24.2.05

Je chante un baiser.

Au fait, vous ai-je déjà dit que Sylvie Testud était mon actrice préférée ? Otez-moi d'un doute : si je l'ai fait, ai-je assez souligné, au moins, que son interprétation de "Béa" dans le film Karnaval restera, jusqu'à la fin de mes jours, le rôle que je retiendrai d'elle ?

Soyons claire. "Béa" n’est ni le meilleur rôle, ni le dernier qu’ait obtenu Sylvie Testud. D’abord consacrée en Allemagne, où elle a obtenu en 1997 le German Film Awards de la meilleure actrice, elle est pourtant, au moment où s'engage, début 98, le tournage de Karnaval, une parfaite inconnue en France. Mais c’est justement ce film qui constituera, de ce côté du Rhin, le point de départ de sa carrière française (qui lui vaudra notamment de décrocher en 2004, à 33 ans tout juste, le César de la meilleure actrice pour Stupeur et tremblements).

Normal. Dans un film placé entre fiction et documentaire, qui réalise une captation respectueuse de ce qu'est Carnaval chez nous, elle irradie littéralement de la tête (bien faite) et des épaules (solides) le cortège ; et si son interprétation m'a tant marquée, c'est d’abord parce que d’un bout à l’autre, cette sans-grade est le vrai Tambour-Major de la bande qui l'entoure, ne s'en laissant jamais compter par les deux Matantes qui l'accompagnent.

Soit : deux gigolos et une gigolette guinchant de guingois au Bal de la Violette ; trois masquelours ballotés jusqu'à plus soif (c'est une image) par le rigodon des sentiments ; trois héros ordinaires perpétuellement sur un fil tendu entre la joie et le délire, l'alcool et… le vomi ; qui, à la cantate finale, auront beaucoup perdu mais également beaucoup gagné de cette lessive des corps et des esprits que constitue aussi notre petite fête locale. Au final : quatre-vingt-dix minutes de tension amoureuse et d'angoisse sourde, illuminées par la vision d'un ange.

Dans ce triangle amoureux aux allures de tragédie grecque, Béa c'est Phèdre au pays des sirènes de bateaux et des usines qui grondent, Antigone surgissant sous l'averse pour se perdre dans le tourbillon de la fête, Electre dégrisée trouvant encore la force de recoller les morceaux.

Et de ce baiser qu'elle donne, comme ça, sur un coup de tête, parce que c'est Carnaval et qu'à Carnaval les baisers ne comptent pas, enfin pas vraiment, enfin un petit peu quand même mais il ne faut pas le dire, c’est juste une petite transgression, un petit message de rien du tout, un témoignage d'affection disons, et d'ailleurs ici un baiser se dit zôtche, et même zô, et entre nous qui peut bien avoir peur d'un mot si petit ? De ce baiser qu'elle donne, disais-je, un soir d'euphorie où une fois de plus elle s'est montrée la plus posée, à ce Larbi qu'elle ne connaît pas, tandis que Christian, son mari, dort tout son soûl, on imagine les quiproquos amoureux qu'un Marivaux en eût tiré ; dans le film, cette pelle roulée à la va-vite dans une cage d'escalier va prendre les accents d'une épopée humaine.

Je chante un baiser / Je chante un baiser osé / Sur mes lèvres déposé / Par une inconnue que j'ai croisée / Je chante un baiser… / Marchant dans la brume / Le cœur démoli par une / Sur le chemin des dunes / La plage de Malo Bray-Dunes / La mer du Nord en hiver / Sortait ses éléphants gris vert / Des Adamo passaient bien couverts / Donnant à la plage son caractère / Naïf et sincère / Le vent de Belgique / Transportait de la musique / Des flonflons à la française / Des fancy-fair à la fraise… (Alain Souchon).

Karnaval, c’est la quête initiatique de Larbi (Amar Ben Abdallah), fils de garagiste en instance de départ qui, ayant manqué le train qui doit l'emmener à Marseille – "la ville où il ne pleut pas" – va découvrir que l'endroit où il a grandi recèle bien des trésors de chaleur et de partage. Larbi, c'est l'arabe, c'est l'Etranger rejeté par tous (même par son père) qui parviendra, en ouvrant son cœur, à s'intégrer – par et dans la fête ; Larbi, c'est celui qui regarde la foule d'abord avec les yeux de la condescendance, et qui finira, au petit jour, par entrer dans la ronde, comme les autres…

Karnaval, c’est le chemin de croix de Christian (Clovis Cornillac), brave gars d'min coin comme j'en connais cent par ici ; vigile dans un entrepôt de containers, il pose ses congés pour Carnaval, parce que Carnaval ici c'est sacré ; un carnavaleux comme tant d'autres, capable de passer des heures dans la salle de bains à peaufiner son grimage ; Christian qui apprendra à ses dépens que quand la fête est finie, parfois le masque tombe, et qui paiera chèrement cette découverte. Et avec lui, on gardera au coin des lèvres ce petit goût amer de la gueule de bois du lendemain (autre spécialité locale).

Mais Karnaval, c’est également une mise en scène s'attachant au quotidien de ses personnages avec un souci proche du détail, où on les voit rentrer bourrés dans leur logement HLM, pousser leur chariot à Auchan, se battre comme des chiffonniers et surtout : travailler, même dans les environnements les moins charmeurs, disons, de la Côte d’Opale.

Et là, il n’y a pas photo : de tous, Béa est la plus pimpante et la plus fraîche, la plus nature aussi ; dans cette comédie humaine où les hommes sont montrés tels qu'ils sont, lâches, querelleurs, violents, râleurs, pas fut'fut' pour un sou… mais terriblement attachants quand même, elle est la seule qui surnage, du début à la fin : imprévisible et ne l'envoyant pas dire, émouvante et forte, tellement plus forte que les autres. Une Gavroche ch'ti se révélant femme mûre liée pour toujours à sa ville natale.


Et cette Béa-là voyez-vous, c'est le portrait craché de ma sœur.




(photos X)

22.2.05

Entrez dans la bande !

C'est un mélange de couleurs et d'odeurs, une orgie de lumières et de flammes, un bouquet de masques, perruques, costumes, une explosion de musique, de chants et de danses ; c'est une fraîcheur, une simplicité, une verve, une ferveur, une frénésie, une fraternité non feinte, une sensibilité à fleur de peau, une violence à gratter l'os, une gaieté débraillée, une liesse vraiment populaire ; ce sont des processions et des cavalcades, des cris et des prières, des espoirs et des déceptions, des déambulations et des embrassades, des élans du cœur et du corps. C'est Carnaval !

C'est une tradition héritée de l'époque où les pêcheurs étaient conviés à un festin gargantuesque chaque année au mois de mars, avant de partir de longs mois en mer ; c'est une légende racontant qu'un jour, ce festin tombant un Mardi-Gras, les pêcheurs vêtus de nippes défilèrent dans la ville, la mettant, de leurs éclats de rire et leurs blagues salaces, à feu et à sang ; c'est le souvenir de cette folle journée qui poussa ses habitants à décréter qu'ici, chaque année, la fête débuterait désormais aux frimas de l'hiver pour s'achever aux bourgeons du printemps. C'est Carnaval !

C'est un bazar possèdant ses rituels et sa langue ; les masquelours (carnavaleux) composent la bande (défilé), affublés d'un clet’che (déguisement), d'un berguenaere (parapluie) ou d'une plumt'che (plumeau) ; puis font halte dans les chapelles – où les attendent bière, poddingue et soupe à l'oignon – puis retournent à la bande, parmi les capres (corsaires) et les Reuzes (géants), participer aux chahuts, tenter d'attraper les kippers (harengs) lancés depuis le balcon de l'hôtel de ville, avant d'entamer le rigodon et chanter la cantate finale. C'est Carnaval !

C'est une armée impavide chaussée de croquenots et de baskets, placée sous les ordres du Tambour-Major qui, tel un métronome, dirige la clique et guide les premières lignes ; derrière ces forts des Halles, la foule suit d’un pas lourd de sauts et de charges. A intervalles réguliers, résonne le signal du chahut, exercice intense de bousculade collective : depuis l'arrière, la bande pèse de tout son poids sur les premières lignes… qui ne doivent pas céder sous peine de mettre la clique en danger. Et diable, Carnaval sans ses fifres et ses tambours, ce n'est plus Carnaval !

