15.2.05

Les orgues de la St-Glinglin.

Allez, je ne vais pas vous faire mariner plus longtemps ; de toute façon moi je suis nulle pour le suspense. Entre nous, ce n'est pas pour rien si Columbo est une de mes séries préférées ; avec lui au moins, on est tout de suite fixé sur l'identité du coupable. Après, tout n'est qu'affaire de déduction, et pour en avoir vu un certain nombre, sans trahir sa recette je me crois autorisée à vous révéler que l'inspecteur au cigare finit TOUJOURS par trouver l'assassin.

Alors, voilà la vérité : à H., le café des orgues est fermé chaque année en janvier (j'ai appris ça pas plus tard qu'hier). Quoi qu'il ait pu advenir de la ZX, notre équipée dominicale était donc vouée à l'échec, mais cette histoire me fiche un coup au moral ; voyez-vous, j'ai la réputation d'être toujours bien informée de ce qui se passe chez moi. Savez-vous qu'il m'arrive parfois de corriger à voix haute le carnet du jour de ce grand quotidien qui fait la pluie ou le beau temps dans ma région ?
– Mais c'est n'importe quoi ! C'est pas la Pharmacie Machin qui est de garde ce week-end ! C'est la Pharmacie Truc !
– Quoi, qu'est-ce que tu dis ? me demande Franck.
– Rien, rien. Pfff…

Pour l'heure, nos deux mécanos de la générale retournaient le garage en tous sens à la recherche de ces foutues pinces ; Sylvie et moi étions retournées faire du café, et avions retrouvé Louloute et ses petits amis avachis devant la télé.

Parler de Thierry sans évoquer ses frères n'aurait cependant guère de sens. Comprendrait-on, alors, l'esprit rebelle qu'il avait cultivé à leur fréquentation, et les complexes accumulés ?

Petit dernier d'une lignée de quatre, Thierry se distinguait d'abord physiquement de ses frères. Autant ces trois-là alignaient des carrures de basketteur et arboraient fièrement des moustaches, des barbes et des cheveux en-veux-tu-en-voilà, autant lui était glabre comme un sou neuf et n'astreignait pas son mètre-soixante-quinze aux mêmes séances de musculation que ses frangins.
– Je suis le fils du facteur, rigolait-il.
Et surtout, Thierry était parfaitement infoutu de tirer la moindre mélodie de quelque instrument que ce soit. Totale hérésie : comment lui, constitué pourtant de la même chair que ces virtuoses de la guitare qu'étaient ses frères, pouvait-il avoir si peu la musique dans le sang ?

Il n'y avait rien à faire : on aurait dit que la bonne fée s'étant penchée sur les berceaux de la fratrie avait délibérément ignoré le sien. Gorgés de talent, ses aînés vous reproduisaient les yeux fermés chaque chanson de Deep Purple à la note près, quand lui s'avérait incapable de taper du pied en mesure. A l'époque, dans la vieille ferme retapée où se dissipait notre jeunesse, le bœuf que tapait chaque week-end le trio aux dix-huit cordes laissait pantois ses spectateurs, et qu'y pouvions-nous si nos yeux étaient fixés en permanence sur la scène ? Croyez-le, il aurait fallu autre chose qu'un aimable rigolo comme Thierry pour nous distraire de Genesis, Jethro Tull ou AC/DC ! Le problème, c'est qu'après ça le trio se lançait dans des acrobaties musicales un peu trop obscures à mon goût, moi qui n'ai jamais été une grande fan d'acid-jazz. Mais qui aurait osé les critiquer ?

Quasi naturellement, une fois leur bac en poche, chacun des frères réussit brillamment le concours d'entrée pourtant réputé féroce de la meilleure école de musique belge ; tandis qu'à la même période, Thierry se démenait comme un fou pour décrocher son CAP. Est-ce seulement le fruit du hasard si le plus jeune des quatre fut aussi le premier qui ramena un vrai salaire à la maison ?

