8.1.05

37°2 le soir aussi.

Le problème avec Thierry, c'est qu'une fois qu'il a un coup dans l’aile, on comprend plus rien à ce qu'il raconte – un peu comme s'il avait une patate chaude dans la bouche.
– Ouais, chais bien, me répond-t-il d'une voix traînante quand je lui dis que ça m’énerve. Mais un ch'ti qu'aime pas la bière, eh ben… C'est pas un ch'ti !

Tout le monde vous le dira : un bon waterzoï se prépare la veille, pour lui faire rendre sa graisse. Vous faites suer à feu doux votre julienne de légumes dans une cocotte pendant un quart d'heure ; une fois qu'elle est tendre vous enfouissez vos morceaux de poulet au milieu ; vous mettez à feu moyen pendant dix minutes, et vous ajoutez sel, poivre, et un litre de bouillon. Après vous n'avez plus qu'à laisser mijoter une petite heure – jusqu’à ce que la chair du poulet se détache toute seule. Fastoche, non ?

Quand j'ai rejoint mes hommes au salon, je leur ai charitablement apporté quelques cacahuètes.
– Allez, prends un ch'ti d'mi avec nous ! a proposé Thierry. I't'f'ra pas de mal, çui-là !
Et comme je ne l'avais pas attendu pour :
– Eh d'donc toi… J'croyais qu't'étais malade ?

Admettons. Admettons que par le plus grand des hasards vous passiez dans ma rue. Admettons que, levant les yeux en l'air, vous voyiez de la lumière, et que la porte de devant soit entrouverte. Admettons qu'enhardi par l'avalanche de confidences faussement joyeuses qui précède vous choisissiez d'entrer, pour venir vous asseoir aussi délicatement que Thierry – votre jean plein de plâtre et de tâches dont seule une analyse ADN saurait déterminer la provenance, et encore – sur mon canapé. Ça y est, vous êtes bien installés ? Alors voilà : si vous dîtes seulement la moitié du quart de ce qu'il vient de me dire, je vous étripe. Vu ?

Seulement, lui c'est Thierry, et Thierry peut tout se permettre ou presque avec moi. Même d'avoir un coup dans l'aile à même pas huit heures du soir. Bon, je passe sur ses bêtises et je me mets en tête de leur raconter mon histoire.
– Eh les garçons, vous allez rire… Cette nuit j'ai fait un rêve avec des singes, et vous étiez tous les deux dedans !
– Où c'est qu't'as vu d'singes ici toi ? me demande Thierry.
– C'était drôle, hihi ! Enfin, ça faisait un peu peur, au début. Vous voulez que je vous raconte ? Alors d'abord, la cuisine donnait sur une grande terrasse avec un balcon, et…
– Ah bon ! Y-a un' terrasse dans t'cuisine maint'nant ?
– Naaan, c'était dans mon rêve ! Et là, y-avait deux singes…
– Oui, j'la connais celle-là, m'a coupée Thierry.
– Mais tu ne peux pas la connaître, puisque…
– T'connais celle vec l'éléphant ?
– Non, j'ai dit. Mais je…
– Au fait, j'ai oublié d'te d'mander ! il a continué.
Il s'est tourné vers mon mari :
– J'tendu dire qu'vec l'nouvelle grille d'salaires on allait tous êt' augmentés. C'vrai ça ?

Dans ces coups de temps-là, aujourd'hui je ne me tracasse plus. Tu seras grande ma fille, tu seras forte ; tu serreras tes poings s'il le faut, mais jamais, jamais tu m'entends ? tu n'iras pleurer dans un coin en prétendant que personne ne t'écoute. Agis plutôt avec doigté. Pose ton verre sur la table comme si tu allais revenir, et laisse tes amateurs de bière deviser sereinement sur l'état du syndicalisme au sein des industries électrique et gazière. Pourquoi n'irais-tu pas te passer un peu d'eau froide sur le visage ?


