Quand la mer monte.
Poursuivant d'assécher le marigot de ces eaux noires qui troublent ma mémoire, réglons leur compte, ce soir, à mes années lycée (autocar, demi-pension, cité corsaire). Car plus que la rupture que représenta, pour la très innocente campagnarde que j'étais, le fait d'être propulsée d'un coup dans une vraie ville – en ces temps où les chantiers navals campaient fièrement en son centre, où toute forme de vie semblait rythmée par les sirènes, mieux : où l'état d'activité de la réparation navale était comme le baromètre de l'humeur de ses habitants –, non seulement je pouvais comparer mes parents à ceux de mes amies, mais enfin je pouvais respirer : là-bas au moins, je n'étais plus la fille de.
Ce fut un vrai bouleversement ; imaginez Heïdi descendant de ses montagnes et se retrouvant plongée en pleine Vienne impériale, Cendrillon reçue au palais du Prince Charmant, Tarzan débarquant à New York… Un émerveillement. De la digue du Braek (moitié moins longue alors) à celle de Malo, de la place Turenne au Quai de la Citadelle, du Pont des 4-Ecluses à l'Ile Jeanty, rien de ce que je découvrais ne paraissait plus étrange et majestueux ; or donc, quel plus bel équilibre, au fond, que celui qui faisait se joindre côte à côte les quinze kilomètres de la plus belle plage du monde aux vingt suivants, dévolus au troisième port de France ?
Devant l'île de métal comme posée sur l'eau je rêvassais, observais le mouvement des bateaux et prenais le large aussitôt ; l'hiver, à la nuit tombée le tableau devenait encore plus beau si c'est possible, hommes nains semblant perdus au pied de navires silencieux, fourmis laborieuses acheminant leurs cargaisons précieuses sous les éclairs rouges et bleutés.
Bien sûr, ce temps ne dira rien aux chalands du Pôle Marine, qui ont dépossédé portiques et grues Titan, aujourd'hui couchés sur le flanc, de leur horizon. Mais le mercredi, qu'y pouvais-je, moi, tandis que mes copines faisaient du lèche-vitrines entre Sainte-Barbe et Poincaré, si mes pas me menaient irréparablement vers le travail ? Seule ou avec ma copine Léonce, je préférais inhaler la fumée des usines, odeurs de soufre et de feu mêlés, et sursauter aux clameurs des klaxons ; que voulez-vous, j'ai toujours eu cette mentalité d'ouvrière, la pomme tombe toujours près du pommier et question shopping j'avais pas les moyens de.
Devant l'île de métal comme posée sur l'eau je rêvassais, observais le mouvement des bateaux et prenais le large aussitôt ; l'hiver, à la nuit tombée le tableau devenait encore plus beau si c'est possible, hommes nains semblant perdus au pied de navires silencieux, fourmis laborieuses acheminant leurs cargaisons précieuses sous les éclairs rouges et bleutés.
Bien sûr, ce temps ne dira rien aux chalands du Pôle Marine, qui ont dépossédé portiques et grues Titan, aujourd'hui couchés sur le flanc, de leur horizon. Mais le mercredi, qu'y pouvais-je, moi, tandis que mes copines faisaient du lèche-vitrines entre Sainte-Barbe et Poincaré, si mes pas me menaient irréparablement vers le travail ? Seule ou avec ma copine Léonce, je préférais inhaler la fumée des usines, odeurs de soufre et de feu mêlés, et sursauter aux clameurs des klaxons ; que voulez-vous, j'ai toujours eu cette mentalité d'ouvrière, la pomme tombe toujours près du pommier et question shopping j'avais pas les moyens de.
J'ai tout appris de ces années. Sans conteste, elles ne furent ni les plus belles, ni les plus sombres de ma folle jeunesse : elles furent les plus émancipatrices, voilà tout.
Tout d'abord, que mille grâces soient rendues à ma chère Caroline Van den Houtt (surnommée Léonce à cause d'un accent flamand à trancher au sécateur) : une grande brindille mignonne comme un cœur, sèche comme un coup de trique, des pommettes que le froid coloriait d'un rouge vif et deux nattes en perpétuelle oscillation. Par un fulgurant effort d'imagination, on nous avait baptisées les inséparables ; bien vu l'aveugle ! Car dans un milieu parfois plus qu'hostile à notre encontre – elle pour son accent, moi pour ma timidité proverbiale – souvent nous nous retrouvâmes bien seules à lutter contre trente millions d'ennemis. Eût-on voulu, en sus, qu'on ne se serrâsse point les coudes ?
Sa mère, instit aussi, était une amie de la mienne, et vivait au cœur de la ville-usine. Combien de fois ai-je dormi chez elle, toute à la joie d'échapper pour un soir à l'ambiance électrique qui régnait à la maison ? Et combien de fois, hum hum, n'y ai-je pas couché tout en déclarant que si ?
