19.2.06

La consistance des jours.

Ce qui s'est passé ensuite, je vais vous le dire : le temps s'est affalé mollement sur nos épaules, comme un édredon de grand-mère jeté sur un lit défait, et les jours ont pris cette consistance étrange, parfois appétissante, parfois pas belle à voir. Sans qu'on s'en rende vraiment tout à fait compte, la vie s'est faufilée entre des jours à la couleur acidulée, qui sentaient la mûre sauvage et les bouquets d'églantines, le chocolat sur les gaufres, les moules cuisant sur le feu… et des jours aux teintes diaphanes ou plus sombres, respirant les larmes et le découragement, dont la saveur vous laissait un drôle de goût dans la bouche.

Le goût de la vie ?

Ce furent des jours bouillonnants d'écume, où vingt-quatre heures paraissaient ne jamais devoir suffire, l'école et ses odeurs de colle blanche et de cahiers neufs, les courses et la cuisine, les vêtements à coudre ou à laver ; ce furent des jours de vivacité et de malice, de maladie bénigne et de maman planifiant l'école buissonnière avec une mine de conspiratrice, et recevant sa récompense dans les yeux d'un enfant découvrant la neige pour la première fois ; ce furent des jours de folie douce emportant tout sur leur passage, des tours de manège à s'étourdir les sens, qui mettaient le rouge aux joues de visages écornés par le vent et la pluie, sous les fifres et les tambourins, les éclats de rire et les vociférations…

Ce furent des jours d'huile où les aiguilles de nos montres avaient la roideur d'amarres que la houle ne parvient pas à déplacer, et se traînaient misérablement jusqu'au repas du soir, quand la famille se rassemblait ; des jours vinaigre où rien n'allait et tout marchait de travers, comme lorsqu'il fallut déménager en catastrophe de notre maison et se réfugier un temps chez les parents de Franck ; ce furent des jours salés où, sur la plage, les châteaux de sable étaient inlassablement emportés et inlassablement reconstruits ; ce furent des jours épicés comme un air de samba brésilienne, lorsque nous obtînmes enfin notre beau logement hlm et fîmes la connaissance de cette si charmante et délicieuse madame Gibolin.

Ce furent des week-ends entiers passés à la ferme, où les frères de Thierry continuaient d'assurer le spectacle, et là, excusez du peu : Jethro Tull, Weather Report, Sixun ou Dire Straits, on ne peut pas dire que Louloute, plantée comme un aimant devant la scène, n'ait pas été éduquée à la bonne musique (aujourd'hui, si vous pouviez m'expliquer pourquoi elle n'écoute plus que Rammstein, SOAD ou Slipknot, je suis preneuse…). Ce furent ces jours où Franck prit sa part et toute sa part de père, de toute façon père ou pas père je t'en fichais, moi, de ces réunions qui finissent à point d'heure et de ces samedis après-midis à disparaître au diable vauvert, un moteur de 600 cm3 entre les jambes…

Ce furent également des jours noirs, froids comme la pierre, où les mauvaises nouvelles faisaient le lit d'un quotidien semblant réduit à un carnet de deuil… Au sein de la bande, la Grande Faucheuse – je veux dire : la route, la vitesse et l'alcool – préleva sans fléchir son tribut macabre, une période vraiment moche, un moment où on finissait par se demander qui serait le suivant ; une hécatombe qui noircit des jours durant La Voix du N. de ses avis…

Ce fut cet été où l'on apprit la mort de Vincent, le dernier amour de Béa, victime, à l'autre bout de la France, d'une mauvaise chute sur un chantier. Et même si je vous ai déjà dit ce sentiment de presque-haine qui me venait en songeant à tout le mal qu'il avait fait, en apprenant la nouvelle mon ressentiment s'est évanoui d'un coup, pof, et je me suis prise à espérer qu'ils avaient trouvé un terrain d'entente, là-haut, tous les deux, et ne se déchiraient plus.

Ce furent des jours de labeur, où je me suis décidée à chercher du travail, et où j'en ai trouvé – je n'ai pas eu de chance : ils m'ont prise du premier coup – bien que le syndicat local, sur les ordres fermes de son chef, lui-même dûment cadré par sa petite femme, n'ait pas soutenu plus que ça ma candidature, loin de là même. Ce fut ce jour où Christine s'envola pour Mexico, avec Christian son copain instit', et où nous la regardâmes partir avec le cœur pincé.