Ce sont des clet’ches multicolores entamant une sarabande infernale, d'où émergent sacs à patates, costumes d’écolier, cabans de marins, pagnes d'ambassadeurs Zoulous, et travestis grossiers répondant aux doux sobriquets de Matantes et Mononcles ; ce sont des visages maquillés aux teintes de l'arc-en-ciel, qui font assaut d'incivilités joyeuses et désordonnées en cette trève où tout est permis : chanter ou dire des horreurs, boire plus que de raison, danser jusqu'à tomber par terre, se relever et se pousser les uns contre les autres au mépris du danger. C'est Carnaval !

C'est une ville en marche, sillonnant les ruelles des heures durant, partageant l'émotion de retrouvailles où patrons, ouvriers, cadres et chômeurs, bras dessus bras dessous, conjurent ensemble les démons d'une cité que rien n'épargna ; pillée par les Anglais, les Espagnols et les Français en ses heures passées, rasée à 90% pendant la dernière guerre, dépouillée peu à peu de ses usines, de ses chantiers, de ses jeunes, et aujourd'hui polluée jusqu'aux entrailles, le son des fifres est là pour dire que rien ne l'abattra jamais. Peu importent vent, froid et pluie, c'est Carnaval !

C'est une ronde infernale enfin, qui laisse s'échapper dans le ciel un nuage de vapeur montrant mieux qu'un long discours la vigueur de ses participants ; qui, épuisés mais ravis, s'agenouillent au pied de la statue de leur héros pour un dernier hommage – avant le bal qui mènera tout ce petit monde jusqu'au matin suivant. Et de ces milliers de cœurs rassemblés sur la grand'place s'échappe alors un de ces chants puissants qui vous glace l'échine, une communion grandiose qui vous sèche tous les poils d'un coup. C'est Carnaval !




(photos DR)

21.2.05

Pardon pour le dérangement.

S'il vous plaît, laissez-moi vous parler cinq minutes d'un temps que les moins de vingt ans, bientôt, diront ne pas connaître ; une époque un peu stupide où, aussi incroyable qu'il paraisse, le seul modèle de téléphone disponible était d'un gris souris pas des plus élégant ; me croirez-vous si je vous dis qu'il n'existait alors qu'un seul type de sonnerie, et qu'il fallait vraiment pleurer pour être raccordé au réseau ? Bon sang, et si j'ajoute qu'en ce temps-là les cabines publiques étaient à pièces et qu'elles étaient souvent en panne, vous allez me prendre pour une vieille folle, hein ?

A l'époque, ce qu'on appelait un clavier téléphonique était une sorte de roue en plastique recouvrant tout le combiné, avec des trous en face des chiffres dans lesquels vous deviez glisser le doigt pour composer le numéro de votre correspondant ; et il fallait faire surtout attention à ne pas vous coincer les doigts – sinon, vous étiez bons pour recommencer. Heureusement, les numéros de téléphone ne possédaient que six chiffres, en ce temps-là. Enfin, parfois huit aussi, mais si je me mets à vous expliquer, vous n'allez rien comprendre. C'est vrai, quoi : avez-vous déjà essayé de faire entendre aux jeunes générations que la vie n'était pas toujours simple, pendant la Préhistoire…?

Ce soir-là.
douce&tendre_59 a dit :
– slt tvb?
anitta59 a dit :
– Quoi ? Qu'est-ce que tu as écrit, là ?
douce&tendre_59 a dit :
– dsl C du sms! Tu konpren pa?

J'ai décroché mon téléphone.
– Jérémy, passe-moi tout de suite ta mère !
– Mais qu'est-ce qu'il y a ? a soupiré Sylvie. J'te signale qu'on était déjà en ligne, là !
– Navrée mais j'accroche pas avec ça. C'est physique !
– Ben c'est pas grave ! Ecoute, on va continuer comme ça, tu n'as qu'à m'écrire comme tu le sens…

Quelques secondes plus tard.
douce&tendre_59 a dit :
– C'est pourtan pas dur!
anitta59 a dit :
– C'est un principe. Si mon père était encore là, je n'ose même pas imaginer sa réaction ! Et attention, tu as fait une faute à pourtant.

Bravo, vous avez deviné : dans mon studio au dessus du garage, il y avait le téléphone. Pour vous dire, au risque de me répéter : il y a vingt ans, qu'un studio comme le mien dispose d'un téléphone était quelque chose d'à peu près aussi inconcevable qu'un zyva de banlieue qui n'aurait pas de portable, aujourd'hui (hu, bouffon). Le mien remplaçait même les horloges : entre nous, c'est dingue le nombre de visites que je recevais dès que vingt heures sonnaient.
– Salut. Excuse-moi de te déranger, mais figure-toi qu'en-bas les cabines sont en panne et…
– Ouais ça va, te fatigue pas. Entre !

Au premier rang de mes visiteurs du soir, hormis Béatrice bien sûr, qui avait quitté le domicile familial bien avant moi et profitait de sa grande sœur pour appeler un de ses amants du moment, il y avait les ex-copines du bahut, pour certaines perdues de vue depuis un bail et qui, toutes, me félicitaient chaudement d'avoir largué la fac ; dans leur sillage, suivait une foule de gens que je ne connaissais pas, ou alors pas beaucoup, lointaines connaissances dont j'étais soudain devenue la meilleure amie. Ah, et dans mon infinie bonté il m'arrivait aussi d'héberger ces gens-là de temps en temps : fallait croire que j'étais devenue une annexe de l'Armée du Salut à moi toute seule – toute modestie mise à part, il m'arrive parfois de penser que j'ai créé Droit Au Logement vingt ans avant Monseigneur Gaillot.

Sur ce chapitre, je dois reconnaître que les parents de Thomas me fichaient une paix royale. Bien sûr, je réglais mes notes rubis sur l'ongle, en partie grâce à cette petite boîte à côté du combiné dans laquelle les gens glissaient une pièce de monnaie (pas toujours, il faut bien dire). Bientôt, Thierry figura parmi mes visiteurs les plus assidus : ai-je besoin de préciser qu'il était un des rares à ne pas venir pour téléphoner ?

Comme métier, Thierry faisait agent EDF. Du haut de mon demi- smic, le prestige d'une telle situation m'épatait. Personnellement, je me disais que ce genre de parti était de nature à réconcilier Béatrice avec mon père.
– Pourquoi tu lui présentes pas ? EDF, quand même ! Un service public, voulu et décidé par le Conseil National de la Résistance, fondé par la CGT et de Gaulle ! Ça devrait lui plaire, ça mince ! Et pis, t'as plus dix-sept ans !
Avant de lui asséner mon plus bel argument :
– En plus, ça doit bien gagner sa vie, un agent EDF… Non ?
Mais elle ne répondait pas, et je n'insistais pas ; j'étais bien trop heureuse d'avoir renoué avec elle.

Voilà. Pardon pour le clin d'œil nostalgique, mais en ce temps-là ma vie semblait réglée comme du papier à musique : chaque soir ou presque ma sœur débarquait sur le coup des huit heures, parfois elle me confiait un de ces colis que lui avait fait passer ma mère par je ne sais quel circuit (souvent, je trouvais un peu de nourriture à l'intérieur, style un bon gros potjevleesh avec sa gelée encore un peu glacée sur le dessus, histoire que ma honte soit complète), elle et moi vidions une bière en attendant ; et puis on entendait la moto de Thierry arriver.

Parfois il se contentait juste de klaxonner : alors, je me plantais à la fenêtre, je les regardais s'embrasser, elle qui enfilait son casque et montait sur l'engin ; je ne sais pas pourquoi, je les voyais toujours disparaître au coin de la rue avec un pincement au cœur. Ensuite, je retournais à ma dure condition de vieille jeune fille : je feuilletais une de ces revues techniques qui traînaient au garage, et je grignotais les provisions de ma mère, hé hé.

Un jour, ce ne fut pas une, mais deux motos qui se garèrent devant chez moi ; c'est comme ça que Franck est entré dans ma vie. Et même si pour moi la question ne se pose pas, la date est assez facile à retenir : cette année-là, Carnaval venait de commencer.




(photos X)

19.2.05

Vivement lundi dernier.