Avec son père et sa mère, je découvrais une famille harmonieuse ; tandis que chez moi le silence apparaissait comme un trésor rare, chez eux il semblait être la chose la plus communément partagée, et même, ho ho, au beau milieu du repas il arrivait à son père de faire un bisou à sa mère, comme ça, pour rien (un geste d'affection qui me mettait mal à l'aise tant je le savais inconcevable chez moi) ; sans compter qu'un magnifique lave-vaisselle dernier cri trônait dans la cuisine – je sais, c'est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup.
Pendant longtemps, Caroline me servit de guide, de confidente, de protectrice ; accomplit avec moi mille bêtises qui ruineraient pour toujours ma réputation de mère de famille respectable si j'en révélais ne fut-ce que le dixième ; et nul doute qu'elle serait encore à mes côtés aujourd'hui si, à l'université, elle n'avait bouleversé les sens et le cœur d'un professeur de dix ans plus âgé qu'elle, qu'elle suivrait en galopant loin de ses Flandres natales…
Tout d'abord, que mille grâces soient rendues à ma chère Caroline Van den Houtt (surnommée Léonce à cause d'un accent flamand à trancher au sécateur) : une grande brindille mignonne comme un cœur, sèche comme un coup de trique, des pommettes que le froid coloriait d'un rouge vif et deux nattes en perpétuelle oscillation. Par un fulgurant effort d'imagination, on nous avait baptisées les inséparables ; bien vu l'aveugle ! Car dans un milieu parfois plus qu'hostile à notre encontre – elle pour son accent, moi pour ma timidité proverbiale – souvent nous nous retrouvâmes bien seules à lutter contre trente millions d'ennemis. Eût-on voulu, en sus, qu'on ne se serrâsse point les coudes ?
Sa mère, instit aussi, était une amie de la mienne, et vivait au cœur de la ville-usine. Combien de fois ai-je dormi chez elle, toute à la joie d'échapper pour un soir à l'ambiance électrique qui régnait à la maison ? Et combien de fois, hum hum, n'y ai-je pas couché tout en déclarant que si ?
Avec son père et sa mère, je découvrais une famille harmonieuse ; tandis que chez moi le silence apparaissait comme un trésor rare, chez eux il semblait être la chose la plus communément partagée, et même, ho ho, au beau milieu du repas il arrivait à son père de faire un bisou à sa mère, comme ça, pour rien (un geste d'affection qui me mettait mal à l'aise tant je le savais inconcevable chez moi) ; sans compter qu'un magnifique lave-vaisselle dernier cri trônait dans la cuisine – je sais, c'est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup.
Pendant longtemps, Caroline me servit de guide, de confidente, de protectrice ; accomplit avec moi mille bêtises qui ruineraient pour toujours ma réputation de mère de famille respectable si j'en révélais ne fut-ce que le dixième ; et nul doute qu'elle serait encore à mes côtés aujourd'hui si, à l'université, elle n'avait bouleversé les sens et le cœur d'un professeur de dix ans plus âgé qu'elle, qu'elle suivrait en galopant loin de ses Flandres natales…
Et puis bien sûr, un beau jour, comme la cerise sur le frigo, il y eût Gabriel. Gabriel ? Un prénom d'archange – un prénom seulement. Gabriel ? Mon premier grand amour. Ah Gaby, oh Gaby… Tu veux que je te chante Quand la mer monte ?
Je le dis sans modestie, il était fou de moi (un destin, finalement, que peu d'hommes ont connu). Pour autant que je me souvienne, et là je peux dire que je m'en souviens très bien, c'était un rebelle, un vrai, et peu importe qu'il soit issu d'une classe plutôt favorisée (ce genre de parents – commerçants très vieille France – qui vous offrent un poney pour vos huit ans). De l'argent, Gaby en avait à revendre, mais s'il croyait pouvoir m'acheter avec ses billets, tiens donc ! Le fer de la hache qui servira à couper le tronc de l'arbre dans lequel on taillera les planches du lit où sera enfanté celui qui pourra se vanter de m'avoir entretenue… n'est pas encore fondu.
Je le dis sans modestie, il était fou de moi (un destin, finalement, que peu d'hommes ont connu). Pour autant que je me souvienne, et là je peux dire que je m'en souviens très bien, c'était un rebelle, un vrai, et peu importe qu'il soit issu d'une classe plutôt favorisée (ce genre de parents – commerçants très vieille France – qui vous offrent un poney pour vos huit ans). De l'argent, Gaby en avait à revendre, mais s'il croyait pouvoir m'acheter avec ses billets, tiens donc ! Le fer de la hache qui servira à couper le tronc de l'arbre dans lequel on taillera les planches du lit où sera enfanté celui qui pourra se vanter de m'avoir entretenue… n'est pas encore fondu.
