7.1.05

La famille Addams.

Accrochez-vous au clavier, et tenez-vous bien : ce matin, pour la première fois depuis des lustres, Louloute m’a adressé la parole.

Oui : Louloute – ma Louloute.

Je vous laisse réaliser la chose : jusqu'à présent, à part quand il y avait du monde autour de nous, son père par exemple ou un de ses copains, je n'avais droit qu'à de sombres borborygmes, des "Ouais" mâchouillés de mauvaise grâce si par hasard je lui demandais si ça allait, quand ce n'étaient pas juste ses yeux se levant au ciel ou ses lèvres serrées laissant échapper un effrayant soupir d'ennui.

Car il faut bien que je vous le dise, histoire que vous portiez un peu ma croix : ma fille est goth. Et si je ne connais pas grand chose à cette tribu, il faut croire que quand on est goth, il n'y a rien de plus honteux que d'avoir des rapports harmonieux avec sa mère.

Quand vous aurez un peu de temps à perdre ces prochains jours, laissez-moi donc vous raconter mes dix-huit ans. Car si je sais bien qu'aujourd'hui tout se vaut, mes foulards indiens ne protégeaient-ils pas mieux ma gorge, alors, que ces colliers de chien tout juste sortis de chez l'équarisseur dont s'affuble ma fille ? Dotée comme elle d'une magnifique paire d'yeux dans les tons noirs, avais-je besoin de masquer mon regard sous le khôl et le fond de teint ? Et ses cheveux, dîtes-moi : vous avez vu ses cheveux ?

Si je reconnais que mes amis de l'époque n'étaient pas tous issus de la fine fleur de la bourgeoisie locale, est-ce que je demandais à ceux d'entre eux qui portaient le kilt de venir m'attendre devant la maison de mes parents, au mépris le plus total de leur réputation ? Et la musique qui s'échappait de ma chambre, ne possédait-elle pas de vrais couplets, au contraire de celle de ses groupes à elle, qui semblent vouloir éradiquer toute idée même de mélodie ?

De grâce – je ne suis pas l'affreuse réac' que ces lignes pourraient vous laisser supposer : je tente de comprendre, voilà tout. Avec mes moyens, et mon niveau d'instruction à moi. Encore une fois, me serait-il jamais venu l'idée, une fois inscrite en fac, de proposer à mes petits camarades un exposé sur les tueurs en série ? Et si j'avais dû croire en quelque chose ou en quelqu'un, pensez-vous que Satan eût eu une quelconque chance avec moi ?

A l'époque, ce qui me faisait davantage peur que Satan c'était le regard de mon père, et j'aime autant vous dire que ce regard se dispensait de tout geste inutile. Je n'ose même pas imaginer sa tête si un jour j'étais rentrée comme elle avec un piercing dans le nez.

Ce matin, elle n'a prononcé que quelques mots tout bêtes, une petite phrase de rien du tout, style sujet-verbe-complément sans fioriture ni blabla (et pour la formule de politesse ne demandez pas la lune) ; mais vous ne pouvez pas vous imaginer combien ces mots me sont allés droit au cœur. Allez savoir me suis-je dit, peut-être que ma petite fifille adorée ne se fiche pas complètement du sort de sa vieille maman ?

Et ça m’a d'autant plus touchée que la veille, la fifille en question m’avait occasionnée une de ces crises de furie dont j’avais oublié à quel point j'étais capable (je me suis promis d'en parler à mon docteur) ; j'étais tellement vénèr que j’ai failli appeler ma sœur sur le champ. Jusqu'à ce que je me souvienne qu'elle était en vacances dans l'hémisphère sud, et que mes épanchements téléphoniques auraient bien risqué de mettre la famille Addams sur la paille.