Au fond du studio, un grand rideau s'écarta, et :
– Bonjour à ceux qui nous rejoignent, et re-bonjour aux autres ! a lancé Michel Drucker en s'avançant vers la caméra.
Comme un seul homme, le public applaudit alors longuement tous ceux qui nous rejoignaient.
– La personne que nous recevons aujourd'hui, a-t-il enchaîné, est une jeune romancière de 43 ans qui, après avoir connu un grand succès avec son premier livre, a décidé d'entamer une carrière internationale dans la chanson. C'est pourquoi, mon cher Philippe Geluck, nous allons maintenant accueillir… Anitta !

Comme un seul homme, le public m'applaudit alors longuement, et je me suis dirigée vers mes deux hôtes avec l'allure pesante que me conférait le port de mes Doc Martens neuves. Michel Drucker et Philippe Geluck m'ont mis la main sur l'épaule.
– Ma chère Anitta, poursuivit l'homme des dimanches, nous venons de passer l'après-midi ensemble sur France2, ce qui a permis à la France entière de découvrir qui vous étiez vraiment…
– Oui, j'ai dit. Et pourtant, je suis assez timide…
– Et on vous a vue là où vous vivez, dans cette maison où vous habitez, au bord de la mer ; on s'est attardé dans ce bureau sous les combles où vous travaillez durement tous les jours, on a marché avec vous le long de la plage où vous allez chercher l'inspiration pour vos chansons, et on a aperçu cette voiture, aussi, une Citroën je crois, garée devant chez vous…
– Oui, mais c'est pas la nôtre, j'ai précisé. Nous, on a une Renault !
Comme un seul homme, le public applaudit alors longuement les ouvriers des usines Renault.
– Nous avons également fait la connaissance de Thierry et Sylvie, vos amis, qui nous ont dit tout le bien qu'ils pensaient de vous…
– Oui, je les remercie… C'était vraiment gentil.
– Et ensuite, bien sûr, la personne la plus importante à vos yeux : Franck, votre mari…
– C'est vrai, j'ai reconnu.
Michel Drucker lança sa main vers la caméra.
– Franck, si tu nous regardes !
– Il peut pas, j'ai dit. Il est d'astreinte, aujourd'hui !
– Quand même, reprit le grand présentateur, ce qui nous a surpris, Philippe, moi, mais aussi Françoise Coquet et tous les techniciens de la société MD Productions qui ont permis à ce 300ème numéro de Vivement Dimanche de voir le jour…
Comme un seul homme, le public applaudit longuement Françoise Coquet et tous les techniciens de la société MD Productions.
– Ce qui nous a surpris, c'est : vous n'avez pas d'enfants, Anitta ?
– Non, j'ai menti.
– Ah tiens c'est curieux, ça, fit Geluck en relisant sa fiche.
– Enfin, euh… j'ai fait. Pour être honnête, Michel : j'ai une fille, mais… elle ne veut pas qu'on la voit dans votre émission !
– Ah, les problèmes de l'adolescence ! sourit Philippe Geluck.
– Louloute, j'ai dit. Si tu nous regardes…

– Et nous allons maintenant passer ensemble les trois prochains quarts d'heure, juste avant le journal de Béatrice Schoenberg…
Comme un seul homme, le public applaudit longuement Béatrice Schoenberg.
– A essayer de vous connaître un peu mieux. Venez vous asseoir sur le canapé, Anitta. Tenez, mettez-vous au milieu, entre nous deux. Je crois que Philippe vous a écrit une lettre…
– Oui, a dit le père du Chat. Tout d'abord, Anitta, expliquez-moi : comment vous est venue l'idée de vous lancer dans la chanson ?
– Ben, ça n'est pas très facile à expliquer, j'ai dit. C'était un soir où je réfléchissais…
– Quand même, remarqua Philippe Geluck, vous lancer comme ça dans la musique gothique, c'est un sacré pari !
– J'aime les défis, j'ai répondu.
– J'ai remarqué, continua-t-il, que sur votre disque une de vos chansons s'appelle Comme un torrent...
– C'est vrai. Celle-là, c'est la plus difficile que j'ai eu à écrire...
– Et en fait ce n'est pas une chanson, c'est plutôt un long texte en prose qui parle de votre…
– Oh ben dévoilez pas tout, hé ! j'ai protesté.
Philippe Geluck eut un petit geste de la main.
– Et j'ai noté qu'une autre de vos chansons est dédiée à Amy Lee, la chanteuse d'Evanescence. Je voulais savoir : cette chanson, c'est à cause de la polémique qu'il y a eu dans les journaux ?
– Oui, je trouve qu'on l'a injustement accusée de plagier mon look. Ce n'est pas parce que, comme moi, elle met une chemise de nuit sur ses vêtements qu'il faut forcément nous comparer ! Alors j'ai écrit cette petite chanson, Amy est mon amie, pour elle.
A ma gauche, Michel Drucker se redressa.
– Eh bien Amy est là ce soir, pour vous, et elle va à son tour vous dédier sa chanson ! Mesdames et messieurs, voici Evanescence !
Comme un seul homme, le public applaudit alors longuement Amy Lee et Evanescence.

– Bien, a fait Michel D. Là maintenant, il y a quelqu'un, je devrais dire : un habitué de l'émission, qui souhaite vous adresser un petit coucou. On regarde la bande, et vous commenterez après !
Comme un seul homme, le public applaudit longuement la bande.
Sur les écrans de contrôle, s'afficha alors en gros plan le visage de Nicolas Sarkozy.
– Coucou Anitta, tu te souviens de moi ? C'est Nicolas Sarkozy, là. Tu sais, c'est moi qui ai privatisé EDF l'année dernière, contre la promesse que le statut du personnel ne serait pas touché. Alors comme ça, j'apprends que le gouvernement veut revenir sur MA parole ? Ah, si j'avais su, je n'en serais jamais parti, de la Dream Team à J.-P. ! D'un coup, je comprends mieux ta colère, et celle de tes collègues ! Mais enfin, moi je dis toujours, comme tu sais, qu'en politique il y a le temps de l'action, et le temps de la réflexion – et le second doit toujours primer sur le premier ! Je t'en conjure, ne perds pas patience. N'oublie pas qu'en 2007, il y a des échéances importantes auxquelles la France, et les agents EDF, devront faire face. Fais-moi confiance ! Ah, et si tu pouvais demander à tes amis syndicalistes d'arrêter de me faire des blagues sur mon portable, ça m'arrangerait. Voilà, à plus Anitta. Et bravo pour ton disque !
L'écran s'éteignit avec un petit bruit mat.
– Il est formidable, hein ? lança Drucker. Anitta, une réaction ?
– Oh non, je préfère pas, j'ai dit. Votre émission est une émission familiale, et je m'en voudrais de dire des gros mots juste avant la météo de Patrice Drevet !
Comme un seul homme, le public applaudit alors longuement Patrice Drevet.

