ne cessais de penser à lui, et toujours dans le même ordre d'idées. Comme j'étais amenée à fréquenter, à mon corps consentant et en tout bien tout honneur, dans et hors le Carnaval, des brassées de jeunes émancipés comme moi – marginaux me paraît un mot trop fort –, il m'arrivait devant certains comportements bravaches de me demander comment il réagirait s'il venait à débarquer. Bon, je ne dis pas que son visage m'apparaissait dès qu'il y avait un pet de travers, mais… Il y avait quand même un peu de ça (ajoutez une forte dose de culpabilité, et l'irrépressible envie de m'enfouir à six pieds sous terre quand ces pseudo-amis dépassaient les bornes). Bref, de toutes mes années de (modeste) galère, mon père est demeuré comme une sorte de conscience ; un peu comme celle qu'il incarne aujourd'hui, oui. Après Franck, bien sûr : ou disons, juste à côté (…)
(peintures Antoni Tàpies)…
Six feet under. Le plus drôle, durant ces années où j'avais cru les quitter pour de bon, lui et cette maison des directeurs, c'est que je ne cessais de penser à lui, et toujours dans le même ordre d'idées. Comme j'étais amenée à fréquenter, à mon corps consentant et en tout bien tout honneur, dans et hors le Carnaval, des brassées de jeunes émancipés comme moi – marginaux me paraît un mot trop fort –, il m'arrivait devant certains comportements bravaches de me demander comment il réagirait s'il venait à débarquer. Bon, je ne dis pas que son visage m'apparaissait dès qu'il y avait un pet de travers, mais… Il y avait quand même un peu de ça (ajoutez une forte dose de culpabilité, et l'irrépressible envie de m'enfouir à six pieds sous terre quand ces pseudo-amis dépassaient les bornes). Bref, de toutes mes années de (modeste) galère, mon père est demeuré comme une sorte de conscience ; un peu comme celle qu'il incarne aujourd'hui, oui. Après Franck, bien sûr : ou disons, juste à côté (…)
(peintures Antoni Tàpies)…
12 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):
j'ose le "premmmmssss" puéril ?
euh non je n'ose pas, il y a la figure paternelle d'anitta qui m'impressionne moi aussi, et c'est timidement que j'entre dans la maison des directeurs pour dire bonjour en enlevant respectueusement ma casquette de prolo.
(quand même j'aimerais bien avoir des détails sur cette histoire de corps consentants et de jeunes émancipés...)
Autant en emporte Anitta
(dans ses bagages personnels...)
Et nous on suit.
Fidèles.
Contents.
Je rentre à l'instant d'un footing à travers bois et laissant la sueur finir de nettoyer les pores avant la douche, j'ouvre ma lucarne préférée, sur mon favori préféré, sur mon histoire préférée...
Nouvelle banière, nouveau lever de soleil, nouveau petit comprimé, nouveau chapitre...
Difficilement j'essaie de boucler la liste d'invités pour le prochain Taratata... Plus le temps passe et plus je me dis que l'aura de la gande Dame Anitta suffira pour slammer en mots la nostalgie et les saveurs d'une enfance dont nous buvons le récit.
En rappeuse, slammeuse ou fabuleuse raconteuse, continue à explorer les arcanes de ce passé. Je suis toujours scotchée devant la qualité des textes, l'humour élégant de la description, la tendresse pudique du narrateur, la simplicité et l'authenticité des émotions...
Je réitère ma question. Est-ce qu'Anitta sera publiée ?
A la prochaine spéciale donc, de Taratata, je balaierai violemment "la timidité maladive et le refus obstiné de se mettre en avant".
Comme on dit communément : T'as la classe Anita !
Alors c'est sûr, avec un post comme ça, les histoires ne finissent pas toujours mal (mon général) !
:-)
Les histoires d'amour (of course).
Ha, les dîners pique-nique, quel enfant n'aime pas cela ? J'en organise de temps en temps pour mes filles :-)
Beaucoup de tendresse dans le portrait de ton père mais aussi beaucoup de pudeur et de retenue. On n'en sait finalement pas plus qu'au début si ce n'est que des liens t'attachait très fort à lui…
En plus, si vous citez Maurice Blanchot...sur cette légèreté qui se niche derrière la gravité. Ou l'inverse.
Votre texte me transperce pour plusieurs raisons. Je n'en donnerai qu'une: J'aurai tant aimé un père comme le vôtre.
Bon, je ne dirai rien sur les qualités de votre plume à brosser cette galerie de portraits, vous le savez déjà. Je crois que je vais monter une maison d'édition, rien que pour nous deux ; )
jolie plume ;)
Au moment où vous écrivez doucement sur votre père ( avec ce que vous confessez de vous... si bien), j'écris, ailleurs, sur ma fille...Nos élans se sont croisés sur le sentier des histoires de la vie... Décidément de plus en plus fréquenté... Merci d'avoir tenu, un instant, le miroir pour que je puisse regarder mes propres rides... Je vous embrasse tendrement Anitta. Et vous savez comme un père peut s'y prendre avec la tendresse. Maladroitement...Toujours maladroitement...
Je suis toujours admirative de tes choix de tableaux pour accompagner tes mots. Remarqué également ta nouvelle bannière. Savouré aussi les lignes, mais ça, tu le sais.
J'aurais aimé que tu m'invites chez toi, chez vous. Et je me serais bien tenue, c'est sûr.
Je sens ton émotion en lisant ce portrait, et par ricochet je pense bien sûr à mon père.
Merci.
Eh ben, putain, ça c'est une sacrée image de père ! Il paraît que c'est ce qu'il manque à tant de jeunes à l'heure actuelle...
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