12.2.05

Et tu retourneras à la poussière.

Il y a les livres qui vous tombent des mains, et ceux qui vous sautent au visage. Incontestablement, Demande à la poussière appartient à la seconde catégorie – ce genre de livres qui ne vous laissent pas tranquille tant que chaque veine de leur inspiration n'a pas imprimé sa pellicule de bonheur au plus profond de vous. Pour moi, c'est facile : avant ce livre, je ne me souviens pas d'une lecture m'ayant occasionné un tel choc. Germinal, peut-être ?

Je ne vous ferai pas l'injure de prendre un air pénétré et d'en rester là, en me contentant d'esquisser un vague autant que mystérieux "Lisez et vous comprendrez" : ce livre est un trésor, et un trésor ne vaut que s'il est partagé ; tant pis si mes mains tremblent au moment d'écrire ces lignes, et tant pis si je laisse des traces de doigts sur le vernis du ce-qu'il-faut. Etes-vous du genre à gloser sur la couleur de la porte, quand s'ouvre le Paradis devant vos yeux fatigués ? Et quand il vous emmène jusque-là, exigez-vous du taxi qu'il vous rende la monnaie ?

Demande à la poussière, c'est l'histoire d'un petit crève-la-faim pas toujours sympathique qui, dans le Los Angeles des années Trente – hôtels borgnes, beuveries sordides, amours minables – veut devenir écrivain pour "rester en contact avec les grands de ce monde" ; le récit d'un jeune vaurien de 20 ans qui rêve de cette gloire littéraire qui lui vaudra, il en est sûr, d'avoir les femmes à ses pieds ; le roman, enfin, d'un fils de maçon ayant tout quitté pour réussir, et qui vit reclus dans sa chambre, à attendre que le génie frappe à sa porte : dès qu'il en sort, l'argent lui file entre les doigts comme la poussière qu'il a au fond des poches.

Et puis un jour, Arturo Bandini va rencontrer Camilla Lopez – le plus grand amour de sa vie, mais il ne le sait pas encore. Ces deux-là vont se griffer comme deux chats, lui le fils d'immigré italien qui vient boire des jus d'cauchette à cinq cents dans cette taverne infâme, et elle la petite serveuse mexicaine qui les lui apporte en dansant sur la pointe de ses espadrilles. Oui, ces deux-là vont se défier jusqu'à l'impensable, quand notre héros, un soir de colère, va traiter sa belle de "sale Métèque".

Hé oui je vous avais dit qu'il était pas toujours sympa l'Arturo ; hé oui, mais là, juste après, se trouvent cinq des plus belles pages du livre, où ce salaud magnifique explique en quelques paragraphes échappés du Ciel pourquoi cette abomination lui est venue aux lèvres. Cinq pages où il explique que cette insulte est d'abord un cri de honte, la honte accumulée par le rejet et l'exclusion vécus quotidiennement par un petit américain pauvre "dont le nom se termine par une voyelle" ; cinq pages qu'on devrait enseigner dans toutes les écoles, de Vitrolles à Orange, de New York à Moscou, de Bagdad à Gaza ou Jérusalem.

Bon vous lirez la suite, je suis pas là pour vous mâcher le travail ; comment ces deux-là feront un bout de chemin ensemble sans vraiment se rejoindre, comment ils se sépareront, s'aimeront, se détesteront à nouveau… Et comment Arturo Bandini deviendra un écrivain. Ne vous privez pas de ce plaisir : les mots lui coulent des doigts, il empile les pages, rivé devant, il ne peut plus se défaire de sa machine à écrire – le tremblement de terre de Long Beach, c'est comme si vous y étiez.

Demande à la poussière, c'est la tristesse le disputant à l'humour, l'intelligence entamant un bras de fer avec le talent, la poésie provoquant le réalisme en duel, chaque page comme un coup de poing au ventre ; la symphonie d'êtres perdus qui se cherchent et se fuient pour mieux se retrouver et se perdre à jamais ; un chef d'œuvre dont on voit la marque des coutures, les hésitations, les fausses pistes ; et cette vie, cette vie plus forte que tout qui finit par tout emporter sur son passage.

Dans la préface de l'édition française (sortie en 1986 chez Christian Bourgois éditeur, cette fois vous n'avez plus d'excuses), Charles Bukowski évoque en un texte court et plein d'humilité tout ce qu'il doit à John Fante. Tu m'étonnes. Hank Chinaski, c'est le petit frère d'Arturo Bandini ; un petit frère qui aurait abusé de la bouteille. Un peu trop peut-être ?

Je me souviens exactement du jour, que dis-je ? de l'heure exacte où j'ai découvert ce livre. D’ailleurs, tous ceux qui ont lu Demande à la poussière se souviennent exactement des circonstances par lesquelles ce bonheur leur est arrivé. Pour ma part, c'était chez Thierry ; dans cet appartement aux plafonds démesurément hauts dans lequel il vivait à l'époque où il a rencontré ma sœur.

