12.11.05

Racines.

De toute évidence, Louis D. était un homme dur au mal.

Je vous dis ça avec les précautions d'usage : après tout, s'il y a bien une chose qui soit certaine le concernant, c'est que je ne l'ai connu ni de près ni de loin. Mais puisque c'est à moi que revient la lourde responsabilité de vous ouvrir un instant les archives familiales, passons sur ce détail, voulez-vous ?

De ce qu'on m'a rapporté à son sujet, et ses petits-enfants ne furent pas les moins diserts, ou ce que j'ai pu reconstituer en pillant sans vergogne les timides recherches généalogiques entreprises par mon cousin Jo, qui laissent malheureusement apparaître quelques trous dans notre mémoire familiale, j'aime à l'imaginer, trônant tel un patriarche respecté devant ses petits-enfants ; dévissant son couteau à l'heure du repas, et l'essuyant minutieusement avant de découper le pain selon un rituel bien établi, ce genre.

Mais quoi qu'il en soit, tous les avis convergent : dans une lignée d'hommes fiers ne rechignant pas à la tâche, Louis ne déparait pas du tableau. Né en 1864 dans un village de la Somme, il demeura jusqu'à sa mort, en 1949, une véritable force de la nature. Paysan comme son père (et sans doute son grand-père), il aurait pu se contenter de creuser un sillon fertile dans les plaines de Picardie ; mais, selon la formule usée et remâchée qu'on emploie en de telles occasions, son destin allait en décider autrement.

Car pour une de ces ascensions sociales dont la république d'alors n'était pas avare, Louis avait toutes les qualités requises : n'avait-il pas obtenu haut la main son certificat d'études ? Ne pouvait-il pas, dès lors, devenir à son tour un de ces hussards comme celui qui le repéra, quitter la campagne pour aller étudier à la ville, que sais-je encore ? Mais saisi, par on ne sait quel atavisme, de la fièvre du commerce, il choisit, dans un premier temps, de faire prospérer la ferme paternelle ; après quelques années de labeur et d'économies patiemment déposées au Crédit Agricole, il fit l'acquisition, au tout début du vingtième siècle, d'une petite épicerie.

Là, derrière le comptoir où sa femme tenait la caisse, il écoulait les produits naturels résultant des activités de sa ferme, et très vite, de celle des fermes voisines. Chez mon arrière-grand-père, nul intermédiaire ne s'interposa jamais entre lui et ses clients ; dans sa petite épicerie, c'était direct du producteur au consommateur.

J'aurais aimé vous parler plus longuement de sa femme – Alberte. Une excellente cuisinière, à ce qu'on dit, dont un sort cruel voulut que l'Histoire retienne seulement qu'elle succomba vers 1905, en mettant au monde le second enfant qu'elle eût avec Louis, une fille prénommée Jacqueline, qui ne survécut pas à la mort de sa mère…

Aussi doué pour les affaires que son père, Charles, leur fils unique, poursuivit l'œuvre de son père, aidé en cela par sa femme Janine, fille d'agriculteurs elle aussi ; agrandissant l'épicerie, développant de nouveaux rayons (boucherie, produits frais) et renonçant peu à peu à son métier d'agriculteur ; ayant acheté une camionnette, il effectuait, chaque matin, des tournées commerçantes vivement attendues dans les hameaux du canton.

La Seconde Guerre mondiale n’émoussa pas la volonté de ce digne fils de son père : sa camionnette réquisitionnée, puis détruite, il fit ses tournées sur une charrette tractée par un cheval tellement vieux qu'on le jugeait indigne de l'abattoir (du bout des lèvres, on murmure aussi qu'il profitait de ses déplacements pour dépanner quelques clandestins en délicatesse avec le STO, voire quelques résistants, mais ce fait ne put jamais être vérifié. De même, soyons honnête, que les soupçons qu'on porta sur un enrichissement jugé suspect en ces temps de marché noir ne furent jamais prouvés).

Mais au moins l'épicerie lui permit-elle de nourrir ses trois enfants correctement, surtout la dernière, née au cœur de cette horreur ! Charles était un épicurien, pour qui les plaisirs de la bonne chère faisaient partie du savoir-vivre. De ce point de vue, il n'aurait pu mieux tomber avec Janine, dont la réputation de cordon bleu courait au-delà des limites du village ; alliée à un charmant sourire qui ne contribua pas peu à l'accroissement de leur clientèle.

Je n'ai connu mon grand-père que vers la fin de sa vie, alors qu'il était déjà très malade ; si malade qu'il restait assis sur son fauteuil, à grelotter de froid lors de nos repas dominicaux. J'imagine qu'on pourrait penser qu'il y avait quelque indécence à ingurgiter ainsi devant son hôte une telle quantité de provisions alors qu'il en était incapable, mais si par hasard vous chipotiez le bout de gras, vous étiez sévèrement rappelé à l'ordre par la maîtresse de maison !