– Et maintenant, fit Michel Drucker, un autre rendez-vous s'il en est de cette émission qui vous est consacrée Anitta, puisque nous fêtons aujourd'hui avec vous… le retour de Bruno Masure !
– Oh, chouette ! j'ai fait. C'est mon chroniqueur préféré !
– Bonjour Michel et Philippe, s'est avancé l'ex-homme tronc du 20 heures. Bonjour Anitta, a-t-il rougi. Heureux de revenir parmi vous ! Pour une fois que ce n'est pas Geneviève de Fontenay, mais une jolie femme que nous recevons !
– Oooh ! a fait le public.
– Geneviève, si tu nous regardes ! s'est excusé Michel Drucker.
– Merci, j'ai murmuré.
– Ma grande spécialité, Anitta, comme vous le savez peut-être, c'est poète. Et justement, là… J'ai écrit un poème pour vous !
– Oh ça, c'est vraiment sympa, j'ai dit. Dites, je pourrai le mettre sur mon blog, votre poème ? Comme ça, ça me fera un souvenir !
– Ne lui dites pas avant, me souffla P. Geluck. On ne sait jamais !
– Bon, j'y vais, s'esclaffa l'ami Bruno.
Tout là-haut, dans ce plat pays qui est le sien,
Comme disait l'ami Jacques, un de ses voisins,
Elle vit entre Petite-Synthe et Grande-Synthe
Pourtant Dieu sait qu'elle n'en a rien d'une.
Car elle ne recule jamais devant une pinte
De bière, et même quelquefois d'absinthe :
Avec elle, les verres ne sont jamais solitaires,
A part bien sûr les jours où elle manque de thunes.
– Eh ben ça commence fort ! j'ai fait. Finalement, je ne sais pas si je vais le recopier, votre poème…
– Attendez la suite ! s'est défendu son auteur.
Chaque année ses sujets investissent la ville entière
Travestis et costumés, ils défilent le long de la mer
Tous en rangs serrés le long de la digue, dondaine
Ils s'échouent finalement près d'une grande salle
Où leur sens inné de la fête fait alors merveille
Peu importe le froid, la pluie ou même le soleil
D'elle, on dit qu'elle a toujours le port d'une reine
Normal me direz-vous… Pour Sa Majesté Carnaval
!
– Aaaah ! Vous m'avez fait peur, j'ai dit. Un instant, j'ai cru que vous parliez de moi !
– Vous n'y pensez pas, a dit Masure.
– Bravo Bruno ! a coupé Drucker. Et pour finir, le Docteur G. !
Une dernière fois, Philippe Geluck prit la parole.
– Cher Docteur G., m'écrit ce premier patient. A trop regarder la télé, et notamment les émissions de Michel Drucker (cher patient, vous auriez pu dire : les excellentes émissions de Michel Drucker !) je n'ai plus aucune vie sociale. Alors, je vous pose la question : faut-il mettre les gens trop brillants hors d'état de luire ?
– Ha ha ! j'ai dit. Je me pose cette question tous les matins. Mais dîtes, c'est quoi ce truc qui me bave sur la main ?
– C'est Olga, a précisé Michel Drucker. Ma chienne !
– Mais c'est dégueulasse ! j'ai fait. C'est tout gluant, ce truc ! Vous pourriez pas lui dire d'arrêter ?
– Olga ! a dit Michel Drucker.
– Olga ! a dit Philippe Geluck.
– Olga ! a dit Bruno Masure
– Olga ! j'ai dit.


– Mais ce n'est pas Olga voyons, a répondu Sylvie. C'est Audrey qui n'a pas digéré ses gaufres ! Louloute, s'il te plaît, passe-moi une éponge !




(photos X)

15.2.05

Les orgues de la St-Glinglin.

Allez, je ne vais pas vous faire mariner plus longtemps ; de toute façon moi je suis nulle pour le suspense. Entre nous, ce n'est pas pour rien si Columbo est une de mes séries préférées ; avec lui au moins, on est tout de suite fixé sur l'identité du coupable. Après, tout n'est qu'affaire de déduction, et pour en avoir vu un certain nombre, sans trahir sa recette je me crois autorisée à vous révéler que l'inspecteur au cigare finit TOUJOURS par trouver l'assassin.

Alors, voilà la vérité : à H., le café des orgues est fermé chaque année en janvier (j'ai appris ça pas plus tard qu'hier). Quoi qu'il ait pu advenir de la ZX, notre équipée dominicale était donc vouée à l'échec, mais cette histoire me fiche un coup au moral ; voyez-vous, j'ai la réputation d'être toujours bien informée de ce qui se passe chez moi. Savez-vous qu'il m'arrive parfois de corriger à voix haute le carnet du jour de ce grand quotidien qui fait la pluie ou le beau temps dans ma région ?
– Mais c'est n'importe quoi ! C'est pas la Pharmacie Machin qui est de garde ce week-end ! C'est la Pharmacie Truc !
– Quoi, qu'est-ce que tu dis ? me demande Franck.
– Rien, rien. Pfff…

Pour l'heure, nos deux mécanos de la générale retournaient le garage en tous sens à la recherche de ces foutues pinces ; Sylvie et moi étions retournées faire du café, et avions retrouvé Louloute et ses petits amis avachis devant la télé.

Parler de Thierry sans évoquer ses frères n'aurait cependant guère de sens. Comprendrait-on, alors, l'esprit rebelle qu'il avait cultivé à leur fréquentation, et les complexes accumulés ?

Petit dernier d'une lignée de quatre, Thierry se distinguait d'abord physiquement de ses frères. Autant ces trois-là alignaient des carrures de basketteur et arboraient fièrement des moustaches, des barbes et des cheveux en-veux-tu-en-voilà, autant lui était glabre comme un sou neuf et n'astreignait pas son mètre-soixante-quinze aux mêmes séances de musculation que ses frangins.
– Je suis le fils du facteur, rigolait-il.
Et surtout, Thierry était parfaitement infoutu de tirer la moindre mélodie de quelque instrument que ce soit. Totale hérésie : comment lui, constitué pourtant de la même chair que ces virtuoses de la guitare qu'étaient ses frères, pouvait-il avoir si peu la musique dans le sang ?

Il n'y avait rien à faire : on aurait dit que la bonne fée s'étant penchée sur les berceaux de la fratrie avait délibérément ignoré le sien. Gorgés de talent, ses aînés vous reproduisaient les yeux fermés chaque chanson de Deep Purple à la note près, quand lui s'avérait incapable de taper du pied en mesure. A l'époque, dans la vieille ferme retapée où se dissipait notre jeunesse, le bœuf que tapait chaque week-end le trio aux dix-huit cordes laissait pantois ses spectateurs, et qu'y pouvions-nous si nos yeux étaient fixés en permanence sur la scène ? Croyez-le, il aurait fallu autre chose qu'un aimable rigolo comme Thierry pour nous distraire de Genesis, Jethro Tull ou AC/DC ! Le problème, c'est qu'après ça le trio se lançait dans des acrobaties musicales un peu trop obscures à mon goût, moi qui n'ai jamais été une grande fan d'acid-jazz. Mais qui aurait osé les critiquer ?

Quasi naturellement, une fois leur bac en poche, chacun des frères réussit brillamment le concours d'entrée pourtant réputé féroce de la meilleure école de musique belge ; tandis qu'à la même période, Thierry se démenait comme un fou pour décrocher son CAP. Est-ce seulement le fruit du hasard si le plus jeune des quatre fut aussi le premier qui ramena un vrai salaire à la maison ?

L'un après l'autre, au hasard de groupes éphémères et de disques confidentiels, ses frères quittèrent la région. Nul doute que s'ils ne l'avaient fait, c'est Thierry qui serait parti : la ville n'était tout simplement pas assez grande pour eux quatre – aujourd'hui, je sais que ses frères habitent à Paris, et qu'ils vivent toujours de la musique, en enregistrant les albums d'artistes plus connus qu'eux.


Quelquefois, il m'arrive de me demander ce qui se passe quand vous avez l'impression que vos aînés ont tout raflé sur l'autel du talent, ne vous laissant que des miettes. En fait, à voir Thierry fuir comme la peste tout ce qui ressemblait à un disque ou déclarer forfait lorsqu'on voulait l'emmener voir un concert, cette question m'a longtemps obsédée. Mais peut-être n'y-a-t-il pas de réponse ? Disons qu'en réaction au succès de ses frères au sein de notre petit cercle, Thierry avait fait des bouquins et des motos ses centres d'intérêt, et qu'ils suffisaient à son bonheur ; la musique n'était tout bonnement pas son truc, voilà tout. Et ce n'était pas lui faire injure que constater que sa seconde passion, après tout, lui avait valu de taper dans l'œil de ma sœur. Ces soirs-là, tant que le trio jouait ses classiques je dansais comme une folle dans l'étable ; ensuite je les abandonnais sans vergogne à leurs soli interminables et je retrouvais mon couple d'amoureux réfugié près du poêle, dans la cuisine.
– Ah c'est de la technique, hein ? lançait Thierry.
Puis débouchant une bière :
– Moi la technique, ça me gonfle ! Ch'suis le punk de la famille !
Et il émettait alors un rot du plus bel effet.


Foutu dimanche. Comme je l'ai dit, notre sortie avait du plomb dans l'aile, et elle est complètement tombée à l'eau quand Franck et Thierry nous ont annoncé qu'ils ne pouvaient rien faire pour la voiture (comptez pas sur moi pour les détails : j'étais à la compta, moi, pas à l'atelier). Mine de rien, ça m'a fichu un vrai coup au moral. Passe encore pour la pluie, le brouillard et la neige ; quand vient s'y ajouter l'ennui, moi je ne donne jamais cher de ma peau. Quant à prendre la Renault, fallait pas y compter : Franck en avait besoin, il était même déjà en retard.

