20.11.05

Les bolchéviques.

Dans ce flot d'images qui m'assaille, ne pas séparer le bon grain de l'ivraie. La dire elle, sans la trahir. Raconter les toutouilles comme les après-midis goûters, les engagements et les espoirs déçus, ses absences tardives comme les fugues de ses deux aînées ; entre crises de larmes et crises de rire, ses tentatives, aussi, obstinées et longtemps vaines, de recoller les morceaux.

Et démêler le fil – sans chercher à dompter ce torrent qui s'insinue par mes pores. Faire grâce des anecdotes blessées – qui jamais ne dessineront l'indicible. Ne pas ériger le château dans lequel elle n'a pas vécu, ne pas édifier de résistible statue à son effigie.

Commencer par ce remords qui me tenaille le cœur et l'empreint d'une culpabilité que rien, jamais, ne me fera expier : ma mère, ce n'est que dans les dernières années de sa vie que je l'ai découverte. Et aimée. Et ce n'est que quelques années après sa mort que je me suis mise à comprendre et respecter son parcours.

Alors, de grâce, ne vous méprenez pas. Ce soir, je ne suis pas la petite fille modèle entonnant la complainte de sa maman envolée – griffonnant ces lignes, je redeviens la gamine à la jupe plissée et l'esprit souvent mal luné qui, le soir après la classe, attendait sa mère dans la cour de l'école, après que ses copines soient parties.

De ses années d'études à l'école normale, j'ai peu de détails – ce d'autant que j'ignore totalement les circonvolutions auxquelles ses deux grossesses successives la contraignirent : avait-elle terminé son cycle l'année où son aînée poussa, un peu fort, ses premiers cris ? Dût-elle repousser sa première prise de poste ? Ce que je sais par contre, c'est qu'elle a noué, sur les bancs de son école, des liens indéfectibles avec sa collègue et camarade Odile Van den Houtt (dont la fille allait devenir ma meilleure amie). Qui, trente ans plus tard, m'aiderait à régler les dernières formalités…

Il faut ajouter que, d'un point de vue idéologique, Denise faisait un peu désordre dans la famille. Sans être poujadiste, le grand-père Charles était un aimable représentant de la droite conservatrice, et cette vision des choses avait quelque peu rejailli sur ses fils. Je vous passe les détails : le dimanche à l'épicerie, lors de nos après-midis récréatives, tout débat un tant soit peu sérieux était banni. Avant que les enfants ne s'échappent jouer comme une marmaille enjouée, on regardait tous ensemble l'Ecole des fans et le Muppet show, tandis que les échanges entre adultes étaient circonscrits aux plus extrêmes banalités. Ah, la mort du petit commerce, ma pauvre dame, combien de fois a-t-on pu ne pas en parler !

Cette règle ne connut qu'une seule exception. Ce jour de Noël 7., grand-mère Janine avait tant mis les petits plats dans les grands, et l'alcool, peut-être, tant chauffé les esprits, qu'une dispute éclata soudain à la table des adultes. Quel en fut le point de départ, je l'ignore ; occupées que nous étions à faire manger ces magnifiques poupées que nous avions découvertes parmi nos cadeaux, seule la fin ne nous échappa pas.

D'un coup, les insultes se mirent à tomber pis qu'à Gravelotte.
– Vous n'êtes que des bolchéviques ! cria mon oncle Robert.
– Ça vaut mieux que ta mentalité d'épicier ! répliqua mon père.
Je ne l'avais jamais vu parler aussi durement à quelqu'un. Et là, Béa et moi avons entendu cette phrase incroyable.
– Les filles, rendez vos cadeaux, a dit ma mère d'une voix marquée par la colère. Et mettez vos manteaux. On s'en va !

Nous n'en avons pas cru nos oreilles. Instinctivement, ma sœur a serré sa nouvelle poupée contre elle. Si on comptait qu'elle allait la restituer… Hé hé, ça pouvait castagner fort, chez les D. !
– Hum ! expectora le grand-père.
Et ce simple toussotement suffit à ramener le calme. Les adultes se resservirent un peu de champagne, mon oncle passa côté épicerie ranger des cartons, ma mère fila rejoindre grand-mère Janine à la cuisine, et l'incident se trouva instantanément clos.