Un dimanche sur deux, la famille au grand complet se réunissait, dans l'ancienne étable transformée en grand salon. On regardait la télé (celle-là même qui fut longtemps recouverte d'un voile auquel Fouky, ce chien de triste mémoire, était très attaché). On goûtait. On prenait l'apéritif, dont nous les enfants profitions aussi, moins pour l'alcool que pour les plateaux de charcuterie qui servaient d'amuse-gueules. Puis on passait à table.

Gavés de brioche, jus d'orange, saucisson et pâté en croûte tout l'après-midi par Mamie Janine, les plus jeunes dont j'étais se contentaient alors bien souvent d'une tranche de jambon. Mais les adultes alors ! Si le mot ripailles a aujourd'hui un sens, c'est dans ces repas dominicaux, incontestablement, qu'il l'a trouvé ! Et ces discussions sans fin qui parcouraient la table, ces éclats de rire et ces engueulades aussi ! En sus de la famille, le commis s'installait avec nous, parfois un voisin et sa femme ; au final, il n'était pas rare que plus d'une vingtaine de personnes se retrouvent autour de la table dont on dépliait alors les rallonges.

C'est que, de l'union de Charles et Janine, étaient nés trois beaux enfants (qui eux-mêmes donnèrent vie à une ribambelle de petits-enfants) : Robert, l'aîné, qui reprit l'épicerie familiale, ne laissant à personne le soin d'assurer les tournées matinales, avant de léguer la supérette à son fils Joël et ses investissements dans la pierre – de beaux appartements dans la capitale – à sa fille Jacqueline (ma cousine de Paris).

Puis Jean, dit Junior, le cadet, qui passa ses diplômes de cuisinier et dirigea trente ans durant la cuisine d'un lycée près d'Amiens ; se maria à Pauline, ex-reine de beauté du village – quelque chose qui ne s'invente pas –, de qui il eût quatre enfants : mes cousins Eric, Anne-Marie, Charlotte et Julien, qui vivent aujourd'hui dans le sud de la France, entre Marseille et Menton.

Et Denise enfin, Denise la benjamine, la petite dernière, Denise la fierté de la famille, Denise l'intellectuelle comme la moquaient ses deux frères, Denise qui ne gagnerait pas sa vie d'un travail manuel, Denise la rebelle qui ne se laissait pas faire, et certainement pas par les garçons, Denise quoi, qui un matin de 1960 irait s'asseoir sur les bancs de l'école normale d'institutrices.

Maman.




(illustrations Jackson Pollock).

12 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger tirui a écrit...

ah ah on voit qu'elle a de qui tenir la petite anitta.
je comprends pourquoi ton blog ressemble à une épicerie à l'ancienne mode où on trouve vraiment de tout, y a à boire, à manger, à rire et à pleurer.

13/11/05 6:12 PM  
Blogger Ally a écrit...

Hum du pâté en croûte à goûter ? Beurk !!! ;o)

13/11/05 8:41 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Connaissance de nos racines et respect.

A partir de là, cela explique beaucoup sur la formidable personne que tu es.

PS: Peut-être fertiles les terres picardes mais bougrement humides. J'avais les pieds trempés en taillant mes rosiers ce we !

14/11/05 10:34 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est du solide cela Madame !
Beau récit.
J'ai hâte de connaître Denise la rebelle.

14/11/05 5:32 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'adore les récits d'histoires familiales... Merci pour celui-ci !

14/11/05 8:21 PM  
Blogger Teresa Projecto a écrit...

i'm sorry, but i don't speak french. just a few words, but not very well...this makes me extremlely disapointed, because it seems this blog has very interesting stuff to read, since you have pictures of jackson pollock and basquiat, artists that i worship. well, heres stays my little comment, that i can't develop because of my language lapse. sorry...

14/11/05 8:55 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Beau texte que j'ai lu avec plaisir. J'y retrouve aussi une ambiance de famille un peu disparue de nos jours… (mais pas toujours quand même)

Un texte comme celui-ci est fort parce qu'il décrit mais suscite aussi des souvenirs qui sont les notres.

15/11/05 6:38 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

des racines qui s'encrent profondément dans la terre… Important.
j'attendrai la suite :-)

15/11/05 11:22 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

gnnnn je viens de sortir de table et là j'ai de nouveau faim à te lire

15/11/05 1:54 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Autrefois on racontait les histoires (les "légendes" parfois) de la famille au coin du feu et cela se transmettait seulement des parents aux enfants puis aux petits-enfants.... Je trouve cela tellement joli qu'aujourd'hui cette mémoire perdure ici, s'envole aux quatre coins de la toile, et émeuve des tas de gens qui n'en auraient jamais eu connaissance autrement.

15/11/05 4:47 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Sweet Anitta,
rien à ajouter à tous ces pertinents commentaires que je viens de lire...
On se régale dans tes ambiances, comme toujours.
Et on attend la suite, comme toujours.

15/11/05 10:44 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Quelle histoire !
Elle ouvre l'appétit et donne envie de faire se sa famille une épicerie fine (à moins que ce ne soit l'inverse).
Miam !

16/11/05 7:28 PM  

<< Home