Foutu dimanche. L'après-midi avait des couleurs pourpres, et j'étais tellement dépitée que je n'ai même pas eu l'idée de proposer une partie de Mille-Bornes à tout ce petit monde. Les grands ont laissé les jeunes devant la télé, et se sont réfugiés tous les trois au bureau, Thierry qui examinait nos livres et Sylvie qui m'installait son truc tout en minimisant l'événement.
– Demain matin je prendrai le bus, c'est pas grave.
– Hé ! Là tu… Fais gaffe, c'est fini !
– Non, regarde, ça télécharge toujours !
– Et c'est si facile que ça ton truc ?
– Oui, de toute façon si t'as un problème t'auras qu'à demander à Louloute. MSN, je suis sûre qu'elle connaît !
– Ah bon ? Elle m'en a jamais parlé, en tout cas.
– Ben c'est normal, tu lui laisses jamais l'ordinateur !

Foutu dimanche. On est redescendus s'affaler devant la télé, et on s'est fait prendre au piège, comme des imbéciles. Dans celui-là, figurez-vous que Columbo va coincer l'assassin à cause de petites pilules oubliées dans le coffre d'une voiture, et en fait il y avait un suspense terrible dans cette affaire, le meurtrier était descendu au garage avec un aspirateur et s'apprêtait à effacer la dernière trace de son forfait… quand les lumières se sont allumées. Fait comme un rat, huhuhu !

Foutu dimanche. Les heures se sont écoulées comme ça sans autre bruit que celui de la télé, après on a enchaîné sur une autre série dont j'ai oublié le nom, puis sur une autre, à un moment Audrey s'est redressée vers moi.
– Je peux m'asseoir à côté de toi, Tata Nitta ?




(photos X)

12.2.05

Et tu retourneras à la poussière.

Il y a les livres qui vous tombent des mains, et ceux qui vous sautent au visage. Incontestablement, Demande à la poussière appartient à la seconde catégorie – ce genre de livres qui ne vous laissent pas tranquille tant que chaque veine de leur inspiration n'a pas imprimé sa pellicule de bonheur au plus profond de vous. Pour moi, c'est facile : avant ce livre, je ne me souviens pas d'une lecture m'ayant occasionné un tel choc. Germinal, peut-être ?

Je ne vous ferai pas l'injure de prendre un air pénétré et d'en rester là, en me contentant d'esquisser un vague autant que mystérieux "Lisez et vous comprendrez" : ce livre est un trésor, et un trésor ne vaut que s'il est partagé ; tant pis si mes mains tremblent au moment d'écrire ces lignes, et tant pis si je laisse des traces de doigts sur le vernis du ce-qu'il-faut. Etes-vous du genre à gloser sur la couleur de la porte, quand s'ouvre le Paradis devant vos yeux fatigués ? Et quand il vous emmène jusque-là, exigez-vous du taxi qu'il vous rende la monnaie ?

Demande à la poussière, c'est l'histoire d'un petit crève-la-faim pas toujours sympathique qui, dans le Los Angeles des années Trente – hôtels borgnes, beuveries sordides, amours minables – veut devenir écrivain pour "rester en contact avec les grands de ce monde" ; le récit d'un jeune vaurien de 20 ans qui rêve de cette gloire littéraire qui lui vaudra, il en est sûr, d'avoir les femmes à ses pieds ; le roman, enfin, d'un fils de maçon ayant tout quitté pour réussir, et qui vit reclus dans sa chambre, à attendre que le génie frappe à sa porte : dès qu'il en sort, l'argent lui file entre les doigts comme la poussière qu'il a au fond des poches.

Et puis un jour, Arturo Bandini va rencontrer Camilla Lopez – le plus grand amour de sa vie, mais il ne le sait pas encore. Ces deux-là vont se griffer comme deux chats, lui le fils d'immigré italien qui vient boire des jus d'cauchette à cinq cents dans cette taverne infâme, et elle la petite serveuse mexicaine qui les lui apporte en dansant sur la pointe de ses espadrilles. Oui, ces deux-là vont se défier jusqu'à l'impensable, quand notre héros, un soir de colère, va traiter sa belle de "sale Métèque".

Hé oui je vous avais dit qu'il était pas toujours sympa l'Arturo ; hé oui, mais là, juste après, se trouvent cinq des plus belles pages du livre, où ce salaud magnifique explique en quelques paragraphes échappés du Ciel pourquoi cette abomination lui est venue aux lèvres. Cinq pages où il explique que cette insulte est d'abord un cri de honte, la honte accumulée par le rejet et l'exclusion vécus quotidiennement par un petit américain pauvre "dont le nom se termine par une voyelle" ; cinq pages qu'on devrait enseigner dans toutes les écoles, de Vitrolles à Orange, de New York à Moscou, de Bagdad à Gaza ou Jérusalem.

Bon vous lirez la suite, je suis pas là pour vous mâcher le travail ; comment ces deux-là feront un bout de chemin ensemble sans vraiment se rejoindre, comment ils se sépareront, s'aimeront, se détesteront à nouveau… Et comment Arturo Bandini deviendra un écrivain. Ne vous privez pas de ce plaisir : les mots lui coulent des doigts, il empile les pages, rivé devant, il ne peut plus se défaire de sa machine à écrire – le tremblement de terre de Long Beach, c'est comme si vous y étiez.

Demande à la poussière, c'est la tristesse le disputant à l'humour, l'intelligence entamant un bras de fer avec le talent, la poésie provoquant le réalisme en duel, chaque page comme un coup de poing au ventre ; la symphonie d'êtres perdus qui se cherchent et se fuient pour mieux se retrouver et se perdre à jamais ; un chef d'œuvre dont on voit la marque des coutures, les hésitations, les fausses pistes ; et cette vie, cette vie plus forte que tout qui finit par tout emporter sur son passage.

Dans la préface de l'édition française (sortie en 1986 chez Christian Bourgois éditeur, cette fois vous n'avez plus d'excuses), Charles Bukowski évoque en un texte court et plein d'humilité tout ce qu'il doit à John Fante. Tu m'étonnes. Hank Chinaski, c'est le petit frère d'Arturo Bandini ; un petit frère qui aurait abusé de la bouteille. Un peu trop peut-être ?

Je me souviens exactement du jour, que dis-je ? de l'heure exacte où j'ai découvert ce livre. D’ailleurs, tous ceux qui ont lu Demande à la poussière se souviennent exactement des circonstances par lesquelles ce bonheur leur est arrivé. Pour ma part, c'était chez Thierry ; dans cet appartement aux plafonds démesurément hauts dans lequel il vivait à l'époque où il a rencontré ma sœur.

Avec sa coupe de cheveux à hurler, qui surmontait une carrure de gringalet plus blanc qu'un linge, je l'ai tout de suite bien aimé, ce nouveau fiancé. Il était drôle, très drôle, d'un humour pince sans rire qui laissait s'avancer les sots et les prétentieux pour mieux les moucher d'une réplique ; et surtout je n'avais jamais vu ma Béatrice aussi entichée d'un gars comme ça avant lui. Il faut dire que dans la famille, les trois sœurs ont toujours été très difficiles (allez savoir, c'est peut-être ce qu'on nomme un trait ?).

C'était un soir de Carnaval tout ce qu'il y a de plus normal, la bande et le rigodon, la tournée des chapelles, les cafés encore ouverts au matin ; le jour commençait à poindre quand on est arrivés chez lui. Pour hésitante et avinée qu'elle devait être, je me souviens que la conversation était vive, et qu'entre deux chansons quelqu'un passait de la musique. On a dévié sur la Littérature, à cette époque tous les rêves nous étaient permis, à cette époque je vous jure que si les blogs avaient existé, le web n'aurait pas été assez grand pour qu'on vide nos tiroirs dedans.

A un moment, je me souviens avoir sorti toute fière de moi mon exemplaire chiffonné de 37°2. Alors, sous le regard brûlant de la frangine Thierry m'a conduit d'un pas lent jusqu'à sa chambre, a écarté le rideau mauve qui masquait un recoin de la pièce, et m'a montré les étagères de sa bibliothèque. Le Fante était là, à côté d'autres livres que j'allais lire plus tard, tout écorné et sale mais en un seul morceau.


Ouais, vous pensez si je m'en souviens. Je me souviens même que pour masquer l'odeur d'humidité, des bâtons d'encens fumaient dans la chambre ; cette même chambre où je devais retrouver le corps de ma sœur deux ans plus tard.




(photos X)

10.2.05

Va va voum.