Ce furent des jours ensoleillés, où c'était comme si l'amour avait inscrit, de sa plus belle écriture, nos deux prénoms dans le ciel, et d'autres jours où il fallait une sacrée paire de jumelles pour écarter les nuages obscurcissant notre horizon : en définitive, comme une pomme d'api, un sandwich au hareng, un chamallow grillé au feu de bois, un potjevleesch bien préparé, ce furent des jours dans lesquels Franck et moi avons croqué à pleines dents.

Et devant cette consistance des jours, qui résonnait mieux qu'un serment à nos oreilles, nous avons fini par nous dire qu'après ces presque dix ans de vie commune, et un premier essai reporté pour les raisons qu'on sait, nous pouvions bien tenter de repasser devant monsieur le Maire.




(paintings Mark Rothko).

15 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

oh ben tu sais ado j'écoutais Test Dep et Einzurzente Neubauten (des mecs qui faisaient des concerts avec des meuleuses et des tronçonneuses ou en tappant sur des enclumes) et j'adorais cette musique de "cinglés" (dixit ma pauv'mère) mais pourtant ça m'étonnerait que je les réécoute avec beaucoup de plaisir un de ces jours...
par contre les vieux Bowie que mon frangin de 20 ans de écoutaient, ils peuvent entrer tous les jours dans mes oreilles sans aucun problème ;-)
comme quoi...

19/2/06 5:36 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

"Einstürzende Neubauten", pardon :-o
les amateurs "d'indus" me pardonneront mon allemand tout poussièreux
et aussi
"mon frangin de 20 ans de PLUS que moi", décidemment j'ai les doigts dissipés aujourd'hui...

19/2/06 5:47 PM  
Blogger Delphine a écrit...

Mes felicitations!


Quant a Rammstein, c'est Sixun. Trop de Sixun, et pof tu te retrouves a ecouter Rammstein sans meme y penser. Mais ca passe une fois qu'on est bien sourd. :)

19/2/06 9:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je passe en vitesse pour vous dire que vous êtes un délice. ; )

20/2/06 12:25 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Le goût de la vie, oui, Anitta, je crois que ce serait ça...

20/2/06 6:58 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tu sais, je fais comme Alice, moi, quelquefois je viens en visite chez toi, je vois qu'il y a du nouveau, mais je me dis "ah non, pas maintenant, pas le temps, je n'ai pas envie de lire ça à la va-vite !" Et je reviens plus tard ou le lendemain, avec un thé (à l'instant, c'est plutôt un verre de vin).
C'est un vertige de vie, ce soir, bouillonnante et cinglante parfois. J'ai l'impression que la tête me tourne (et ce n'est pas le vin, non) de ces sensations aiguës que tu nous fais partager...

20/2/06 8:48 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

...Un délice d'écriture sonnant juste bien sûr.
(Et merci de tout coeur aussi pour le petit poème de ED. Il tombait à point nommé.)

20/2/06 9:32 PM  
Blogger Ally a écrit...

Oh mais SOAD c'est le meilleur groupe de neo metal du monde ! c'est trop bien ce qu'ils font.
Bon Rammstein c'est un peu trop violent pour moi et alors Slipknot, hum, c'est nul :D

21/2/06 1:40 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Pourrais-tu mettre des trucs à grignoter aussi (sinon, je vais être pompette...) ;-)

21/2/06 6:13 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

On a l'impression d'être là, Anitta, quand on te lit. Là avec toi, avec tes images toujours si justes. Là avec tes souvenirs.
Il y aurait de quoi se sentir envahie !

21/2/06 10:29 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Le sandwich au hareng, en matière d'amour, c'est comme le détecteur de mensonge. Ca passe ou çà casse....

21/2/06 11:28 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Hé, hé...ça sent les vacances.
Je prépare un billet intitulé: Terrine (de canard) en la demeure. ; )
Bises.

23/2/06 11:27 AM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

N'empêche quel beau texte, tenu, abouti, sans effets ni rien d'ostentatoire... tout en mots charnus. Difficile de descendre avant la fin. ;)

24/2/06 3:32 PM  
Blogger *isadora* a écrit...

Merci Anitta pour ces mots.
(je te lis en vrac, j'avoue, pas forcément le dernier texte mais un autre, de temps en temps, comme un truc qu'on savoure avec un thé, quand on a du temps).

27/2/06 10:11 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Le travail naturellement humain que tu couches sur papier avec ton histoire, avec ses mots indispensables me tourne la tête.
Je me dis que ce n'est pas possible de vivre tout cela, de n'avoir pas oublié ces petits détails qui rendent la vie enrichissantes, quoi qu'il arrive.
Et pourtant, il y a toi.

27/2/06 5:17 PM  

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