Après cet épisode, nos joutes enfantines prirent une tonalité plus agressive, disons. Entre mon cousin Jo (Joël), d'un côté, sa sœur Ja (Jacqueline), Béatrice et moi de l'autre, ce ne fut pas la guerre des boutons, mais ça y ressembla diablement.

Faut dire qu'on disposait d'un terrain de jeu formidable.

Au second étage de l'imposant corps de ferme abritant l'épicerie, l'immense grenier dissimulait sous ses combles mille et un trésors. Dans un fatras extraordinaire, des armoires massives recelaient des toilettes (jupes, manteaux, robes, linge de corps) qui nous apparaissaient telles des reliques ; des vasques étaient emplies à ras bord d'une verroterie dont nous nous parions comme s'il se fut agi de véritables bijoux ; des bibelots désuets ayant encombré naguère la cheminée du salon trônaient à côté de photos sépias représentant d'illustres inconnus ; plus loin encore, instruments de musique, jouets dépareillés, appareils ménagers hors d'usage…

Le grenier de l'épicerie ? Une île au trésor, un magasin de jouets à lui tout seul. Nos cousins et nous pouvions y passer des heures – sauf qu'il était formellement interdit d'y jouer… vu que le plancher vermoulu laissait passer des kilos de poussière dans les chambres situées un étage plus bas. Las, ça n'en rendait que plus excitantes les ruses et manigances que nous déployions alors pour nous y retrouver – vous avez tous connu ça, je n'insiste pas.

Ce jour-là, quelques semaines après ce fâcheux incident, parvenu dans l'antre magique mon cousin Jo s'adressa aux trois filles.
– Je compte jusqu'à cinquante, il a prévenu.
– D'accord ! approuva Béatrice, toujours partante pour une partie de cache-cache. Nous, on est les voleurs !
– Non, fit-il ce jour-là. Vous, vous êtes les bolchéviques !
Visiblement, le terme l'avait marqué. L'idée de reproduire deux étages plus haut l'algarade de nos parents nous plut ; les trois filles furent tout de suite d'accord.
– Et toi tu es qui ? lui demandais-je.
– Raspoutine ! répondit-il.
Aujourd'hui, avec le recul, je me dis que son père avait sans doute dû lui donner des cours particuliers sur le sujet.
– Et tu es ma prisonnière ! me menaça-t-il de son épée de bois.
– Hé ! On n'a pas commencé ! véhémentai-je.
– M'en fiche, féroça-t-il.
– C'est pas juste ! offusqua ma cousine Ja. Tricheur !
Passant derrière lui, Béa lui baissa d'un geste preste le pantalon sur les genoux.
– OH NON ! hurla mon cousin.

Ce jour-là, on vit Raspoutine redescendre à toute vitesse les deux étages du grenier et s'en aller chouiner dans les jupes de sa mère, se plaignant de ce que ses cousines l'avaient maltraité.

Maltraité le cousin Jo, nous ? Pfff ! Ce jour-là, on a seulement fait prendre l'air à son kiki, et fallait-il nous en vouloir d'avoir éclaté de rire à la vue de celui-ci ?
– Il nous a traités de bolchéviques ! protesta Béatrice.

A l'énoncé des faits, ma mère ne put s'empêcher de sourire. Et mon père eût beau nous gronder sévère, c'est ce sourire, ce beau, ce franc sourire, qui me revient au souvenir de cette journée.

Ce jour-là, l'honneur de mes parents était sauf ; ce jour-là, les bolchéviques avaient gagné.

A plate couture, ha ha !




(tableaux Kazimir Malevitch).

19 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

merci à Jujuly..
ton blog est une belle découverte pour moi. Merci.

20/11/05 7:54 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Toujours aussi émouvants, tes souvenirs sont aussi les miens, les nôtres, par les couleurs, les sons et les odeurs de cette époque où nous étions petites ensemble, même si ce n'était pas au même endroit, même si ce n'était pas dans les mêmes conditions...

Et savoir ce que l'on sait maintenant leur donne encore plus de prix !