L'un après l'autre, au hasard de groupes éphémères et de disques confidentiels, ses frères quittèrent la région. Nul doute que s'ils ne l'avaient fait, c'est Thierry qui serait parti : la ville n'était tout simplement pas assez grande pour eux quatre – aujourd'hui, je sais que ses frères habitent à Paris, et qu'ils vivent toujours de la musique, en enregistrant les albums d'artistes plus connus qu'eux.


Quelquefois, il m'arrive de me demander ce qui se passe quand vous avez l'impression que vos aînés ont tout raflé sur l'autel du talent, ne vous laissant que des miettes. En fait, à voir Thierry fuir comme la peste tout ce qui ressemblait à un disque ou déclarer forfait lorsqu'on voulait l'emmener voir un concert, cette question m'a longtemps obsédée. Mais peut-être n'y-a-t-il pas de réponse ? Disons qu'en réaction au succès de ses frères au sein de notre petit cercle, Thierry avait fait des bouquins et des motos ses centres d'intérêt, et qu'ils suffisaient à son bonheur ; la musique n'était tout bonnement pas son truc, voilà tout. Et ce n'était pas lui faire injure que constater que sa seconde passion, après tout, lui avait valu de taper dans l'œil de ma sœur. Ces soirs-là, tant que le trio jouait ses classiques je dansais comme une folle dans l'étable ; ensuite je les abandonnais sans vergogne à leurs soli interminables et je retrouvais mon couple d'amoureux réfugié près du poêle, dans la cuisine.
– Ah c'est de la technique, hein ? lançait Thierry.
Puis débouchant une bière :
– Moi la technique, ça me gonfle ! Ch'suis le punk de la famille !
Et il émettait alors un rot du plus bel effet.


Foutu dimanche. Comme je l'ai dit, notre sortie avait du plomb dans l'aile, et elle est complètement tombée à l'eau quand Franck et Thierry nous ont annoncé qu'ils ne pouvaient rien faire pour la voiture (comptez pas sur moi pour les détails : j'étais à la compta, moi, pas à l'atelier). Mine de rien, ça m'a fichu un vrai coup au moral. Passe encore pour la pluie, le brouillard et la neige ; quand vient s'y ajouter l'ennui, moi je ne donne jamais cher de ma peau. Quant à prendre la Renault, fallait pas y compter : Franck en avait besoin, il était même déjà en retard.

Foutu dimanche. L'après-midi avait des couleurs pourpres, et j'étais tellement dépitée que je n'ai même pas eu l'idée de proposer une partie de Mille-Bornes à tout ce petit monde. Les grands ont laissé les jeunes devant la télé, et se sont réfugiés tous les trois au bureau, Thierry qui examinait nos livres et Sylvie qui m'installait son truc tout en minimisant l'événement.
– Demain matin je prendrai le bus, c'est pas grave.
– Hé ! Là tu… Fais gaffe, c'est fini !
– Non, regarde, ça télécharge toujours !
– Et c'est si facile que ça ton truc ?
– Oui, de toute façon si t'as un problème t'auras qu'à demander à Louloute. MSN, je suis sûre qu'elle connaît !
– Ah bon ? Elle m'en a jamais parlé, en tout cas.
– Ben c'est normal, tu lui laisses jamais l'ordinateur !

Foutu dimanche. On est redescendus s'affaler devant la télé, et on s'est fait prendre au piège, comme des imbéciles. Dans celui-là, figurez-vous que Columbo va coincer l'assassin à cause de petites pilules oubliées dans le coffre d'une voiture, et en fait il y avait un suspense terrible dans cette affaire, le meurtrier était descendu au garage avec un aspirateur et s'apprêtait à effacer la dernière trace de son forfait… quand les lumières se sont allumées. Fait comme un rat, huhuhu !

Foutu dimanche. Les heures se sont écoulées comme ça sans autre bruit que celui de la télé, après on a enchaîné sur une autre série dont j'ai oublié le nom, puis sur une autre, à un moment Audrey s'est redressée vers moi.
– Je peux m'asseoir à côté de toi, Tata Nitta ?




(photos X)

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