24.5.05

Blog-Woman.

De notre envoyée spéciale Sheila Bates.

Au Maritime Hospital de Rose&Dahl, le mystère domine : quarante jours après, on ignore toujours l'identité de cette femme encore jeune et belle pas mal du tout qu'on a trouvée, errant désemparée, un soir d'avril dernier sur la plage. Les journaux la surnomment Blog-Woman. Vraie malade ou affabulatrice ?

Son portrait a fait le tour du monde. Elle a surgi une nuit d'avril, trempée jusqu'à l'os, déambulant sur la digue qui longe la plage de Mola, à côté du Salkur. Chaussures en cuir, jupe et tailleur noirs : une femme bien mise, en tenue de soirée. La patrouille de police l'a trouvée là, venue de nulle part. N'est pas parvenue à lui arracher un mot. Et a vite constaté qu'il fallait trouver une place d'accueil pour cette femme en grande souffrance mentale.

Les policiers confient alors celle qui n'est encore que "Mme X" à des experts : le personnel du Maritime Hospital, chargé de gérer les urgences. Là, pendant des jours, l'équipe soignante va chercher à comprendre d'où vient sa patiente au regard perdu, qui s'éloigne comme un animal blessé lorsqu'on l'approche, aux cheveux dont on ne sait s'ils sont châtains foncés ou noirs clairs, au teint pâle, aux yeux noisette et qui ne dit mot.

La jeune femme aurait 43 entre 35 et 40 ans, et elle est devenue la femme au blog le jour où l'infirmière qui s'en occupait a eu l'idée de lui glisser une feuille blanche de format A4 et un crayon. D'un trait habile, la femme a dessiné un ordinateur, puis un petit stylo.

Au début, le Dr Camp pensait que Mme X était une affabulatrice ; mais l'angoisse manifestée par la jeune femme l'a vite convaincu d'écarter cette idée. Elle a été menée dans le bureau du directeur, où se trouvait un ordinateur. Depuis le début de son séjour, elle ne cessait de regarder fixement ses interlocuteurs, comme pour s'en protéger ; devant l'ordinateur, elle les a tous oubliés. Le Dr Camp en a eu le "souffle coupé", mais il n'est pas un "grand spécialiste des blogs" ; quatre heures durant, Blog-Woman a posté des messages, jouant des touches "PUBLISH" ou "EDIT" comme une artiste de la toile.

Virtuose occasionnelle, ou blogueuse professionnelle ? Blogueuse polonaise clandestine, payée 110 euros par mois ? Il n'y a pas de certitude. La femme y a gagné sa fragile identité : Blog-Woman. "En vingt ans, je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi traumatisé", a expliqué le Docteur Camp, persuadé que sa patiente a traversé de longues épreuves.


Plus elle bloguait, plus elle recevait de commentaires ; de France et d'Angleterre, mais aussi d'Australie, de Suède, des Etats-Unis… Bientôt du monde entier. Un exemple ? Anne : "Chère BlogWoman, as-tu des enfants ? Est-ce qu'ils te ressemblent ?" Un autre ? Loïc : "Quoi, tu n'es pas sur Movable Type ? On fait une photo ensemble, et je t'offre une licence à vie !". Mry : "Avais-tu quelque chose dans la bouche quand on t'a trouvée ?" Jujuly : "Hé hé, Blog-Woman… Connais-tu des tours de magie ?" Maurice : "Dis-moi quel train tu as pris, et je te dirai d'où tu viens"… Un dernier ? Louloute : "Mais enfin Maman, Papa n'a JAMAIS dit qu'il voulait te le supprimer, ton blog ! Il a dit qu'il PLAISANTAIT !". Etc, etc.

L'hôpital a décidé de tout faire pour retrouver une trace de sa vie antérieure, et la hotline des personnes disparues a été mobilisée. Une semaine plus tard, près de 800 appels avaient été reçus. Avec leurs fausses pistes. Celle de la blogueuse niçoise, dont la mère a failli tomber de sa chaise quand un journaliste l'a appelée pour savoir si elle avait des nouvelles de sa fille. Celle d'une blogueuse suédoise, tout aussi vaine. L'histoire de Blog-Woman a fait le tour des journaux.