Je vous résume l'affaire. Hier, profitant de ce que Thierry et mon mari réécrivaient l'histoire d'EDF-GDF de 1946 à nos jours, j'avais obtenu d'un "Ouais" (formulé avec la chaleur que vous devinez) que Louloute prépare avec moi le waterzoï du lendemain. Pendant que nous maltraiterions ce pauvre poulet, me disais-je, ce serait bien le diable (hu hu !) si je n'arrivais pas à lui glisser deux mots sur mon Réveillon de janvier – autour duquel j'envisage de réunir les tourtereaux que je me suis jurée de présenter l'un à l'autre.

Or, nous n'avions pas découpé les légumes ni échangé deux phrases qu'une corne de brume mit bruyamment en alerte la Côte d'Opale ; las, ce n'était ni un tremblement de terre ni un incendie – seulement ses copains venus la chercher. Naïve comme je suis, j'ai cru qu'elle déclinerait poliment l'invitation du garçon roux en kilt qui menait la délégation, et préfèrerait éplucher les pommes de terre avec moi – mais tiens : en cinq secondes chrono Madame était sortie.

C'est là que je me suis mise en colère.

Bien sûr, je ne devrais pas écrire ça, je suis sa mère et j'aime ma fille ; mais quand elle est passée devant moi avec ce petit sourire narquois et qu'elle m'a toisée d'un regard de défi, si, à cet instant-là, un ange descendu du ciel m'avait demandé de choisir entre (par exemple) continuer à subvenir à ses besoins ou consacrer la même somme à l'aménagement de ma salle de bains… je crois que j'aurais couru comme une dératée chez Leroy Merlin.

Repoussant à plus tard la découpe de mon poulet, c'est avec une rage froide dont je me suis surprise moi-même que j'ai ramassé les affaires qu'elle avait laissées dans l'entrée, les ai remontées d'un pas ferme dans sa chambre et les ai jetées sur son lit. Non mais !

Et donc, pour vous finir l'histoire, ce matin elle arrive comme une fleur dans le bureau où je prends mes cours d'html depuis quinze jours ; et sans que j'aie le temps de me retourner, me propose de s’occuper d'Audrey et Jérémy lors de mon fameux réveillon.
– Vous mangerez dans le salon, elle a dit. Et nous quatre on pique-niquera dans la salle de jeux avec Julien.
Croyez-le ou non, j'étais tellement soufflée d'entendre le son de sa voix que je suis restée la gorge nouée, totalement muette. Etaient-ce les séquelles de ma presque fracture du crâne de la veille ? Quand j'ai enfin retrouvé le sens de la parole, elle avait disparu.
– Ah ben euh oui d'accord si tu veux tiens pourquoi pas…?




(installations Pol Willems)

1 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Anonymous Anonyme a écrit...

Ah la joie d'avoir des enfants :
Les deux premiers mois, ils nous reveillent 2x pour manger la nuit (quelle idée, la nuit est faite pour dormir).
Pendant les années d'école (maternelle et primaire), tout ce que dit la maîtresse est vrai, bien plus que ce que dit maman : "mais la maîtresse à dit ...".
Les années d'adolescence : dur dur, ils se croyent adultes et invulnérables et ont pourtant encore tant de choses à apprendre. Nous devons lâcher la bride et les laisser libres, mais nous tremblons tous les jours.
Arrive l'année du bac avec ses angoisses, et que faire après ? Sans parler des premiers amours. Ils ont le chic de préférer celui ou celle que justement nous ne préférerions pas ! Si avec tout cela en plus il y a des problèmes de communication, c'est le bouquet.

Et pourtant, pour rien au monde, même en toute connaissance de cause, on n'aurait voulu passé à côté de tout cela.

Faut-il en déduire que nous sommes maso ? Non, je crois que nous aimons tout bonnement énormément nos enfants. Et je suis sûre aussi qu'ils nous aiment, mais ils ne l'expriment pas forcément à la manière à laquelle nous voulions l'entendre.

Bon courage Anitta.

De la part de Mme A. de M. (je pense que tu me reconnaîtras).

8/1/05 11:50 AM  

<< Home