20/11/05 10:25 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Et vive les bolchévique (j'en profite, c'est peut-être la seule fois de ma vie où je pourrai crier ceci sans arrière pensées :-)

Mes parents à moi se sont fait traiter de maoïstes… Pour une sombre histoire de cantine…

20/11/05 10:26 PM  
Blogger Ally a écrit...

Haha trop naze le Jo/Raspoutine ! :-)

20/11/05 10:28 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

bravo... quel texte, totalement en dehors de mon univers, mais pourtant je le comprends très bien.

21/11/05 2:03 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'ai ri, que j'ai ri !

Enfin une victoire des bolchéviques qui fera unanimement sourire dans les livres d'histoire (ou d'histoires...).

:-)

21/11/05 9:34 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je me rappelle du dernier Noël fêté en famille chez mon parain.
Nous étions dans ce semblant de début d'adolescence.
Il y eu une dispute. Parce la nuit était bien entamée, que l'alcool des grands étaient effectivement une source de libération méningée.
Nous n'entendions pas grand chose de l'étage de cette grande maison.

Après ce Noël là, ce fut plus froid. Pourtant mes parents n'étaient pas mélés. Simplement, ce fut moins festif et je n'ai jamais revu cette jeune fille blonde que j'avais mis 5 ou 6 Noël à aimer. Je crois.
C'était la cadette des amis à mon parain, de ceux qu'on ne voyait plus.

Je me le suis dit l'année suivante. Elle me manquait.

C'est idiot les grands.

21/11/05 3:23 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'ai tremblé avec les petites à l'idée de devoir rendre les poupées, éternué dans la poussière du grenier, des colliers colorés autour du cou.... Quant à Raspoutine, il ne l'a pas volé. Vive les bolchéviques !

21/11/05 7:37 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Pas pu laisser un commentaire sur le précédent... j'ai donc compris que tu désactivais vite fait.
Mais je suis là, le nez dans ta mémoire.
Les yeux dans tes images...

21/11/05 9:33 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

cuddle and a kiss on the forehead...
hé bé... heureusement que je suis célibataire ;)...
(mais dis tu as changé de fiancé ??
c'est pas le même sur la photo ?)
bisou

21/11/05 9:41 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Cela c'était une belle castagne de cousins. Cela fait du bien. Et ce pauv JOJo qui va pleurer dans les jupes de sa mère !
C'était bien les greniers pour jouer, se cacher, vivre notre vie quoi.
Cela manque bien dans nos appartements riquiquis et formatés.

21/11/05 11:54 PM  
Blogger tirui a écrit...

ah oui j'ai lu aussi Hamon & Rotman, je me suis jamais remis d'avoir que 3 ans en mai 68, j'ai tout raté !
(et j'ai raté la révolution d'octobre aussi, je suis dégouté)

22/11/05 7:58 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Raspoutine aurait du porter des bretelles...
Je ne sais pas quelle impression nous laissera notre époque réaliste dans vingt ou trente ans. Probablement pas grand chose.

23/11/05 10:20 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bisous congelés

23/11/05 10:25 AM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

J'en profite, après tu désactives... ,)
Il neige ici, c'est beau.
Bisou en flocon alors.

23/11/05 11:55 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

chouette on peut encore mettre un comm' !!!

(je viens de réaliser un truc terrible : Tirui et moi on a le même âge)

moi c'était à la cave que je créais un monde !!!

23/11/05 1:04 PM  
Blogger tirui a écrit...

en quoi c'est terrible d'avoir le même âge que moi, mel'o'dye ?
mis à part que ça durera jusqu'à la mort d'un de nous deux ;-)

anitta je sais bien que je suis un tout petit peu plus jeune que toi, mais maintenant je pense que ça ne se voit plus du tout et que je me laisserais plus faire si tu essaies de me piquer mes billes.

23/11/05 5:54 PM  
Blogger Claire IWirth a écrit...

Non mais ??! ,)

25/11/05 2:30 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ben moi, je suis plus vieille que toi...un petit peu mais quand même.Et mai 68, je m'en souviens très bien, les bonnes soeurs nous faisaient réciter des prières sous la statue de la vierge pour ralentir les révolutionnaires!

25/11/05 9:29 PM  

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