Sollicités, les psychiatres y sont allés de leurs commentaires sur les raisons pour lesquelles la mémoire d'un blog subsiste – quand celle des paroles peut s'évanouir. Sur la relation entre autisme, dépression et blog. Ou encore sur les peurs de ces blogueurs qui se retirent soudainement du web : pour nourrir les comparaisons et les fantasmes, le vivier est immense. Une à une, les fausses pistes ont emprunté les chemins de la Belgique, de l'Espagne, de l'Italie. La curiosité est internationale.

Les éléments, comme dit la police, sont maigres. Si elle avait pris le train, des passagers l'auraient remarquée. Pas de témoins, pas d'histoire, pas de fil à suivre sur son arrivée dans ce bout de terre, pas d'objets personnels, ni de papiers. Pas même d'étiquette à ses vêtements, qui donneraient une origine : elles ont été enlevées. C'est le détail le plus étrange, la marque d'une volonté humaine, la sienne, qui pourrait accréditer la thèse de l'affabulatrice. Ou serait au contraire, selon les psys, la preuve d'un comportement autiste. Il reste les chaussures. Mais elles n'apportent pas plus d'éléments: toute référence à Eram marque a été gommée.

La femme venue de nulle part a été transférée. Elle est désormais soignée à Church'O'Dunes, dans une villa en face de la mer, dotée de tout le confort moderne, avec une gigantesque salle de bains. Lorsque un aide-soignant lui apporte son plateau, elle le laisse sur la table. "Si nous restons là, elle court se cacher".

La peur d'être séparée de son blog ne la quitte jamais. Elle passe son temps assise, à écrire compulsivement des notes sur son lit. La malade anonyme n'a toujours pas prononcé la moindre parole. A Church'O'Dunes, il n'y avait pas l'ADSL ; on l'a installé à la fin de la semaine dernière. En espérant qu'à travers son carnet web, Blog-Woman finira par livrer les clés de sa vie…




(avec Libération. Photos X)

12 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Quelle bonne idée tu as eue là !
Je me suis régalée, ton texte est jubilatoire! Sans compter que le pseudo-romantisme de ce fait divers me laisse perplexe. Je ne serais pas étonnée que l'on découvre une belle mystification...

En attendant, Anitta, écris, écris, jusqu'à ce qu'un impresario te trouve, les cheveux humides, les lèvres entr'ouvertes sur un crayon mâchonné...

24/5/05 12:53 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Digne d'un roman contemporain !
C'est vraiment une idée géniale !
(et pas irréaliste pour deux sous en plus !)

Mais vas-tu t'y mettre, bougre de nom de D., à écrire un bouquin !
Et là, je crois que tu tiens même un fil tout à fait solide !
Je ne sais comment te persuader !

(au fait, je t'avais envoyé un e-mail)

Bravo !

24/5/05 8:44 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Chère Anitta, as-tu des enfants ? Est-ce qu'ils te ressemblent ?

Bon, tu vois que je ne suis absolument pas la seule à te réclamer le roman sur lequel je vais m'extasier, rire et pleurer pendant de trop courtes heures...

Au boulot, ma chère !

24/5/05 8:51 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bon ben j'ai la réponse. Des tours de magie, tu en connais ! Et des forts !
C'est excellent, Anitta. Vraiment. Je suis émerveillée et souriante pour toute la journée.

(Tu l'as envoyé à Libé, j'espère ?)

24/5/05 10:20 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

allez allez écris-le!

Nam-Nam

24/5/05 10:53 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Chapeau bas ! La reprise vaut l'original ! Comme le dit jujuly, j'espère que tu l'as envoyé à Libe !!!

24/5/05 1:22 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'adore. Je ne dirai qu'un mot : bravo.

24/5/05 5:19 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Que c'est bien fait ce texte... Mais pourquoi cette passion pour la question du "je" et de l'identité?

25/5/05 3:24 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Toujours autant de plaisir à te lire.

25/5/05 9:14 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

hé hé hé, même tes commentaires make my day !

26/5/05 9:08 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Extraordinaire ! Fantastique ! Inattendu ! Jubilatoire ! Une réussite, en un mot comme en cent !

26/5/05 3:16 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

On vient de re-trouver une femme qui rit seule devant l'écran de son macounet!!!

Elle rit et n'arrive plus à parler; nous ne comprenons pas ce qui lui arrive!?!?

31/5/05 3:24 PM  

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