Alors, le saviez-vous ? Lancée au printemps 1991, la Citroën ZX a permis à la marque aux chevrons de disposer enfin d'une gamme quasi complète, en insérant le confort de suspension de sa petite dernière quelque part entre l'AX et la BX. D'un design somme toute assez timide, ses prestations dynamiques allaient vite se révéler étonnantes : dépourvue d'hydropneumatique, la ZX se distinguait par un train arrière doté de cales en caoutchouc, qui lui assurait un braquage en courbe s'accordant particulièrement bien avec un train avant plutôt incisif. Une tenue de route renforcée par l'essieu auto-directionnel arrière, que le modèle est alors seul à posséder, et qui permettra à la voiture de remporter le Paris-Dakar en 1991 et le Paris-Pékin l'année suivante. Pas mal, non ?

Hélas ! La partie mécanique se montrera moins enthousiasmante que la partie châssis. Dans ses finitions Reflex et Avantage, la ZX est en effet dotée d'une cylindrée de 1400 cm3 (75 ch) agréable à conduire mais malheureusement incompatible avec la direction assistée – une anomalie qui sera corrigée avec l'Aura (1600 cm3, 89 ch). Cependant, ce puissant moteur sera jugé décevant par les puristes, et il faudra attendre la sortie de l'émoustillante Volcane (1900 cm3, 130 ch) pour vaincre les réticences des aficionados de la marque. Suivront alors la version diesel (1.9D, 71 ch) longtemps considérée comme la référence du genre, puis turbo diesel (1800 cm3, 92 ch) en 1992.

En ahanant tel un lutteur de foire, Thierry s'est relevé.
– Vas-y, maintenant ! Démarre !
Le moteur a toussoté, toussoté, et puis… Rien.
– Tu t'y connais vachement en voitures, m'a fait remarquer Sylvie.
– Crois pas ça, surtout ! j'ai répondu. Quand j'étais aide-comptable, dans mon petit garage, je m'ennuyais tellement que j'apprenais par cœur les revues techniques !
– Plus je te connais, elle m'a avoué, moins je comprends comment tu t'es retrouvée là-bas !
– Les hasards de la vie, j'ai éludé. Rien de folichon. Bon Thierry, ça donne quoi ? On va pouvoir y aller ou non ?
– Tout doux, a rouspété l'autre. On n'est pas aux pièces !

Alors disons, c'est une histoire banale à pleurer : voilà, il s'appelait Thomas (comme le saint du même nom), il était beau comme Mel Gibson dans L'Année de tous les dangers (son meilleur film à mes yeux), il savait tout faire de ses mains (que voulez-vous moi j'aime les manuels), il avait vingt-deux ans (moi aussi), on était jeunes et beaux, la vie nous souriait comme un portrait de Denise Fabre et on s'aimait. Boudiou, qu'est-ce qu'on était cons !

On s'est connus à la fac, davantage sur les pelouses je dois dire que dans les amphithéâtres, à peu près vers le moment où lui et moi avons renoncé à arracher à l'Université Française autre chose qu'un certificat de présence ; quand on a réalisé la vanité de notre persévérance il a pris ses cliques et ses claques – il se trouve que j'en faisais partie. Je me suis laissée emmener sans rien dire.

Oh, on n'est pas allés bien loin, de L. à D. comptez à peu près trois quarts d'heure de route, on est passés de sa chambre à la Cité U au studio situé juste au dessus du garage de son père ; là on a vécu d'amour et d'eau fraîche pendant, je dirais, quinze jours à tout casser, et on s'est vite retrouvés à tirer la langue ; ni une ni deux, il s'est fait embaucher comme mécanicien chez papa. Comment il s'est fâché avec son paternel, je ne peux pas vous dire ; comment il s'est fâché avec moi dans la foulée, là je préfère NE PAS vous dire.

Disons que, tant qu'on faisait du camping dans sa chambre, chacun ses affaires dans des sacs de voyage pas défaits, c'était parfait ; ce qu'en définitive on a pas supporté lui et moi, et qui a fait que la situation a vite dégénéré (disputes, crises de larmes), c'est le fait de devoir nous installer dans ce petit appartement. Sans doute étions-nous plus à l'aise dans l'instabilité que dans le confort ?

Après, comme il était hors de question que je retourne chez mes parents et que les siens m'avaient pris sous leur aile, j'ai d'abord fait des ménages, chez eux et leurs voisins, et j'allais à l'ANPE tous les jours ; j'ai même joué de l'accordéon dans les rues – ouais, vous l'auriez pas reconnue, l'Anitta de ces temps-là. Et puis un jour, son père m'a conduite dans le bureau derrière l'atelier, et c'est comme ça que, sous l'égide de la patronne, j'ai entrepris de déchiffrer les arcanes de la comptabilité analytique.

Bon je vous l'ai dit, il n'y avait pas vraiment de boulot, aujourd'hui on appellerait ça un emploi fictif ; n'empêche, avec mon studio et un peu d'argent, les fêtes du Carnaval n'ont jamais été aussi belles qu'en ce temps-là. De temps en temps mes sœurs passaient me voir, on buvait des bières, on fumait des cigarettes, c'était pas mal. Lorsque ma sœur cadette m'a présenté Thierry, j'ai tout de suite sympathisé avec lui. En plus, il lisait de ces livres !
– La batterie est morte, il a dit.
– Zut, a fait Sylvie. Je crois que c'est râpé pour le café des orgues !

A bord de la ZX, l'équipement n'a rien d'excessif : sur certaines versions, on installa même une banquette coulissante dont l'attrait principal était d'augmenter la capacité d'un coffre jugé trop petit dans sa conception d'origine. Mais la gamme ZX n'en restera pas là. Comme de coutume avec la marque, les appellations changeront souvent, d'autres moteurs venant progressivement compléter la gamme, comme ce modeste 1100 cm3 (60 ch) et ce sympathique 1800 cm3 (103 ch). Lancée en cinq portes, la ZX se déclinera en trois portes un an plus tard, variante qui s'accompagnera d'une version 16 soupapes (2 litres, 155 ch) manquant singulièrement de pêche ; la ZX 16V ne deviendra une voiture vraiment attachante qu'avec son évolution 167 ch (1996). Cette version ne rencontrera toutefois pas un grand succès commercial et la ZX devra la plus grande part de sa réussite à sa version break, lancée fin 93.

Sylvie m'a fait un petit clin d'oeil.
– Et ce Thomas, tu l'as jamais revu ?
– Jamais. Je sais seulement qu'il est propriétaire d'un grand garage en Allemagne, où il est représentant exclusif de Citroën pour sa région. La seule fois où j'ai eu de ses nouvelles, c'est quand, pour la deuxième fois, on a décidé de se marier Franck et moi : juste après la noce, j'ai reçu un petit colis par la Poste. Dedans, il n'y avait pas un mot, mais toute la documentation technique sur la ZX ! Peut-être qu'il voulait que je lui en commande une…
Les yeux de ma copine se sont mis à briller.
– Mais si tu le connais... Tu crois qu'il me la reprendrait, celle-là ?
– Rêve pas ma fille, j'ai dit. Bichonne plutôt ton mécano !

Et là, me croirez-vous si je vous dis qu'elle s'est mise à rougir ?




(photos X)

9.2.05

Consultation à domicile.

Je ne sais pas si on fait ça dans tout le Nord ou si c'est propre à la Flandre, je crois savoir que ça ne se passe pas tout à fait comme ça en Artois, je ne sais pas si mes cousins Belges en font de même, et j'ignore si chez vous c'est pareil ; toujours est-il, chez moi on s'offre des gaufres pour Nouvel An. C'est donc sous les chauds auspices de la tradition qu'était placé cet après-midi-là.

Pour l'occasion, Sylvie avait confectionné les meilleures gaufres à la cassonnade et au rhum de la Côte d'Opale, Maryvonne et Alain, ses voisins, avaient apporté des idées de costumes pour lesquels j'étais déjà prête à craquer (leur suggestion pour le défilé de M. était réellement géniale), Franck n'avait pas attendu que le café refroidisse pour entamer une discussion sérieuse, disons, sur les divergences syndicales qu'il avait avec Alain, Thierry, arrivé à la bourre, s'était assis de façon quasi naturelle à côté de Sylvie, et nous riions toutes les deux de bon cœur à ses exploits de la nuit, tandis qu'Audrey et Jérémie, à l'étage, se chamaillaient gentiment avec Louloute – quand tout à coup, Alain s'est tourné vers moi.
– Au fait, il a demandé. Maryvonne m'a expliqué, mais… C'est venu comment ta maladie, exactement ?