J'étais jeune et insouciante, et il m'arriva ce qui devait m'arriver ; un jour, profitant de ma naïveté, il m'a proprement kidnappée, et faite prisonnière pendant deux jours : le temps d'un aller-retour express au Bourget, où se produisait un certain Bob Marley.
(photos Bang-Bang).
(photos Bang-Bang).
23 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):
Tu tricotes toujours aussi bien les mots, les images et les émotions...
Toujours émue par ces billets là... Il y a bien des passages qui me rappellent que je...
(sinon, j'ai failli grâce à toi écrire un billet su Vincent D. Mais un sort contraire en décida autrement...)
Des côtes, alors...
Alice, on est en train de la faire dans nos commentaires, la côte !
(hi hi)
Ce que j'aime bien avec toi Anitta c'est que non seulement on lit des histoires (belles émouvantes vraies) mais on en prend de la graine...
"Le fer de la hache qui servira à couper le tronc de l'arbre dans lequel on taillera les planches du lit où sera enfanté celui qui pourra se vanter de m'avoir entretenue… n'est pas encore fondu. :)
(Va falloir que je m'y colle et que je lise tes premiers post(s) pour coller des bouts...)
Sachez que je... vous lis avec assiduité. Votre délicieux plumage se rapporte harmonieusement à votre ramage.
Et merci pour le compliment. (sourire)
toujours des rebelles les Gaby ;o)
J'ai adoré le passage :
"Et combien de fois, hum hum, n'y ai-je pas couché tout en déclarant que si ?"
"la plus belle plage du monde", t'es pas chauvine du tout, toi !
je sais pas pourquoi tu as barré "tarzan débarquant à New York" vu que c'est sans doute la comparaison la plus proche de la vérité de la sacrée sauvage que tu avais l'air d'être.
L'oeuf n'est pas encore pondu de l'oie dont la plume te servira à écrire des phrases simplistes et sans rallonges ;-)
(mais j'aime bien les phrases dont je dois relire le début pour avoir une vue d'ensemble et comprendre la fin)
pis j'attends la suite de l'histoire de la passion de Gabriel pour Anitta.
La photo du reflet est superbe ! Si elle ne représente ? Ne pourrait-on pas la mettre dans mon florilège de "Mise en abymes" ? ;)
"l'ambiance électrique qui régnait à la maison"... c'était prémonitoire, tu crois ?
Sinon au Bourget, il paraît qu'il y avait tellement de fumée que même les avions ils étaient faits :-)
rastafari ! yooooo
Un concert du grand Bob, j'aurais adoré ça !
Sinon, tu pourras lire sans crainte la suite. J'ai raconté le pire :-))))
Obni > Oui oui bien sûr... je suis fort honorée même... ,) Anitta peut t'envoyer l'original... ou moi.
Heïdi > ça me fait rêver ce nom "la Digue du Braek"... je vais voir sur google si je peux trouver des images & des infos...(Oui ben chacun son truc hein ,))
Quel sera le titre de la prochaine chanson ?
Tes mots de Maïakowski me renvoient à cette pensée de René Char... "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil".
J'ai créé un lien sur ma page sous l'appellation non contrôlée : terril en la demeure. J'espère qu'il vous sied.
(sourire d'oiseau migrateur)
Waouh, je me répète, mais on s'en fout: je suis scié par la qualité de ta plume, à chaque fois.
Je ne sais pas si c'est de la prose hallal, mais moi je l'aime beaucoup.
Sourire libre de droit.
Ne vous en privez surtout pas. Et je dois vous dire que vos billets sont aussi épatants qu'éclairants. (clap, clap). Bref, nous sommes nombreux à nous régaler, comme on dit dans le Sud.
C'est bien ce qu'il me semblait, question de musique et d'instinct. Merci pour l'image... après le son.
Je t'envie de "régler leur compte" à des années entières par la grâce (gracieux, ils sont !) de quelques mots. Tu ne les dépeints pas si tristes, ces moments de ta "folle jeunesse". On dirait au contraire que tu les travailles comme un vieux cuir, pour pouvoir t'y retourner à l'aise. Ou faut il lire entre les lignes ?
Tu sais que stopper tes notes comme ça, c'est interdit ?
(remarque, ça m'arrange, je dois aller faire un puzzle d'âne avec ma fille)
je ferme les yeux, et apprécie...
merci
:o)
Elle est loin, Caro, maintenant ? Ce serait bien qu'elle te lise... De le lui suggérer, peut-être ?
Encore, encore, raconte-nous encore ces souvenirs si vibrants qu'on s'y croirait, j'entends les sons, je sens les parfums....
<< Home