Avec sa coupe de cheveux à hurler, qui surmontait une carrure de gringalet plus blanc qu'un linge, je l'ai tout de suite bien aimé, ce nouveau fiancé. Il était drôle, très drôle, d'un humour pince sans rire qui laissait s'avancer les sots et les prétentieux pour mieux les moucher d'une réplique ; et surtout je n'avais jamais vu ma Béatrice aussi entichée d'un gars comme ça avant lui. Il faut dire que dans la famille, les trois sœurs ont toujours été très difficiles (allez savoir, c'est peut-être ce qu'on nomme un trait ?).

C'était un soir de Carnaval tout ce qu'il y a de plus normal, la bande et le rigodon, la tournée des chapelles, les cafés encore ouverts au matin ; le jour commençait à poindre quand on est arrivés chez lui. Pour hésitante et avinée qu'elle devait être, je me souviens que la conversation était vive, et qu'entre deux chansons quelqu'un passait de la musique. On a dévié sur la Littérature, à cette époque tous les rêves nous étaient permis, à cette époque je vous jure que si les blogs avaient existé, le web n'aurait pas été assez grand pour qu'on vide nos tiroirs dedans.

A un moment, je me souviens avoir sorti toute fière de moi mon exemplaire chiffonné de 37°2. Alors, sous le regard brûlant de la frangine Thierry m'a conduit d'un pas lent jusqu'à sa chambre, a écarté le rideau mauve qui masquait un recoin de la pièce, et m'a montré les étagères de sa bibliothèque. Le Fante était là, à côté d'autres livres que j'allais lire plus tard, tout écorné et sale mais en un seul morceau.


Ouais, vous pensez si je m'en souviens. Je me souviens même que pour masquer l'odeur d'humidité, des bâtons d'encens fumaient dans la chambre ; cette même chambre où je devais retrouver le corps de ma sœur deux ans plus tard.




(photos X)

8 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Une de tes dernières notes ayant fait surgir en moi d'anciennes mélodies, je te laisse relire les paroles de celle qui résonne encore

Until the philosophy which hold one race superior
And another
Inferior
Is finally
And permanently
Discredited
And abandoned -
Everywhere is war -
Me say war.

That until there no longer
First class and second class citizens of any nation
Until the colour of a man’s skin
Is of no more significance than the colour of his eyes -
Me say war.

That until the basic human rights
Are equally guaranteed to all,
Without regard to race -
Dis a war.

That until that day
The dream of lasting peace,
World citizenship
Rule of international morality
Will remain in but a fleeting illusion to be pursued,
But never attained -
Now everywhere is war - war.

And until the ignoble and unhappy regimes
That hold our brothers in angola,
In mozambique,
South africa
Sub-human bondage
Have been toppled,
Utterly destroyed -
Well, everywhere is war -
Me say war.

War in the east,
War in the west,
War up north,
War down south -
War - war -
Rumours of war.
And until that day,
The african continent
Will not know peace,
We africans will fight - we find it necessary -
And we know we shall win
As we are confident
In the victory

Of good over evil -
Good over evil, yeah!

12/2/05 7:17 PM  
Blogger Ally a écrit...

Germinal c'est un de mes bouquins préférés ! Et pour une des rares fois, l'adaptation filmée est à la hauteur !:-)

12/2/05 9:48 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Fante... hou la la...
que de souvenirs! J'ai commencé par Demande à la Poussière et dans mon élan enthousiaste, enchaîné sur tous les autres.
Pourtant, va comprendre, je ne m'en souviens quasiment plus.
Merci de me donner envie de le relire!

13/2/05 4:27 PM  
Blogger Girl in a Throttle a écrit...

C'est vrai! Je dis lire ce bouquin...

14/2/05 10:00 PM  
Blogger *isadora* a écrit...

Il faut lire Fante, et aussi son fils, parce que dans cette famille-là, le talent est héréditaire :)

15/2/05 10:43 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ah oui alors ! John Fante !
Et la saga de Arturo Bandini, en grand frère du Chinasky Bukovskien...
Des histoires de Bunker Hill !

15/2/05 3:51 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je ne serai qu'un écho des autres voix en affirmant que je viens de prendre les références pour une prochaine lecture.

Merci de ta passion contagieuse.

16/2/05 12:02 PM  
Anonymous Anonyme a écrit...

C'est très curieux. Je me retrouve devant un texte écrit par quelqu'un que je n'ai jamais vu dont j ignorais l'existence il y a dix minutes et pourtant c'est comme si tu avais écrit ça pour moi. Merci.
Tu aimes Djian, Fante et Bukowski? Lis vite " Mémoires sauvées du vent" de Richard Brautigan. C'est paru chez 10/18 c'est pas cher et c'est sublime.

20/2/05 11:03 AM  

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