A voir la tête qu'ils ont tous fait autour de la table, j'ai compris que je ne m'en sortirais pas par une pirouette cette fois-ci ; que je ne pouvais décemment pas aller chercher l'aspirateur, par exemple, pour passer vite fait un petit coup sous la table, ou filer à l'étage retrouver Jérémie et lui mettre une raclée à Gran Turismo ; bref, qu'il allait s'agir d'être sérieuse cinq minutes – tout en parlant de moi de surcroît. Autrement dit : l'horreur.

– Eh bien… ai-je bégayé. Pour moi, tout est devenu plus clair, si je puis dire, le jour où mon supérieur hiérarchique s'est mis à vouloir faire du zèle et presser un peu trop ses employés.
– Mais c'est punissable par la loi, ça ! s'est exclamé Maryvonne. Je comprends pas que… Avec ton mari qui…
– Attends. Je n'ai pas été victime de ce type ! Crois-moi, quand il a commencé ses petites manœuvres on l'a vite rembarré, avec les collègues ! A la fin, c'est lui qui a craqué. C'était lui la victime ! Et pas de nous, hein ?!? En trois semaines il s'est retrouvé sur le flan. Il est parti avant moi ! Pas en dépression, non. Il a été promu – c'est comme ça qu'on dit, chez nous. Bien sûr, il a été remplacé. Par un jeune (j'ai rien contre les jeunes) qui s'est vu assigner les mêmes objectifs que son prédecesseur. C'est là où j'ai lâché prise. Le jour où j'ai pris conscience que la machine était en marche…
Matrix, a murmuré Thierry.
Métropolis, a chuchoté Sylvie en même temps.
– Les plus à plaindre, j'ai enchaîné, ce sont les cadres, chez nous. Je sais que ça peut faire drôle d'entendre ça de ma part, et croyez bien que je n'irai jamais dire ça en public, mais c'est vraiment eux les plus pressurés du système…
– Eh ben nous à la Ville, c'est pas du tout ça ! a confié Alain.
– Ne dis pas ça, j'ai repris. Ce débat dépasse largement le cadre de telle ou telle entreprise. Aujourd'hui, on vit dans un monde où sous couvert d'employabilité, on a fait de chacun de nous la pièce d'un puzzle géant, en nous apprenant d'abord à nous dresser les uns contre les autres ! Les chômeurs contre les travailleurs, les salariés du privé contre les fonctionnaires... Mais ce combat n'est pas celui d'un groupe contre un autre : c'est une lutte universelle.
– Ouahou ! Je savais pas que t'étais communiste ! a pouffé Sylvie.

– Même pas, j'ai dit. Marx a parlé du travail, mais tous ceux qui se sont inspirés de lui, partis politiques et syndicats, ont parlé des conditions du travail. Evidemment à l'époque c'était nécessaire, c'est pas aux mineurs que je vais dire le contraire ! C'est toujours nécessaire, d'ailleurs. Mais j'attends encore qu'on parle du travail comme d'une activité humaine, et qu'on évoque l'émancipation qu'il peut favoriser plutôt que l'aliénation qu'il inflige ! C'est là où les arguments sur les 35 heures, à gauche comme à droite, m'énervent. Là encore, on parle des conditions du travail et non de la place du travail dans une vie !
– Oui, mais… a tenté Alain. C'est pas un peu des principes de nantis, ça quand même ?
– Peut-être, j'ai soufflé. Moi je prétends simplement qu'il y a suffisamment de richesses en ce monde pour fournir l'eau potable, une bonne éducation et les moyens efficaces de se soigner à toute la population mondiale. Aujourd'hui, l'humanité n'a plus à se battre pour survivre !
En face de moi, Maryvonne et Alain étaient dubitatifs.
– Je sais. Il faut encore trouver les vaccins contre le sida, le cancer, lutter contre l'obscurantisme, la guerre… Et deux ou trois autres saletés du même style ! N'empêche qu'aujourd'hui, le défi c'est les moyens d'énergie du futur, pour le développement durable de la planète. Et qu'est-ce qu'on fait, ici ? On privatise EDF-GDF. Pour moi, ça ne veut dire qu'une chose : ces futurs moyens d'énergie, plus propres, plus écologiques, serviront d'abord à enrichir les plus riches. Et tu penses que quand je dis ça je prêche seulement pour ma paroisse ?

– Il y a autre chose que je voulais dire, j'ai ajouté. C'est trop facile de tirer sur l'administration, de se plaindre des files d'attente, de l'incompétence ou de la mauvaise humeur d'un guichetier ou d'une opératrice. Quand on dit ça, on croit avoir tout dit, mais j'aimerais bien savoir, à la fin : qui est chargé de faire tourner la boutique ? Qui est responsable ? Qui supprime les postes, rogne les budgets, ampute les projets ? Attention, je ne fais pas de populisme. Je ne dénonce pas les élites, les commis de l'Etat ou les élus ! Je dis juste que le contrôle démocratique sur les décisions engageant l'avenir de la nation doit être plus ferme, plus fréquent aussi. Inscrit dans la Constitution !
– Ça, c'est les arguments des altermondialistes, a pointé Alain.
– Et de certains gauchistes ! a remarqué Thierry.
– Ce que t'es en train de dire, si je comprends, a résumé Sylvie, c'est que notre système démocratique est mauvais ?
– Pas mauvais, j'ai répondu. Mais manquant d'entretien, ça oui !
– On a trouvé la nouvelle Louise Michel ! s'est moqué Alain.
– Ouais, j'ai rigolé. Y-a pas de quoi se rendre malade, hein ?!?
– Mais c'est quand même pas ça qui t'a mis KO, non ? a questionné Maryvonne. Excuse-moi, mais… Y-avait pas autre chose ?
Là, j'ai tenté de me composer un visage impassible. Limite dur.
– Tu veux parler du suicide de ma sœur ? De la mort de mes parents, et de tout ce qui m'est tombé dessus depuis ?
Mes yeux se sont embués.
– Evidemment qu'il y avait autre chose… Des trucs plus anciens aussi, que je croyais avoir enterrés une fois pour toutes. Là je dois dire, tout est remonté d'un coup ! Vlan ! Tu connais Alien, le film ? Imagine une boule dans le ventre qui te grignoterait de l'intérieur. En moins gluant, hein ? Ce qu'il faut savoir, c'est que ces fichus comprimés mettent trois semaines avant d'agir ! Après, avec tout ce qu'on m'a donné, j'avais l'impression de vivre dans du coton. Au ralenti. Moi qui ne peut pas vivre sans mon petit Libé du matin, aller l'acheter était au dessus de mes forces !

– Mais aujourd'hui… Ça va mieux, non ? s'est enquis Alain.
– Oui. Disons que j'ai pris conscience qu'il fallait reconstruire les choses, et surtout que cela allait nécessiter du temps. Patiemment, brique par brique. Y-a pourtant des jours où je serais prête à retourner bosser ! Mais ça ne serait pas prudent. Ma psy dit que je dois retrouver une bonne image de moi – ce qui me fait bien rire, parce qu'on m'a toujours trouvée très photogénique. Une bonne image de moi ? J'en ai plein mes albums-photos, je lui ai fait !
– Et aujourd'hui, comment tu te soignes ?
– Je remplis des petites cases, j'ai dit. Je mets des petits mots sur des petits papiers. Et je me les envoie, comme des bouteilles à la mer. Je finirai bien par en trouver une, non ?




(tableaux Jack Vettriano)

7.2.05

Lux Fiat.

Répondez-moi franchement, s'il vous plaît. La vérité vous est-elle déjà tombée dessus comme une caisse de briques s'échappant d'un échaffaudage ? Alors que vous étiez dans le noir complet, vous est-il jamais arrivé de voir apparaître subitement la lumière, comme les feux d'un navire s'allumant sur un quai désert ?

Je me permets de vous demander ça, parce que ce matin-là, lorsque Louloute a déboulé en trombe au milieu du salon, un grand éclair blanc s'est produit dans ma pauvre tête, reliant entre eux la paire de neurones fatigués qui me tient lieu de cerveau ; et j'ai alors réalisé avec effroi que j'avais beaucoup trop délaissé mon rôle de mère ces derniers mois.