Je sais que ça vous paraîtra ridicule, mais au fil des mois ma salle de bains est devenue un VRAI problème, pour moi. Je vous passe l'état de la faïence, des robinets, l'absence d'un mitigeur digne de ce nom dans la pièce – et quand je dis pièce je me comprends. Car mon drame est là : ma salle de bains est scandaleusement petite. Chez moi, rien qu'avec les placards que l'ancien proprio a installés au dessus de la baignoire, prendre sa douche sans se cogner la tête est une épreuve digne de Fort-Boyard.

Mon projet ? Casser le mur avec la chambre voisine, et tout rebâtir de zéro. La salle de bains de mes rêves ? Du lavabo à l'armoire à pharmacie, une piste de skate-board ; sur le fil à linge tendu d'un bout à l'autre, les maillots d'une équipe de foot toute entière ; et au milieu, une immense baignoire ronde avec des plantes vertes tout autour. Ah, et si on pouvait aussi me réhausser un peu le plafond, que je fasse pousser un palmier…

Je rêve, je sais bien.

Pour réaliser ces travaux, non seulement j'ai besoin de dix ans de salaire devant moi, mais en plus il faudrait que mon maçon soit le petit cousin d'Harry Potter.

Thierry est mon petit frère, enfin presque ; longtemps, il a été le fiancé de ma sœur cadette ; pas celle qui compte actuellement les moutons en Nouvelle-Zélande – l'autre.

Resté célibataire, ce ch'ti de souche traîne sa carrure de sandwich SNCF vers une quarantaine un peu négligée, disons. Depuis une quinzaine d'années, il occupe la fonction d'agent spécialisé dans les petites interventions (dans le contexte actuel, un métier en voie d'extinction). Plus blanc qu'un cachet d'aspirine, il est aussi habile de ses mains que peut l'être McGyver, avec qui il partage une coupe de cheveux (court devant, long derrière) à hurler de rire : quand il danse, on jurerait John Travolta dans Pulp Fiction.

J'ai rencontré mon mari grâce à lui.

C'est un ami de la famille, d'autant qu'il est motard lui aussi. Mais que ses doigts usés par les coups de marteau, sa voix embrumée par les gitanes filtre et ses manières un peu frustes parfois ne vous trompent pas : il a chez lui des kilomètres de livres fantastiques. Il y a une vingtaine d'années, quand toute fière de moi j'avais exhibé de mon sac le 37°2 le matin de Philippe Djian, sans un mot il s'est dirigé vers ses étagères et m'en a sorti deux bouquins : Le journal d'un vieux dégueulasse et Demande à la poussière.
– J't'les don', il a fait (il devait avoir un coup dans l'aile, déjà).

– Allez viens, il fait quand je redescends. On sort, ça t'dit ?
– Allez-y tous les deux, j'ai répondu. Moi j'ai mis un bain à couler.

Aaaah, ce que j'aime prendre un bain ! Si ça ne tenait qu'à moi j'en prendrais trois par jour. C'est à ce moment-là que, si ma petite sœur n'avait pas été en train de ramasser les kiwis à la pelle, je l'aurais appelée, histoire de parler. Soudain, au beau milieu de mes plans sur la comète, je me suis levée d'un bond. Quelque part, il était écrit que cette soirée ne serait pas la mienne.
– MON POULET ! j'ai hurlé.




(photos X)

4 PETIT(S) COMPRIMÉ(S):

Blogger Ally a écrit...

Beurk la bière !

9/1/05 2:26 AM  
Blogger Ally a écrit...

Sympa le "coupage" de parole lol.

9/1/05 6:23 PM  
Blogger Ally a écrit...

jolie la photo du "Sort Hat" ;o)

10/1/05 12:04 AM  
Anonymous Anonyme a écrit...

Ca fuse. C'est (très) drôle. Merci Annita. Mon admiration pour que tu ne perdes pas ta belle énergie.
Rock on !

et à très bientôt
-Alex-

14/1/05 8:50 AM  

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