En ce sens, le silence teinté de mépris que Louloute adressait à chacune de mes timides tentatives d'engager la conversation était plus parlant qu'un discours : ce faisant, elle me renvoyait ma démission à la figure. N'empêche, était-il trop tard pour essayer de renouer quelques fils ?

Comprenez-moi bien. Louloute est notre fille unique, et je crois pouvoir affirmer ici qu'elle n'a jamais manqué de rien ; après quelques-uns de ces épisodes dramatiques qui jalonnent l'histoire d'une vie, toute l'affection de la famille (du côté de son père) s'est reportée sur elle – au risque, peut-être, de faire de notre petite cocotte adorée une enfant gâtée – peut-être. Pour n'en rester qu'à cet exemple, si nous ne partions plus guère en vacances depuis que l'idée d'acheter la maison était dans l'air, elle n'eut jamais à en subir les conséquences – mais toujours l'embarras du choix entre Amsterdam, Londres ou Bruxelles.

Et donc ce matin-là, notre petite cocotte adorée est entrée comme une balle dans le salon.
– MERDE ! QUI C'EST QU'A ENLEVÉ MON DISQUE ? elle a crié.

Quand elle s'est aperçu que j'étais seule dans la pièce et que j'avais encore la pochette du disque dans la main, elle est restée interdite une seconde : puis elle a baissé les yeux, a grommelé un indistinct juron et fait demi-tour. En temps normal, j'aurais rebranché l'aspi ou continué mes poussières ; cette fois, j'ai jugé que le moment était venu de crever l'abcès – d'essayer, tout du moins.
– Attends, Louloute, j'ai fait.
Escaladant à sa suite les escaliers quatre à quatre, je l'ai rattrapée devant la porte de sa chambre.
– Ecoute, j'ai dit, un peu essoufflée. Evanescence c'est bien, mais à force de l'écouter en boucle j'en avais un peu…
– Oui ben y-en a marre de cette maison ! elle a répliqué d'un ton sans appel. Moi je suis là que le week-end, et j'ai même pas le droit de me servir de la chaîne !
Etait-ce mon jour de chance ? J'avais droit à de VRAIES phrases.
– Là, je trouve que t'exagères, j'ai soupiré. Pourquoi tu te sers pas du petit poste en haut ?
– Il marche plus ! Jérémy l'a fait tomber l'autre soir !
– Mais… Tu l'as dit à ton père ? On peut peut-être le réparer !
– Ouais, c'est ça ! elle a répliqué en entrant dans sa chambre.
Et elle m'a refermé la porte au nez.

Là, il faut que je vous explique que sa chambre, c'est le sanctuaire absolu, le vase clos dans lequel nous n'avons le droit de pénétrer qu'en cas d'alerte nucléaire ; loin de me décourager, je suis restée devant la porte et… j'ai frappé.
Oui, vous avez bien lu. J'ai frappé.
– Ouvre ça tout de suite, j'ai dit d'une voix ferme.
En bas dans la cuisine, suivant les hostilités sans en avoir l'air, Franck avait légèrement baissé le son de la radio.

Les spécialistes de l'éducation datent du début des années 70 le déclin de l'autorité parentale, certains grands esprits voyant dans ce déclin la conséquence étroite de Mai 68. Bon, moi je veux bien, mais ont-ils assez souligné que cette autorité a, dans certains cas, parfois laissé la place à un respect mutuel ? Si se retrouver à la porte de la chambre de ma fille constituait pour l'indécrottable gauchiste que je suis le prix de cette évolution, oh combien ce prix m'apparaissait doux et dérisoire !
– Tu m'entends Louloute ? Ouvre-moi s'il te plaît !
La porte s'est ouverte.
Je suis entrée.


Elle avait sorti sa valise de sous le lit.
– Qu'est-ce que tu fais ? j'ai demandé.
– Ben ça se voit, non ? elle a dit sur le ton de la colère. Puisque je ne suis pas chez moi ici, je m’en vais !
– Bonne idée, j'ai dit du tac au tac. Et n'oublie pas le pull que t'as laissé dans l'entrée, surtout. Tiens, tu sais pas ? C'est moi qui vais t'emmener à la gare. Bouge pas, je vais démarrer la voiture !
– Non, je prends pas le train, elle a dit. Papa va m'emmener.
– Ah désolée, j'ai répondu. Là, il est midi, les moules sont prêtes et ton père est en train de s'occuper des frites. Ça m'étonnerait qu'il ait le temps de t'emmener, tu vois ? En plus, Sylvie et Maryvonne viennent boire le café, et Sylvie a dit qu'elle amènerait les gaufres de Nouvel An. Alors, ton voyage à L. avec papa, ça m'étonnerait qu'il puisse se faire avant ce soir… Comme prévu !
– Pfff ! C'est toujours pareil, ici ! elle a fait.
Ce sale caractère, c'est tout à fait son père. Enfin, avant que je le rencontre, évidemment.
– Mais enfin Louloute qu'est-ce qu'il y a, à la fin ? Ça ne se passe pas bien pour toi, à l'école ?
– A la fac, maman. Combien de fois il faudra que je te le dise ? Je suis à la fac !
– Oui, bon, pardon, excuse-moi !
En voyant ses cahiers de classe – pardon : de cours – griffonnés de petites maximes et strophes de poèmes, j'ai eu une idée.
– Tiens, pourquoi tu créerais pas un blog ? C'est sympa un blog ! On peut mettre des photos, des textes de chansons...
– Ouais ça va, chais c'que c'est ! Julien il a un Skyblog !
– Ben alors ? Pourquoi t'en fais pas un ?
– C'est ça ! Pour que tu viennes voir ce que j'écris !
– Mais non, tu te trompes ! D'abord, t'es pas obligée de me donner l'adresse !
C'est drôle, mais en même temps que je prononçais ces mots, je me demandais ce qu'une recherche avec les mots Blog, Gothique et Evanescence pourrait donner sur Google.
– T'façon, ici j'pourrai même pas me servir de l'ordinateur !
Elle n'avait pas tout à fait tort, mais fallait pas pousser.
– Mais pourquoi tu ramènes pas ton portable à la maison ? Avec une rallonge, tu pourrais te connecter depuis ta chambre !
– Oh ben hé ! Tu crois quand même pas que je vais le ramener ici toutes les semaines, non ? C'est naze, ton idée !
Allais-je être poursuivie longtemps par ce mot ?
– Non, ce n'est pas naze, lui dis-je. Allez. Si tu veux, c'est moi qui t'emmène à L., et on fait ça demain matin – comme ça tu peux dormir ici ce soir. D'accord ? Bon, viens maintenant, on va prendre l'apéritif, tous les trois. C'est dimanche ! Qu'est-ce que tu dirais d'une petite chuche mourette ?
– J'aime pas l'alcool, elle a répondu.
– Eh ben ! Tu prendras une grenadine, alors…

Dans le fond, ce qui nous manque, à ma fille et à moi, c'est juste un peu de complicité.
– Ecoute, j'ai fait, en redescendant l'escalier avec elle. Moi aussi j'ai fait mes études à L. Et je sais bien que là-bas ils nous prennent parfois pour des incultes, incapables de faire une phrase sans prendre l'accent flamand et dire des trucs comme wiche, têt'che ou koukelour…!
Elle a pris un air indigné.
– Oh maman !
– Ben quoi ? C'est drôle, non ? Et encore, moi je les connais pas tous ! Le flamand, le chti, moi je les parle que sous la torture, mais cela dit, ça fait quand même partie de notre culture ! Faudra demander à Thierry de nous faire un cours, un de ces jours…
Elle s'était calmée. J'en ai profité pour lui parler de mon projet.
– Voyons. Ta tante Christine revient la semaine prochaine. Elle a dit qu'elle venait quelques jours, et telle que je la connais, ça veut dire qu'elle va rester deux ou trois semaines, avec Eric. Au moins jusqu'à la Bande de M. ! Bon, disons que… A la fin du mois ou au début du prochain je vais passer quelques jours à VA. D'accord ?
Elle m'a regardée d'un drôle d'air.
– Quoi, j'ai dit. Y-a toujours le grand lit, dans la chambre du fond ?
– Y-a plus que le matelas, elle a bougonné.
– Eh ben tant pis, j'ai fait en me massant le dos. Vive l'aventure !




(tableaux Fernando Botero)